Livre

Marianne toujours ! de Patrick Kessel. "Le récit personnel de plus d’un demi-siècle au service des principes que le Grand Orient partage avec la République"

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 27 décembre 2021

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Magritte m’a inspiré. "Ceci n’est pas une pipe". Ceci n’est pas un livre d’histoire. Ni une thèse philosophique sur la Franc-Maçonnerie, ses rites, ses grades, ses mystères. Pas davantage un ouvrage de révélations croustillantes sur la confrérie des Trois Points. Il s’agit d’un témoignage, le récit personnel de plus d’un demi-siècle au service des principes que le Grand Orient partage avec la République : la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, la Laïcité. Du cheminement d’un homme qui fut en son temps le plus jeune maçon du Grand Orient puis son plus jeune Grand-Maître, ce qui n’en fait pas un titre de gloire mais peut éclairer l’évolution de la vision du monde d’un étudiant contestataire devenu franc-maçon, journaliste, conseiller ministériel, directeur d’une agence d’information, en quête permanente d’émancipation. Il s’agit de relater comment se sont mêlés en cinquante ans les fils de ma conscience philosophique, politique et maçonnique. D’essayer de dire, en évoquant la vie vraie, en quoi le parcours initiatique, loin des fadaises mystiques, a pu m’aider à construire le temple en moi. À mieux comprendre qui dit je en moi. À bâtir ma vie en essayant d’être toujours un peu plus libre des dogmes, des certitudes et aussi de moi-même ! Comme l’écrivait Montaigne, "je suis moi-même la matière de mon livre".

Il y a sans doute de nombreuses autres voies pour construire un homme. Celle-ci, je la connais car c’est la mienne même si elle doit beaucoup aux autres. Elle m’a offert l’immense bonheur de découvrir des femmes et des hommes de grande qualité intellectuelle et humaine. Et d’élargir mon regard au-delà de ce que voient les yeux de ma propre culture.

Je parle d’une vie d’homme engagé dans une Franc-Maçonnerie engagée dont Régis Debray, qui n’est pas franc-maçon mais la connaît bien, a pu écrire qu’elle est "la conscience de la République".

L’idée de ce témoignage m’est venue à l’occasion de mon jubilé maçonnique. Cinquante années d’un parcours labyrinthique au sein des Loges et des Chapitres du Grand Orient et de nombreuses autres obédiences, en France et de par le monde, cela se fête me disaient certains amis. Je ne suis guère friand de ce genre de festivités formelles mais, à y réfléchir, c’était l’occasion d’interroger des décennies d’engagement.

J’ai donc plongé mon regard dans le rétroviseur à la recherche du temps passé qui vit toujours, des amis disparus mais toujours présents dans mon cœur. Je suis parti sur les traces de mon cheminement à la fois intérieur et extérieur, à l’instar des compagnons du Tour de France qui parcourent le pays de chantier en chantier. Les souvenirs ont émergé, parfois sortis des limbes, petits et grands, jusqu’à constituer un kaléidoscope faisant tourner le manège des associations d’idées. Tantôt étudiant, tantôt journaliste, tantôt conseiller ministériel, toujours citoyen, toujours franc-maçon.

À Santiago du Chili pour ouvrir clandestinement sous Pinochet la première loge de la Résistance, à Shanghai sur les traces du jeune Tchang arrêté par la dictature chinoise, en Iran en quête des derniers francs-maçons pourchassés par la République islamique, au Portugal pendant la Révolution des Œillets dont certains dirigeants du Mouvement des capitaines devinrent d’éminent francs-maçons, en Mai 68 à la Sorbonne, à La Havane, capitale du seul pays communiste à tolérer une obédience maçonnique, en Argentine éprouvée par la junte antisémite et antimaçonnique, à Paris libéré le 10 mai 1981 en liesse sous l’orage purificateur puis au restaurant Goldenberg de la rue des Rosiers, le jour où avec mon frère nous échappâmes à l’attentat, à Jérusalem où je rencontrai Yitzhak Rabin et Shimon Perez, à Gaza où je m’entretins avec Yasser Arafat, en Afrique, à Prague pour la réouverture des Loges, à Auschwitz avec mon père rescapé de ce camp de la mort et une imposante délégation de toutes les obédiences européennes, partout et toujours résolument engagé contre la résurgence des totalitarismes.

Au fil des décennies, avec d’autres frères, nous avons bataillé contre certains conservatismes et œuvré en faveur de l’entrée des femmes au Grand Orient. Sans oublier l’expérience de ma Grande Maîtrise avec en premier lieu l’ancrage du Grand Orient en faveur d’une laïcité sans qualificatif quand d’autres font les yeux doux à la "laïcité nouvelle" et au communautarisme. Avec le lancement des grands chantiers de la réforme interne, dérangeante pour l’establishment, qui suscitèrent quelques remous au sein de l’exécutif, celui-ci préférant, à peu de voix près, ne pas renouveler mon mandat. Mais le Convent, le Parlement qui rassemble les délégués de toutes les loges, votera mon rapport moral à près de 95% validant très largement mon bilan. Le Convent, dans son élan, refusera d’installer le candidat retenu par le Conseil. Ce sera la crise. Une des plus graves de l’histoire de l’obédience, légitimité parlementaire et légitimité de l’exécutif s’opposant avec vigueur. Un moment éprouvant qui s’achèvera par le renvoi de tout le Conseil de l’Ordre et la mise en place d’un exécutif provisoire que le frère Gaston Costeaux, un homme du Nord, rigoureux, socialiste et laïque, mènera avec rigueur au terme de sa mission, permettant au Grand Orient de reprendre son chemin.

