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La laïcité attaquée "par ceux-là même qui avaient mission de la défendre" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 14 mars 2023

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Au-delà de cette limite, le ticket laïque n’est plus valable

Ces années 2000 marquent la ligne rouge au-delà de laquelle le ticket républicain pourrait n’être bientôt plus valable. Par petites touches successives, au fil des années, les principes républicains, en premier lieu la laïcité, sont malmenés.
Les élus socialistes au Conseil de Paris ont ainsi joint leurs voix à celles de la majorité de droite pour voter le financement d’écoles Loubavitch et une garantie d’emprunt de 10 millions de francs en vue de la construction d’un complexe scolaire juif à Paris 18.
La maire de Lille a mis en place des horaires réservés pour les femmes voilées dans la piscine municipale.
Le maire du XVIIIe à Paris, ancien ministre de l’Intérieur, a obtenu le financement public d’un local aux parois amovibles, tantôt lieu d’études coraniques, tantôt lieu de prières, permettant fallacieusement de contourner la loi de Séparation.

Le temps est venu des rapports et études qui alertent de la dégradation de la situation dans des écoles, des crèches, des hôpitaux, des prisons, des quartiers, dans la police et l’armée. Ils sonnent le tocsin sur l’état des "territoires perdus" de la République, mais sont accueillis par une quasi omerta quand ils ne sont pas traités de "racistes" et de "fascistes" !

Le déni est une bien étonnante constante de l’Histoire. À toute époque des hommes refusent, tant qu’il est temps, de voir surgir du magma social la bête qui va les dévorer. Les dirigeants occidentaux n’ont pas voulu voir monter le nazisme et sa machine barbare d’extermination. Les communistes ont longtemps refusé de voir les goulags et l’instauration en Union soviétique d’une implacable machine totalitaire, broyeuse d’hommes. Les soixante millions de victimes de la révolution chinoise, les intellectuels maolâtres n’ont pas voulu en entendre parler. Toute proportion gardée, une partie de l’intelligentsia de gauche refuse de considérer la montée de l’islamisme politique comme une menace pour la République. Le déni en politique est criminogène.

Dès 1997, le journaliste Christian Jelen révèle le noyautage de banlieues par l’islamisme.

En 2003, Jean-Pierre Obin et une douzaine d’inspecteurs de l’Éducation nationale mettent en lumière la situation inquiétante dans certaines écoles des zones sensibles : l’impossibilité d’enseigner certaines matières comme l’histoire, la biologie, la philosophie, la littérature libertine ; la constitution de tables par communautés à la cantine et même, dans un cas, de toilettes séparées ; la dépendance de jeunes filles musulmanes à l’égard des grands frères agissant comme des directeurs de conscience. Bien que commandé par le ministre de l’Éducation nationale, Xavier Darcos, le rapport n’est pas publié. Il faut toute l’énergie d’Alain Seksig, secrétaire général de la commission Laïcité du Haut Conseil à l’Intégration, où nous côtoyons notamment Élisabeth Badinter, Jacques Toubon, Jean-Louis Auduc, Ghaleb Bencheikh, Abdennour Bidar, Sihem Habchi, Catherine Kintzler, Frédérique de la Morena, Malika Sorel… pour faire publier le rapport, enrichi d’une série de préfaces, aux éditions Max Milo.

Georges Bensoussan alerte à son tour du danger dans Les territoires perdus de la République. La polémique se déchaîne contre lui. Ainsi que le chantait Guy Béart, "Il a dit la vérité, il doit être exécuté." Il ne faut pas en parler. Parce que l’extrême droite s’en repaît. Il convient donc de casser le thermomètre pour cacher la fièvre qui montre. Parce que la moindre étincelle peut rallumer le mouvement des banlieues.

La laïcité, que beaucoup avaient jetée aux poubelles de l’histoire, ressurgit comme "bouclier", selon l’expression de Caroline Fourest, face aux agressions différentialistes que les politiques osent de moins en moins affronter.

