"L’enseignement laïque du fait religieux" (CLR, 24 av. 18)

P. Kessel : "Distinguer connaissance et croyance, c’est le fondement même de l’école publique" (Colloque du 24 av. 18)

Patrick Kessel, président d’honneur du Comité Laïcité République. 22 mai 2018

Enseignement laïque du fait religieux, l’intitulé de ce colloque ne va pas de soi. Certains amis, tel Henri Peña-Ruiz, s’en sont étonnés, faisant valoir que nous aurions dû élargir le sujet à l’apprentissage des humanités, à l’enseignement des différentes formes de spiritualité ou encore à l’apprentissage de la liberté de conscience.

Ces remarques sont parfaitement légitimes. Le choix de l’intitulé ne préjuge pas de la position qu’adoptera le Comité Laïcité République le moment venu. Il tient en fait à l’actualité puisque c’est en ces termes que le Président de la République a lancé le sujet à l’occasion de son discours des voeux aux autorités religieuses. Dans la foulée, le ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer, a décidé d’inscrire ce thème à l’ordre du jour du Conseil des sages. Il nous est donc apparu nécessaire d’échanger ensemble autour du thème tel qu’il se trouve posé.

Rappels historiques

Le sujet n’est pas nouveau. Le 14 mars 2002, Régis Debray remettait son rapport, L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, que lui avait commandé Jack Lang, alors ministre de l’éducation nationale. Dans la préface, le ministre, prudent, anticipait les inquiétudes en fixant un cadre : « Une école authentiquement et sereinement laïque doit donner à chaque élève accès à la compréhension du monde... Les professeurs donnent à la connaissance des religions sa juste place dans le cadre des disciplines existantes, non dans celui d’une hypothétique nouvelle matière scolaire... Sans privilégier s’entend telle ou telle option spirituelle, en s’écartant délibérément de tout enseignement religieux. Ils abordent les religions comme éléments marquants, et pour une large part structurante de l’histoire de l’humanité, tantôt comme facteurs de paix et de modernité, tantôt fauteurs de discordes, de conflits meurtriers et de régression », écrivait-il.

Ces précautions ne suffirent pas à rassurer pleinement la vieille garde laïque qui en avait vu des tentatives pour contourner la séparation des églises et de l’école de la République. Guy Georges, personnalité du syndicalisme enseignant qui vient de nous quitter, estimait que les programmes d’histoire-géographie du lycée témoignent d’une présence importante de l’histoire des religions. « L’école enseigne le fait religieux comme M. Jourdain faisait de la prose », disait-il.

Serait-ce insuffisant ? Mal fait ? Les enseignants pas assez bien formés ? Ainsi que l’évoque souvent Jean-Louis Auduc, on devrait aussi regretter la quasi-absence de formation des enseignants à la laïcité et à la liberté de conscience, tout particulièrement dans les filières techniques. Pourquoi se focaliser sur la question du déficit de connaissances des élèves de l’enseignement public en matière d’histoire comparée des religions ? Les lacunes relevées se posent-elles de façon prioritaire sur cette matière ? On sait qu’un nombre conséquent et même croissant d’élèves intègre la sixième sans maîtriser correctement la lecture et l’écriture. « N’est-ce pas un enjeu bien plus important pour l’avenir que d’assurer ce minimum à tous ? » écrivait en avril 2003, Louis Astre, ancien dirigeant de la FEN, fondateur du CLR.

Et puis, s’il ne s’agit que de réaménagement de programmes et de formation des enseignants, on ne peut que s’interroger sur les raisons qui ont conduit un ancien ministre à commander ce rapport au philosophe et un Président de la République à reprendre le projet à son compte.

Un débat dans le débat

Pour les défenseurs de la laïcité, il n’y a pas de sujet tabou dont on ne devrait pas instruire les élèves. Si l’objectif est d’élargir la culture générale pour mieux comprendre la marche de l’Humanité, pour que les élèves puissent se donner librement les réponses aux questions du sens, qui s’en plaindrait ? L’histoire des religions fait partie des savoirs nécessaires à tout citoyen pour comprendre le monde qui l’entoure, qu’il s’agisse des idées, de la littérature, de la peinture, de la musique, de l’architecture, des moeurs ... et aussi du pouvoir.

