Revue de presse

"Les corbeaux" (J. Macé-Scaron, Marianne, 5 juin 15)

14 juin 2015

"L’absence de débats dans notre pays est, sous bien des aspects, devenue insupportable, mais convenons que ce n’est pas une raison pour déployer les mêmes armes afin de combattre cet état de chose. Nous n’arriverons à rien en nous insultant les uns et les autres, en fouillant dans le passé plus que dans le passif de notre interlocuteur pour en extraire un bout de situation ou un lambeau de phrase que l’on prendra soin d’extraire de son contexte. A ce train-là, on finira bien par trouver que le plus grand philanthrope était un salaud et que le tortionnaire le plus méticuleux était un humaniste rentré.

Dans une conférence, le regretté Jean Baudrillard avait résumé l’esprit du terroriste à peu près en ces termes : « Il ne condamne pas ce que nous faisons, mais ce que nous sommes. » Et c’est vrai qu’aujourd’hui la somme de nos actes est de peu de poids face à ce que nous sommes ou plutôt face à ce que nos adversaires ont décrété que nous étions. D’où la grande braderie, la vaste foire actuelle aux identités. D’où ce rappel sourcilleux et combien salubre de Régis Debray dans le numéro de Marianne de cette semaine : « Un citoyen est un homme sans étiquette. » [1]

S’ils lisaient ce dernier, un certain nombre de publicistes en chambre, qui valent sûrement davantage que la grotesque farce qu’ils jouent, pourraient entrevoir le sentiment de leur irréalité, de la fiction qui les fait vivre, de ce monde apocryphe dans lequel ils jugent, commentent, dissertent à perte de vue. Et dans une pathétique apesanteur.

Il y a quelques années, Umberto Eco a publié sous le titre « Le premier devoir des intellectuels : rester silencieux quand ils ne servent à rien », un texte plutôt taquin où il conseillait aux penseurs de tréteaux de travailler dans le long terme afin d’assumer leur fonction avant et après, mais jamais durant l’événement. Et l’auteur du Nom de la rose de prendre l’exemple de la transformation des transports terrestres au XIXe siècle, en démontrant que les penseurs étaient moins aptes sur le moment à proposer des solutions à ce bouleversement technologique qu’un postillon ou un mécanicien.

Interrogé sur la dernière couverture de Marianne consacrée aux « complices de l’islamisme » [2], le sociologue Emmanuel Todd, qui n’a guère apprécié qu’on le critique dans notre hebdomadaire qu’il devait considérer comme une chasse gardée, s’est livré sans hésiter à notre encontre à ce qu’on appelait autrefois une « reductio ad hitlerum » et que l’on nomme actuellement le point Godwin : « Pour moi, a-t-il déclaré, ils sont en train de devenir un journal d’extrême droite. » Quel dommage qu’il fuie ainsi le débat. Car débat il y a bien puisque nous considérons à Marianne que l’on ne peut pas lutter contre le Tina (« There is no alternative ») par les sermons intégristes, d’où qu’ils viennent. A ce propos, on relèvera que la dernière une du Time est consacrée au fondamentalisme bouddhiste moins sous-évalué depuis qu’il a martyrisé les Rohingyas.

Nous n’imaginons pas non plus être en mesure de résoudre les fractures françaises qui jadis obsédaient Todd en soufflant sur les braises identitaires. La responsabilité civique, c’est exactement le contraire : s’efforcer de désamorcer ces bombes à retardement installées par l’identitarisme. L’extrême droite, nous le savons déjà, n’a jamais fait et ne fera jamais ce travail, car elle joue cyniquement la stratégie du pire.

Le journaliste et écrivain Philippe Lançon, grièvement blessé lors de l’assassinat collectif de la rédaction de Charlie Hebdo, écrit cette semaine un très beau texte, « Retour à la campagne » [3], après quatre mois d’hôpital. Là, il évoque notamment le cas Todd en termes si choisis que nous n’avons pas résisté à l’envie de reprendre un long passage : « De nombreux infirmiers, infirmières et aides-soignantes portaient le badge [Je suis Charlie] dans les jours qui ont suivi le massacre. Ils ont des salaires misérables, vivent souvent en lointaine banlieue, prennent des trains avant l’aube. J’aurais aimé qu’un volatile comme Emmanuel Todd tente de leur expliquer qu’ils étaient des "catholiques zombies", des bobos réclamant le droit d’insulter l’islam, ou je ne sais quelle idiotie. Les grands drames attirent toujours ce genre de corbeaux. Ils croassent, implacables et stupides, affamés et obstinés, malins et offusqués, leur plumage lissé au vent d’hiver. Ils se nourrissent des morts, des moribonds. Ils enflent et engraissent de partout : Ecce corbeau. Et leurs livres, naturellement, finissent au sommet du gibet, en tête des ventes. »

Il y a, dans le Mariage du ciel et de l’enfer de l’immense William Blake, une sentence que j’aime beaucoup : « De même que la chenille choisit les plus belles feuilles pour déposer ses œufs, le prêtre dépose sa malédiction sur nos plus belles joies. » De religion, il est beaucoup question dans le dernier opus d’Emmanuel Todd. Elevé par Maurice Clavel et Olivier Clément, deux figures si chères à notre ami Jean-François Colosimo, j’avoue ma difficulté à me retrouver dans ses présupposés. Croyant moi-même, je respecte ceux qui croient même quand ils ont une tendance fâcheuse à confondre leur dieu avec l’ami imaginaire de leur enfance. Mais, dans les temps difficiles que nous traversons, est-il possible qu’ils n’ajoutent pas à nos souffrances le fait de recouvrir nos plaisirs d’une robe de bure."

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