La machine infernale est sur les rails. Le débat a néanmoins changé de nature. Après l’échec de l’instauration d’un système public unifié de l’éducation nationale, l’Église et les partisans de la "laïcité nouvelle", en particulier la Ligue de l’enseignement, ont conclu une forme de pacte. L’aboutissement d’un long travail préparatoire. Dès 1987, Mgr Vilnet, président de la conférence épiscopale, prône publiquement la redéfinition du cadre institutionnel de la laïcité. "Entre l’Église et l’État, on ne peut plus parler de séparation, mais de collaboration", dit-il. Des contacts officieux avancent en ce sens. L’année suivante, le cardinal Lustiger réclame la renégociation de la loi Jules Ferry et l’intégration de l’instruction religieuse dans l’enseignement primaire.

Pour le Grand Orient, pas question d’accepter que l’année du bicentenaire de la Révolution soit aussi celle du Munich de la laïcité et de l’école républicaine. L’obédience réagit par un communiqué (25 décembre 1989) qui prend le parfait contre-pied de la Ligue de l’enseignement.

À l’époque, je n’imagine pas que le mal est si profond et que cette opération programmée de loin, probablement drivée depuis l’Élysée, a trouvé des alliés de poids au sein de la famille laïque, des socialistes de gouvernement, dans le mouvement syndical, certaines associations de défense des droits et aussi, dans une moindre mesure, au Grand Orient. Par conviction idéologique ou bien par ivresse du pouvoir dès lors que certains aspiraient davantage à une carrière de ministre qu’à la réalisation d’une société sans classes ! Par aveuglement politique, croyant servir les intérêts de la gauche au pouvoir ? Que sont allés faire dans cette galère la Ligue de l’enseignement et l’ancien grand maître du Grand Orient, Roger Leray ?

Il a fallu du temps pour que mûrisse en moi ce terrible constat : la laïcité, historiquement combattue par l’extrême droite, la droite conservatrice et l’establishment catholique devait désormais faire face à une attaque plus insidieuse portée par ceux-là même qui avaient mission de la défendre. Les bouches commençaient à se délier, critiquant la politique de François Mitterrand, réclamant un "devoir d’inventaire".

Mais Mitterrand demeure ce personnage hors du commun, un Cicéron des temps modernes qui a ramené la gauche au pouvoir, fait adopter d’authentiques grandes réformes, rassemblé les anciens qui n’y croyaient plus, les jeunes qui en rêvaient, pour finalement se complaire dans la tontonmania, le culte du Commandeur cultivé par des amis transformés en dévots. Sur plus d’un sujet le gouvernement a composé, négocié, reculé. Il a su durer. La conjoncture économique, le mur de l’argent qui avait déjà empêché Léon Blum, expliquaient, non sans bon sens, les mitterrandiens les plus fidèles.

Mais qu’est-ce qui obligeait le président en matière de laïcité ? Michel Charasse, son conseiller et ami, anticlérical pur sucre, m’expliquait que le président aurait souhaité faire adopter la mise en place d’un service public unifié de l’Éducation nationale mais que la responsabilité de l’échec en revenait "aux laïques incapables de se mettre en ordre" et, précisait-il, "à tes petits frères du Grand Orient, meilleurs pour parler que pour agir !"

L’argument n’était pas tout à fait faux. Avec le temps, des témoignages, en particulier des milieux syndicaux de l’Éducation nationale, montrent combien était profonde la division entre les grandes figures du syndicalisme enseignant engagées dans les différents partis et courants de la gauche. Jacques Pommateau, Michel Bouchareissas, André Henry, Jean Battut, Clément Durand, Guy Georges, Louis Astre parmi d’autres, tous authentiques défenseurs de la laïcité et qui, pour certains, participeront à la création du Comité Laïcité République, divergent sur la voie à suivre. Quarante années plus tard, Guy Georges et Louis Astre demeuraient en totale opposition. Le premier, ancien secrétaire général du syndicat national des instituteurs (SNI), promoteur du projet d’"école fondamentale" de la maternelle à la fin du collège, se voyait reproché par le second d’avoir privilégié la revalorisation des rémunérations des instituteurs sur la mise en place du grand service public et laïque unifié de l’Éducation nationale. Louis Astre accordait la priorité à l’abrogation des lois antilaïques, que son syndicat, la FEN (Fédération de l’Éducation nationale), dont il était le pur produit, venait de réaffirmer à l’occasion lors de son congrès de Toulouse en juillet 1981. L’enjeu ? L’abrogation de la loi Debré institutionnalisant le financement public des établissements privés sous contrat. Le 19 juin 1960, les laïques par centaines de milliers, rassemblés sur la pelouse du bois de Vincennes, représentant près de 11 millions de pétitionnaires, avaient prêté serment d’abroger la loi Debré.

