Revue de presse

"L’entreprise n’échappe pas à la politisation du religieux" (L. Honoré, Le Monde, 23 oct. 13)

Lionel Honoré, Professeur à Sciences Po Rennes et directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise. 23 octobre 2013

"L’affaire Baby Loup rebondit dans l’actualité, avec la prise de position de la cour d’appel qui s’oppose à la Cour de cassation. Cette bataille juridique, qui semble donc devoir se poursuivre, a le mérite de poser au grand jour la question du fait religieux dans l’entreprise. Liée à un cas de port du foulard par une femme musulmane, cette affaire renvoie immédiatement à la question des signes religieux et de la visibilité de la pratique religieuse. Bien sûr, ici, la nature de la situation de travail, auprès d’enfants dans une crèche, renforce le questionnement.

Les réactions, notamment celles qui aboutissent à des initiatives pour changer les cadres législatif et réglementaire, par exemple la proposition de loi présentée au printemps par l’UMP, sont bien souvent centrées sur cet aspect de la question : faut-il étendre à ceux du privé les règles qui contraignent les salariés du public à la neutralité ? Evidemment, cette question est pertinente et centrale. Mais elle n’est pas la seule qui se pose. D’autres points sont présents dans ce débat et qui sont peut-être plus importants à prendre en compte, si l’objectif est de cerner les enjeux pour la laïcité de cette présence de la religion dans l’entreprise.

Il faut pour cela regarder ce qui se passe au plus près des situations de travail. Là, il y a, a minima, deux grands types de faits religieux. Le premier renvoie à des actes et demandes individuelles : absence pour célébrer une fête, pause pour prier, menu à la cantine tenant compte d’interdits alimentaires, port de vêtements, y compris le voile ou la kippa, etc. Lorsqu’elles sont effectivement formulées par une personne seule, ces demandes sont souvent gérées sans difficulté par le management de proximité.

Le second type pose davantage de problèmes et de questions. Il correspond, par exemple au refus de travailler sous les ordres d’une femme, de réaliser des tâches au nom de principes religieux, de peser, souvent collectivement, sur le management et l’entreprise pour que les règles soient changées afin de tenir compte de principes religieux. Bref, il s’agit là d’un fait qui a une dimension politique. Il vise à peser directement ou indirectement, parfois même en s’appuyant sur une fonction syndicale ou, plus largement, de représentation du personnel, sur la définition et la régulation du vivre – et travailler –ensemble. Ce fait-là questionne directement la laïcité, non pas dans son principe mais dans son périmètre.

Nous vivons dans une société libérale fondée, et c’est un héritage des Lumières, sur les notions de liberté individuelle et de progrès. Ces deux notions s’articulent notamment dans celle de projet entrepreneurial. L’entreprise, que sa forme juridique soit celle d’une association, d’une SCOP, d’une société anonyme, peu importe, est au cœur de notre société et en est un acteur politique central. A un autre niveau que celui de l’Etat, c’est dans l’entreprise que se dessine et se met en œuvre une part importante de la régulation du vivre-ensemble. Ce rôle politique des entreprises s’est renforcé ces trente dernières années, à mesure que le champ de la négociation collective locale et des accords d’entreprise s’est étendu. Or, la laïcité est avant tout l’exclusion de la religion du champ de l’action politique. Sa ligne de front n’est-elle pas aussi celle-là ? Celle de l’action politique locale, qui prend corps dans la négociation collective entre partenaires sociaux et qui échappe en partie à l’Etat. Elle produit, entreprise par entreprise, les principes, les accords, les règlements, qui régissent la vie au travail. Il y a un véritable enjeu à réfléchir à sa laïcisation, et peut-être même à celle des partenaires sociaux qui en sont les acteurs.

Un autre enjeu de la laïcité est de protéger la liberté de conscience des citoyens. C’est pour cela que son projet a, dès Condorcet en 1792, concerné l’école. Il s’est agi de permettre aux enfants de se forger un esprit critique en faisant précéder le croire par le savoir. Il y a au moins deux domaines aujourd’hui, en rapport avec l’entreprise et, de manière plus générale, l’activité économique privée, où la question se pose : celui de l’économie sociale et solidaire et celui de la petite enfance. [...]

S’il faut étendre la laïcité, ce n’est pas en ciblant des comportements et en prenant le risque de les stigmatiser et de faire une loi contre une religion. C’est en faisant le constat que le champ politique s’est étendu et que le périmètre de la laïcité doit, peut-être, lui aussi être étendu à cette action politique locale."

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