Revue de presse

"Les humanités sont indispensables à toute éducation démocratique" (F. Dupont, Le Monde, 29 mars 15)

Florence Dupont, universitaire, latiniste et helléniste. 30 mars 2015

"" Apprendre mieux pour réussir mieux ", ce slogan qui sert de titre à la réforme du collège de 2016 n’est-il que l’erreur d’un conseiller en communication ? Comment a-t-il pu échapper à la ministre que ce jeu dangereux avec la fameuse formule de Nicolas Sarkozy allait marquer cette réforme du sceau de l’utilitarisme libéral ? Une erreur ? Sans doute pas car, après avoir focalisé le projet de collège sur " les savoirs fondamentaux et les compétences du monde actuel ", elle ajoute : " Qu’il soit enfin un collège de l’épanouissement et de la citoyenneté, qui crée du commun et fasse vivre les valeurs de la République. " Cet " enfin " est révélateur. Il devrait être un " d’abord ".

Comment, en effet, " créer du commun et faire vivre les valeurs de la République " en n’ajoutant pas aux trois savoirs fondamentaux une mémoire commune qui dépasse les frontières et transcende les langues, les religions et les nationalités ? La meilleure façon de créer du commun, n’est-ce pas de faire savoir aux enfants des collèges que l’Antiquité grecque et romaine est leur héritage à tous et que la République, ne serait-ce que son nom, en est issue. Les langues et cultures de l’Antiquité ne doivent pas être une simple option, noyée entre le développement durable et la création artistique. Le grec et le latin ne sont pas solubles dans les espaces pédagogiques interactifs (EPI). On " créera du commun " quand tous les élèves apprendront dès la sixième qu’il y a deux mille ans, leurs ancêtres, ceux qui habitaient l’actuelle Europe comme ceux des autres rives de la Méditerranée, appartenaient à la même res publica, qu’ils avaient deux langues – le grec et le latin – et une culture commune, qu’ils vivaient en paix tout en étant différents.

Augustin s’adressait à Dieu en latin, lisait le grec et bavardait avec sa nourrice en libyque. Quant aux autres, dont les familles viennent d’Extrême-Orient ou d’Afrique subsaharienne, rien ne les empêche de s’emparer d’une Antiquité qui n’est la propriété de personne : les Grecs et les Romains ne sont pas nos origines, ils ne nous ressemblent pas. C’est pourquoi ils peuvent offrir aux collégiens un imaginaire qui les emmène ailleurs, dans un espace pacifié, trop loin, trop différent pour être agité par les passions identitaires contemporaines. La connaissance de l’Antiquité et des langues anciennes serait un puissant facteur d’intégration si elle était diffusée à tous. Enseignez le grec en ZEP et vous aurez la chance que vos élèves, un de mes collègues l’a vécu, fassent des tags en grec ancien.

Le luxe paie. Mme Najat Vallaud-Belkacem a-t-elle oublié, en devenant ministre de l’éducation nationale, que ses ancêtres, comme les miens, parlaient latin sur le forum de leur cité de province ? Et peut-être chantaient-ils en grec au banquet dans des jardins ornés de mosaïques célébrant la même culture gréco-romaine. Un grand nombre de ces mosaïques sont en Tunisie, au Musée du Bardo, attaqué il y a quelques jours par les terroristes de l’Etat islamique. La plus fameuse est celle où le poète Virgile est assis entre les muses de l’histoire et de la tragédie. Il tient sur ses genoux un rouleau de papyrus, où l’on peut lire le 8e vers de L’Enéide. Combien seront capables de comprendre cette mosaïque, parmi ceux qui seront passés par le collège réformé 2016 ? Quelques-uns, encore moins nombreux qu’aujourd’hui : " Virgile, connais pas. " La réforme proposée par la ministre ne doit pas priver nos enfants de la mosaïque de Sousse et ne doit pas faire le jeu des barbares qui détruisent l’art préislamique et attaquent les musées.

A qui profite l’ignorance de l’Antiquité, sinon aux intégristes religieux et aux fanatiques de l’identité ethnique ? A ceux qui pré-tendent qu’il y a toujours eu et donc qu’il y aura toujours des " Gaulois " et des " Arabes ", des " Blancs " et des " Noirs ", des " Aryens " et des " Sémites ". A ceux qui confondent allègrement langue, religion, culture et pays d’origine et alimentent un communautarisme imaginaire qui remonterait à la nuit des temps. Quelle meilleure façon de lutter contre les intégrismes et les communautarismes, contre l’homophobie, le sexisme ou le racisme, que d’emmener les collégiens faire un tour dans l’Antiquité ? Ils y apprendront qu’il y a d’autres religions que les trois monothéismes. Ils visiteront un monde où les langues, les cultures, les références ethniques, les dieux se superposent et s’ajoutent. Ils rencontreront d’autres types d’humanité, d’autres mœurs, d’autres façons d’être une femme ou d’être un homme. Et ils verront concrètement que le genre n’est pas une fantaisie d’intellectuel. Ils constateront que les sociétés changent sans cesse et que ce qu’ils croyaient inscrits dans la nature humaine de toute éternité sont des constructions historiques et instables.

Il ne s’agit pas de défendre le collège d’hier contre la réforme car, en ce domaine, celle-ci ne fait que continuer l’œuvre des prédécesseurs de la ministre. Réformer consisterait à tourner le dos à plus d’un siècle de politique scolaire qui a réservé les langues anciennes et leurs littératures à un public de plus en plus étroit. Beaucoup accusent les langues anciennes d’être élitistes. C’est prendre l’effet pour la cause. Le collège unique était une belle idée démocratique, mais qui consista souvent à retirer aux uns ce qu’on ne donnait pas aux autres. La République a toujours eu du mal avec les Humanités anciennes, qu’elle n’a jamais accepté de démocratiser. Virgile pour tous n’était pas dans ses programmes. Faisons mentir Tocqueville, qui écrivait dans De la démocratie en Amérique : " Il est évident que, dans les sociétés démocratiques, l’intérêt des individus, aussi bien que la sûreté de l’Etat, exige que l’éducation du plus grand nombre soit scientifique, commerciale et industrielle plutôt que littéraire. ""


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