Le sujet demeure une pomme de discorde. En février 2018, Guy Georges, qui nous a préparé un excellent déjeuner chez lui avec Michel Charasse et le député Jean Glavany, le dernier midi précédant une mort vraisemblablement choisie, réponse à une incurable maladie, ne démord pas de sa ligne. Se voulant pragmatique, il estime que l’abrogation de la loi Debré n’est pour le moins pas prioritaire dès lors qu’elle lui semble impossible au regard des rapports de force. Louis Astre estimait que ceux qui ont plaidé cette ligne auprès de Pierre Mauroy, alors Premier ministre, et d’Alain Savary, voire auprès du président, sont responsables de l’échec du projet.

L’admiration pour Mitterrand m’empêchait alors d’imaginer que cet échec et l’opération "laïcité nouvelle", comme par ailleurs l’opération SOS Racisme, pouvaient avoir été inspirées par le président lui-même. François Mitterrand "savait à l’avance que le projet de grand service public unifié de l’Éducation Nationale (…), une promesse électorale irréalisable faite avant 1981 à la FEN (…) ne pouvait pas déboucher, de telle manière qu’au bout de trois ans il ne pouvait plus que retirer le projet et passer l’éponge", écrira Jean-Pierre Chevènement [1].

Sur le front des idées, la confusion est à son comble. Le thème de société multiculturelle est a priori sympathique dès lors qu’il suggère des échanges culturels, des rencontres entre les hommes, des métissages, la fraternité dans la liberté et dans l’égalité, ce qui est dans la tradition universaliste de la France. Mais à ne pas en clarifier les termes, il va se transformer en cheval de Troie contre la citoyenneté, en contestation de la Nation. Bientôt il se révèle non pas outil au service de l’émancipation des individus mais arme d’enfermement dans une communauté supposée d’origine. À l’universalisme il oppose l’essentialisme. À l’égalité des droits et des devoirs, le différentialisme oppose une citoyenneté à géométrie variable. À la liberté de conscience, la sujétion à la tradition. À la laïcité, la soumission de l’État à la société civile. C’est exactement le contraire de la République que signifie Anacharsis Cloots, L’Orateur du genre humain, prophète de la République universelle, lorsque le 26 août 1792, de la tribune de l’Assemblée législative, il se présente : "baron en Allemagne, citoyen en France".

Le plus souvent les élus locaux n’imaginent pas qu’en composant avec le "droit à la différence" ils font entrer le loup dans la bergerie et en chassent la liberté de conscience et l’égalité républicaine. Nombre d’entre eux sont probablement sincères qui croient agir contre le racisme et l’extrême droite alors qu’ils en font le lit.

Quand je les interroge à l’occasion des colloques que nous organisons avec le Comité Laïcité République ils soulignent la "dimension sociale". Ils ont raison sur ce point. Sujet auquel mon expérience syndicale me rend particulièrement sensible. Les obscurantismes religieux et politiques se développent souvent là où règnent la pauvreté et la désespérance sociale. C’est bien pourquoi le Comité Laïcité République parle toujours de façon inséparable de "République laïque et sociale". Le sujet est suffisamment prégnant pour qu’en mai 2009, les anciens grands maîtres du Grand Orient signent un texte public s’opposant fermement à toute transformation préjudiciable des acquis sociaux. Sentinelle des libertés et des droits, le Grand Orient continue de veiller.

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[1Jean-Pierre Chevènement, Le Temps des citoyens, éditions du Rocher, 1993, pp. 92 et 93.



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