Revue de presse

"L’artiste, sa liberté et la loi" (lemonde.fr , 18 sept. 15)

23 septembre 2015

"Cinq mots. Pas plus. Ils forment l’article 1 d’un projet de loi qui sera débattu à l’Assemblée nationale du 28 septembre au 1er octobre, et dont l’objectif est de défendre la culture. Ces mots ? " La création artistique est libre. " Un vrai slogan. Une incantation. Il y a peu de phrases aussi lyriques dans le texte de loi. Plutôt des données techniques sur un tas de secteurs : création, patrimoine, spectacle, archéologie, bibliothèques, architecture, archives, musées… Les lois culturelles étant rares, et le temps du Parlement compté, on y a empilé tout ce qu’on peut. Et l’on verra bien, après le vote, ce qu’il restera du mille-feuille.

Les cinq mots devraient rester. Donc " la création artistique est libre ". Elle ne l’était pas dans notre terre des Lumières, patrie des lettres et des arts ? Elle l’était, mais pas gravée dans le marbre. Et les milieux culturels la réclament. " Il est crucial d’en faire une liberté fondamentale ", dit Patrick Bloche, rapporteur du texte. Et de " la distinguer de la liberté d’expression, ajoute l’avocate Agnès Tricoire, spécialiste de l’art. Trop de gens s’en prennent à des œuvres alors que la création échappe au discours ". Un grand principe ne fait jamais de mal. Et parfois du bien. Ainsi cet article 1, dans sa forme, singe un autre article 1, celui de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, qui a laissé des traces : " L’imprimerie et la librairie sont libres. "

Cet article 1 vise aussi à mettre du baume au cœur des artistes, à les rassurer, dans un contexte pesant. C’est une " nécessité dans la France de l’après-Charlie ", a justifié Fleur Pellerin, ministre de la culture. Une nécessité encore pour l’Observatoire de la liberté de création qui constate une forte augmentation des cas de crispations, violences, censures depuis dix ans. Nombre de maires plient sous la pression de communautés diverses, du catho intégriste au musulman itou. Une nécessité enfin pour le maire de Clermont-Ferrand, Olivier Bianchi, et le président de la région Rhône-Alpes, Jean-Jack Queyranne. Ces deux socialistes, dans Libération du 27 juillet, brandissent cet article 1 comme bouclier contre les reculs culturels, l’autocensure, les renoncements, les suppressions de crédits et même une culture qui plonge dangereusement dans le divertissement.

Cinq mots érigés en potion magique ! Cela en fait rigoler plus d’un. Passons sur le fait que cet article 1 est bien vague, et qu’il ne définit pas " la création artistique ". Oublions les gourmands de la sémantique, pour qui ce n’est pas tant la création mais le créateur qu’il faut défendre – la CFDT, le 7 juillet, dénonce un texte " indigne ", qui assimile la création " au rang d’objet de consommation ou objet marchand ". L’essentiel, pour beaucoup, est que cet article 1 n’enrichit en rien l’arsenal juridique en place – lois sur la liberté d’expression et lois pour la contenir. Ce serait juste une phrase sympathique et un peu démago. C’est l’avis de la sociologue de l’art Nathalie Heinich (CNRS) : " La création est libre, comme la marche à pied est libre. "

Attendons de voir ce qu’en feront les tribunaux. Patrick Bloche est persuadé qu’ils vont se saisir de cette disposition, et qu’elle profitera aux créateurs. " Une jurisprudence passionnante verra le jour. " L’avocate Agnès Tricoire le souhaite aussi, et très fort, mais elle en doute. Elle trouve l’article 1 trop timoré, il ne fera pas bouger les lignes. Elle compte sur les parlementaires pour l’enrichir : ne pas dire seulement que la création est libre, mais que sa diffusion l’est aussi. " Les juges, on les sent paumés sur cette question. Affirmer que la diffusion de l’art est libre peut vraiment les aider. "

C’est là que Nathalie Heinich crie danger : " Nous savons bien qu’un livre, un tableau ou un spectacle, à partir du moment où ils se trouvent dans l’espace public, sont soumis à des lois – interdiction de propos racistes ou de messages pornographiques, par exemple. Un créateur n’est pas exonéré de contraintes. Mais cet article 1 risque de faire progresser l’idée du contraire. L’artiste aurait une impunité juridique que d’autres catégories de personnes n’ont pas. Ce n’est pas nouveau. Depuis le XIXe siècle, un imaginaire commun s’est imposé selon lequel l’artiste aurait droit à des égards particuliers. Cette loi, si elle concrétise cela, serait un retour aux privilèges – un paradoxe pour un gouvernement socialiste. Ces privilèges seraient perçus comme une injustice par beaucoup. Et pourraient provoquer encore plus de réactions hostiles à la création. Bref, les artistes ont tout à perdre dans cette affaire. "

Mauvaise foi, lui répondent grosso modo Agnès Tricoire et Patrick Bloche : l’artiste n’est pas au-dessus des lois, et il " ne pourra pas faire des œuvres pédophiles ou porno ! " peste le second. Sans doute aussi cet article 1, même dopé, ne pourra pas faire que le film " arty-porno ", Love, de Gaspard Noé, puisse " seulement " être interdit aux moins de 16 ans.

On verra ce qu’il ressortira du débat à l’Assemblée. Plus largement, il traduit la rupture de temps entre le créateur et la société. Le premier, libre dans sa tête, a toujours un temps d’avance sur la seconde. Quand l’architecte Le Corbusier anoblit le béton, ou l’artiste Kazimir Malevitch peint un carré blanc sur fond blanc, ils sont libres. Il faut les protéger. Mais ce n’est pas une loi qui fera qu’ils seront acceptés, c’est un travail pas à pas de pédagogie.

Autre question. Après l’article 1, l’article 2 définit ce qu’est une politique publique de la culture. Ces combats, 1 et 2, sont-ils les bons au moment où le paysage culturel est bouleversé par la technique numérique, le droit d’auteur laminé, les revenus des créateurs en berne, où les structures mettent la clé sous la porte et le privé titille le public ? Pas certain."

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