Revue de presse

M. Gauchet : « Il n’y a plus de vision politique » (L’Obs, 5 déc. 19)

Marcel Gauchet, historien et philosophe, rédacteur en chef de "Le Débat". 10 décembre 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Comment percevez-vous l’état du pays aujourd’hui ?

Le climat français se distingue par son illisibilité. On pourrait le résumer sous la forme d’une équation : Confusion + Désarroi + Inquiétude = Colère + Impuissance + Résignation. Avec ces quelques mots, nous avons là la gamme complète des affects qui traversent les individus et les groupes sociaux. La confusion, parce que nous sommes face à une série de problèmes qui n’admettent aucune solution dans les grilles de lecture idéologiques reçues. Donc désarroi et inquiétude : personne ne sait plus à quel saint se vouer. Emmanuel Macron avait suscité l’espoir d’un déblocage de la situation. Il n’est pas au rendez-vous.

A quels domaines pensez-vous précisément ?

Prenez le cas emblématique de l’Education nationale. Jean-Michel Blanquer a été accueilli comme le Messie au départ, et, de fait, il a mis en oeuvre quelques mesures salutaires, comme le dédoublement des classes de cours préparatoire. Mais on s’aperçoit que le problème est bien plus général et bien plus profond, comme en témoigne le malaise des enseignants. On peut dire la même chose pour l’hôpital, par exemple. Le constat vaut, en réalité, pour toutes les politiques publiques. Impossible de continuer sur la même trajectoire sans qu’on discerne les voies d’un changement acceptable. Il n’y a plus de vision politique, au plein sens du terme, capable de tracer une perspective d’avenir claire. D’où les réactions de colère, comme celle qui s’est exprimée l’hiver dernier avec les « gilets jaunes », qui sont en train de se propager partout. […]

Comment expliquez-vous la pauvreté de l’offre politique actuelle ?

Elle a de multiples raisons. La première est l’inadéquation des anciennes analyses de l’évolution de nos sociétés. Difficile d’agir sur des situations que l’on comprend mal. Cela n’incite pas à se lancer dans la bataille. Le fait est que nous sommes confrontés à une véritable crise des vocations. Macron est une exception à cet égard. Mais les authentiques bêtes politiques comme lui, confiantes dans leur capacité d’agir sur les choses, se font rares. Il y a une fuite devant l’exercice de la responsabilité politique.

L’évolution des mentalités joue un rôle dans cette désertion. L’individu d’aujourd’hui réagit davantage en personne privée, attachée à son épanouissement personnel : pourquoi s’attaquer à des problèmes insolubles dans un environnement de plus en plus hostile, alors qu’il y a tant d’autres moyens plus confortables de réussir sa vie ?

Cela dit, l’individualisme triomphant n’explique pas tout. Il y a une raison encore plus profonde à cette crise des vocations, qui est la mort des grandes idéologies. Elle rend l’exercice du pouvoir incomparablement plus problématique. Il était possible de s’abriter derrière elles. Désormais, les responsables publics n’ont plus aucun alibi, si je puis dire. Ils sont exposés en première ligne. Le libéralisme et le socialisme constituaient des garants solides qui, en quelque sorte, protégeaient les détenteurs du pouvoir. Ils leur fournissaient une légitimité indépendante d’eux-mêmes, de leur talent propre. François Mitterrand par exemple a vécu quatorze ans sur l’héritage de l’idée socialiste avec laquelle pourtant son action avait de moins en moins de rapport. Emmanuel Macron ne bénéficie d’aucun appui doctrinal de ce genre. […]

L’opposition, et notamment La France insoumise, agite aussi le spectre d’une libéralisation du service public. De quel poids est cet argument ?

Considérable. C’est là que deux choses très différentes se mêlent. La majorité des Français ne comprend pas ce que peut vouloir dire l’introduction de la concurrence dans un système caractérisé par le monopole des réseaux. Dans ce domaine, la vision technocratique et libérale de Bruxelles est inintelligible. La mise en concurrence choque l’idée que les Français se font du service public qui est pour eux un principe sacré. Cela ne les empêche pas de protester contre la manière dont les services publics sont gérés ou contre le comportement des cheminots. Mais dans la culture républicaine, il demeure l’idée que l’Etat doit proposer une prestation identique à tous les citoyens.

D’où provient cet attachement au service public ?

Il est lié à l’idéal républicain. Historiquement, la République s’est enracinée à partir du moment où elle a épousé l’Etat et s’est emparée des services publics, en commençant par l’école pour en arriver plus tard aux transports. La nationalisation des Chemins de fer est une date dans l’histoire de la République. Au fond, peu de Français croient que le libéralisme peut fournir une méthode de gestion crédible pour leurs services publics.

Les Français sont attachés aux services publics. Mais comment considèrent-ils les fonctionnaires ?

Quoi que puissent penser les citoyens des revendications particulières des fonctionnaires ou des salariés d’entreprises publiques, ils créditent ces derniers d’une forme de dévouement et de désintéressement. Ce point est capital à l’heure où partout ailleurs dans le monde, la question de la corruption est devenue centrale. Tous les reproches que l’on peut faire à nos fonctionnaires comptent peu en regard de cette vertu qui ne leur est pas contestée : leur intégrité. […]"

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