Je n’ai pas cherché à mettre trop d’ordre dans ce flot de souvenirs jailli tel un magma incandescent. Les historiettes se mêlent aux expériences, les témoignages aux hasards, les souvenirs aux analyses, dans un temps non linéaire. Les blessures ont cicatrisé. Je n’ai pas souhaité accorder de place aux polémiques, aux oppositions qui ont pu, à certains moments, donner le sentiment que l’assemblée générale du Grand Orient avait pu ressembler davantage à un Congrès de parti politique qu’à une association philanthropique, philosophique et fraternelle. Le temps a fait son œuvre. La plupart des protagonistes de ces heures difficiles ont retrouvé deux à deux la voie de l’amitié. Ce qui n’efface pas la mémoire de certaines tribulations et parfois même de turpitudes. Et moins encore le sentiment d’avoir fait ce que je devais dans l’intérêt du Grand Orient et des valeurs qu’il défend. Fidèle à l’adage : "Fais ce que doit et advienne que pourra".

La Franc-Maçonnerie demeure une association de femmes et d’hommes parfois exceptionnels, souvent de grande qualité humaine, généreux, désintéressés, des chevaliers des temps modernes au service de l’idéal des Lumières, parfois navrants, voire pitoyables. Des êtres humains avec leurs qualités et leurs défauts que l’initiation n’a pas mécaniquement transformés. Car il n’y a que dans les livres d’enfant qu’on transforme à coup sûr le plomb en or. Les maçons qui ont sérieusement travaillé sur la légende d’Hiram, le maître architecte du Temple mort sans divulguer un secret qui, au demeurant, n’existe pas, ne sont pas en quête de pouvoir. Ils évitent le dérisoire et les idoles. Ils savent, au moins depuis Montaigne, que sur le plus beau trône du monde, on n’est jamais assis que sur son c., une devise que devraient reprendre les grades subliminaux de tous les rites.

Mais pour l’immense majorité des sœurs et des frères, la Franc-Maçonnerie est une fraternité à vivre ici et maintenant. C’est à toutes celles et tous ceux qui m’ont permis de partager de tels moments d’amitié et de complicité, qui ont contribué à donner sens à ma vie, que je dédie cet opuscule.

Ce dédale de témoignages, de souvenirs dans lesquels certains se reconnaîtront, se propose de transmettre aux nouvelles générations le message d’optimisme et de confiance dans l’intelligence humaine que porte la Franc-Maçonnerie. Une intelligence, moteur des connaissances et de l’émancipation depuis l’aube de l’humanité, qu’il convient plus que jamais de mettre au service de la construction d’une société plus juste et plus éclairée, selon la formule consacrée, dont les francs-maçons savent qu’elle demeurera inachevée. Là réside probablement le plus intime des secrets de la Franc-Maçonnerie.

La conférence de mon jubilé s’est tenue le 10 avril 2019, en présence du Grand-Maître du Grand Orient de France, Jean-Philippe Hubsch, des anciens Grands Maîtres Gilbert Abergel et Philippe Foussier tandis que plusieurs anciens Présidents du Conseil de l’Ordre, Guy Arcizet, Alain Bauer, Bernard Brandmeyer, Philippe Guglielmi, Christophe Habas, Jacques Lafouge, et Jean Verdun, ancien Grand-Maître de la Grande Loge, m’avaient adressé un message fraternel. De nombreux Conseillers de l’Ordre, des dignitaires d’obédiences amies, des vénérables de Loges, de nombreux Frères et Sœurs, pour certains amis depuis des décennies, étaient présents.

C’était le second jubilé que ma Loge organisait, le premier ayant eu lieu pour les 50 ans de Franc-Maçonnerie d’Henri Caillavet, fondateur de la Loge République, qui demeure un exemple d’engagement maçonnique et républicain. Franc-maçon depuis 1935, Résistant, député, sénateur, plusieurs fois ministre, inlassable combattant des libertés, il me hissait sur ses genoux, gamin, lorsqu’il rendait visite à mon père et me racontait qu’enfant, il sautait de la même façon sur les genoux du Maréchal Joffre, héros de la première guerre mondiale, franc-maçon qui participa au Convent de 1919 avec son cordon maçonnique liseré de tricolore.

Prendre la parole à l’occasion d’un jubilé est doublement périlleux. Surtout s’il s’agit du sien ! Le risque était grand de céder à l’éloge funèbre. Même si chacun est probablement le mieux placé pour parler de lui-même, l’idée me semblait pour le moins bizarre ! Et de surcroît, j’avoue ne pas être franchement pressé ! L’autre écueil aurait été de céder au péché d’orgueil à trop parler de soi. Mais il faut bien en prendre le risque, sinon qui le ferait ?

L’intérêt que m’ont manifesté les maçons anciens que j’ai consultés et qui ont partagé mes engagements, et les encouragements des plus jeunes soucieux de découvrir une mémoire vivante, m’ont donné l’envie de naviguer sur le cours imprévisible des souvenirs, des idées, des engagements, des témoignages, de visiter sérieusement mes archives empoussiérées que je n’avais jamais consultées et de laisser ma plume les associer librement en traçant le fil conducteur d’un demi-siècle au service des Lumières et de la République, le chemin de vie d’un franc-maçon heureux de l’être et qui n’engage que lui-même. C’est à ce voyage que j’invite le lecteur.

Patrick Kessel



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