L’intitulé du projet reprend le terme de « fait religieux ». Il est essentiel d’en préciser le contenu car le diable pourrait bien se cacher une nouvelle fois dans les détails. Pour un croyant, un « fait religieux » relève du dogme et ne saurait être contesté. Pour un non croyant, un fait religieux n’accède à la dimension de « fait » que dans la mesure où il s’inscrit dans le déroulement de l’histoire.

Les laïques ont toujours voulu bien distinguer le registre de la connaissance de celui de la croyance. C’est le fondement même de l’école publique. Penser et croire sont de nature irréductiblement différente. Ce principe d’évidence n’est pourtant pas partagé par tous. Et si nous n’en sommes heureusement plus à l’époque où l’Église envoyait Giordano Bruno sur le bûcher, le Pape Jean-Paul II expliquait qu’il y aurait une façon chrétienne d’enseigner les mathématiques ! Le débat n’est donc pas clos. Et il convient de bien clarifier les enjeux.

Enseigner l’histoire des religions, c’est commencer par enseigner l’histoire des grandes religions aujourd’hui disparues, de l’Égypte antique ou de Babylone dont certains mythes, comme le Déluge, ont inspiré la Genèse, la religion Zoroastre ou celle d’Akhenaton qui ont approché le monothéisme, comprendre comment a été inventée la citoyenneté dans l’Athènes des Ve et IVe siècle avant notre ère ou dans la Rome du premier au IIIe siècle ou encore la religion civile américaine.

C’est enseigner les fondements de la « nouvelle alliance », le sens du sacrifice, la charité, l’amour du prochain, le péché, le paradis tout en mentionnant que Jésus était juif. À condition d’enseigner aussi l’Inquisition, les bûchers, l’Index, la Croisade des Albigeois, l’éradication des Cathares, la Saint-Barthélemy, la conversion forcée des Indiens d’Amérique, l’excommunication des députés ayant voté la loi de 1905, l’engagement de l’Église auprès des déshérités et des immigrés, sa lutte contre le communisme mais aussi les complicités de la hiérarchie catholique avec des régimes comme ceux de Pétain, de Franco, de Salazar, de Pinochet ou de la junte militaire argentine.

C’est enseigner l’islam, l’histoire de Mohamed son prophète, les courants de la nouvelle religion révélée et leurs confrontations internes, toujours d’actualité, ses conquêtes, le raffinement de sa culture à certaines époques mais aussi la situation faite aux femmes, les massacres des homosexuels et apostats, le sort fait aux autres religions et aux athées dans des pays où l’islam est religion d’État.

C’est enseigner la sagesse du bouddhisme mais aussi ses intolérances et parfois ses violences à l’égard des musulmans dans certains pays asiatiques.

L’histoire de l’humanité est ponctuée d’une multitude de « faits » inspirés par une croyance religieuse. La manière de les exprimer sous-tend un choix bien éloigné des certitudes de la foi, disait Guy Georges. Marcel Pagnol l’avait aimablement relevé à propos de Jeanne d’Arc : « Avait-elle entendu des voix, ou cru entendre des voix ? Elle a dit qu’elle avait entendu des voix ! »

Quelles motivations derrière le projet ?

Les plus conservateurs de l’Église qui n’ont jamais accepté la loi de séparation, par une subtile politique des petits pas, de la loi Debré à la loi Carle, sont parvenus à contourner la loi de séparation qui stipule que la République ne « subventionne » aucun culte, au point d’obtenir la parité des financement publics entre l’école publique et l’école confessionnelle. Nul doute que la hiérarchie catholique n’a pas abandonné l’idée de réinvestir pleinement le contenu des enseignements. D’aucuns nourrissent même le projet d’étendre, sous une forme nouvelle, le concordat à l’ensemble du territoire ainsi que le révèle Michel Seelig [1].

Y aurait-il un objectif politique derrière cet intérêt pour l’enseignement du fait religieux ? Faudrait-il y déceler un lien avec la volonté du Président de « réparer le lien abimé entre l’Église et l’État » et de contribuer au retour du religieux dans la politique ? L’inquiétude serait alors de mise car c’est la paix civile qui, à terme, serait menacée.

S’agirait-il plus vraisemblablement de « calmer les élèves musulmans des banlieues », demandait un enseignant à Régis Debray à l’occasion d’un colloque organisé après la remise de son rapport. Et le philosophe répondit : « Mais, bien sûr, c’est bien de cela qu’il s’agit ». Quinze ans plus tard, cette question est plus que jamais d’actualité. Ce n’est pas le lieu de poser le sujet de « l’islam de France » ou de « l’islam en France », mais chacun a présent à l’esprit la question de l’intégration du culte musulman dans le cadre républicain. Ou plus exactement des musulmans comme citoyens parmi les citoyens avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Il est évident que certains instrumentalisent le sujet afin de remettre en cause la loi de séparation des églises et de l’État pourtant déjà largement contournée par des accommodements prétendument « raisonnables ».

L’argument évoqué tiendrait au fait que l’islam en 1905 était sous-représenté dans la population et qu’on n’avait pas consulté ses représentants du culte ! Il conviendrait de la « renégocier » ! C’est oublier que cette loi n’est pas le fruit d’une négociation entre l’État et l’Église, mais d’un débat, au demeurant vif, entre républicains. Et qu’il fallut un an de travaux à l’Assemblée pour aboutir à ce qui est une loi d’équilibre.

La question de l’organisation de l’islam en France ne saurait donc légitimer une modification de la loi de séparation que certains revendiquent ouvertement au profit d’une vision néoconcordataire. L’intention évoquée par Régis Debray est louable. Est-elle aujourd’hui politiquement pertinente alors qu’il faut constater la montée des identitarismes en milieu scolaire ? Une enquête auprès d’enseignants, réalisée par Ipsos et publiée dans Le Point en octobre 2017 montre la gravité de la situation. Dès lors, on peut se demander si le remède ne risquerait pas d’intensifier le mal. 40 % des enseignants interrogés disent constater une radicalisation religieuse dans les écoles. Un tiers est confronté à des atteintes au principe de laïcité, 50 % en zone sensible. Un tiers fait face à une remise en cause des contenus et 42 % évoquent des cours perturbés. 30 % en viennent à pratiquer une certaine autocensure et 40 % optent pour une attitude « modéré ». Enfin 63 % d’entre eux déclarent que les préjugés antisémites sont très répandus en zone sensible [2].

On imagine difficilement dans ce contexte un enseignement laïque du fait religieux quand il est impossible dans certaines classes de seulement évoquer la Shoah ! Ne risque-t’on pas de cristalliser davantage les communautarismes et de renvoyer plus encore les enfants aux déterminismes de leurs origines ? Et d’accroître les situations conflictuelles auxquelles les enseignants bien démunis ont de plus en plus de mal à faire face ?

Dès lors, ce n’est pas d’un surplus d’enseignement laïque du fait religieux dont l’école a prioritairement besoin, mais d’être remise debout, sur ses colonnes, réinstituée selon l’expression de Charles Coutel [3]. Instruire les enfants des savoirs fondamentaux qui leur permettront plus tard de penser par eux-mêmes. De ce point de vue, je veux saluer certaines initiatives du ministre Blanquer qui vont dans le bon sens. Remettre l’école au coeur de la République parce que, dans la filiation de Condorcet, elle a mission de préparer tous les enfants, quels que soient leurs origines, leur couleur, les convictions de leurs parents, à devenir des femmes et des hommes libres, égaux et responsables, les citoyens de demain. À faire peuple. L’école laïque n’est pas le lieu où cohabiteraient des communautés d’enfants aux droits différents mais le lieu « sacré » de la République où l’on enseigne l’universel. C’est bien le sens de la transcendance républicaine et la mission de la laïcité.

Tel est le message que le Comité Laïcité République souhaite apporter au débat qui ne fait que s’ouvrir.



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