Revue de presse

"L’affirmation nationale n’est pas un péché !" (J.-C. Milner, Marianne, 5 sept. 14)

7 septembre 2014

"[...] Le doute s’est installé dans l’esprit des Français sur le caractère national de leurs gouvernements.

Que voulez-vous dire ?

Aujourd’hui, l’esquisse même de réalisation d’un programme de type Front populaire serait tout bonnement impossible. A cause de l’Europe. Même le programme qui avait été défini par François Hollande lors de la dernière campagne présidentielle ne serait complètement applicable qu’à la condition de rompre avec plusieurs principes posés par l’Europe - je pense à la règle de libre concurrence qui interdit à l’Etat de soutenir des entreprises en difficulté. Or, la possibilité que l’Etat soit un acteur économique faisait partie de l’identité nationale.

Justement. L’Union européenne, comme vous le suggérez dans « La Politique des choses », fonctionne-t-elle comme une machine à « dépolitiser » ?

Oui, et les conséquences de cette dépolitisation sont particulièrement aiguës pour la gauche française. Elle tient à garder dans sa rhétorique une référence aux précédents de 1936 et de la Libération mais, à supposer qu’elle veuille s’en inspirer, elle se heurte, dans le réel, aux empêchements nés de traités qu’elle a elle-même ratifiés. On soutient que le Parti socialiste, à la différence de son homologue allemand, n’a pas fait son Bad Godesberg et n’a pas voulu assumer sa mue sociale-démocrate. C’est vrai, mais le PS a choisi l’Europe. Or, cela revient strictement au même. Sauf qu’on demeure dans le non-dit. Au lieu d’une révision idéologique explicite, on a préféré maintenir un idéal programmatique, en y juxtaposant une idolâtrie européenne qui, de fait, voue ce programme à du pur bavardage. Conclusion : les socialistes subissent un tiraillement maximal entre deux fantasmes.

La droite républicaine paraît aussi assez « tiraillée »...

Oui, mais à un moindre degré. Je ne parle pas ici des querelles de personnes. La droite de gouvernement est partagée entre le souvenir de la doctrine gaulliste en matière européenne et les effets de la déconstruction méthodique de cette doctrine, à partir de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, en 1974. Depuis lors, la droite se présente comme la plus européenne des formations politiques, mais cet engagement est contredit par la rémanence, toujours possible, de la thématique gaulliste.

C’est en raison de ces tiraillements structurels que triomphe aujourd’hui, au sommet de l’Etat, une certaine « acratie » ?

Oui, mais ce n’est pas lié à la personne d’un président en particulier. Tout le personnel politique français ne sait gouverner que dans le cadre de l’Etat westphalien ; il ne peut rationaliser son action que dans les limites de l’Etat-nation - un Etat doté d’un pouvoir central, qui homogénéise et rééquilibre le territoire ; cela requiert, entre autres choses, une économie animée par la puissance publique. Cet Etat non seulement stratège mais aussi investisseur est au cœur de notre modèle ; aujourd’hui, il est mis en échec par les traités européens. C’est pourtant lui qui a permis à notre pays, à de nombreuses reprises par le passé, de sortir des pires crises en lançant d’amples programmes de revitalisation de l’économie.
De ma part, ce n’est en aucune façon un réquisitoire contre l’Europe. C’est un réquisitoire contre les hommes politiques. Aucun n’a eu l’audace de la clarté : si l’on veut maintenir le modèle français, il faudrait, dans les traités, une clause de préservation de l’Etat investisseur - ce qui conduirait à réévaluer la notion de déficit public. Si on juge cela inopportun ou nocif, alors il faut dire ouvertement que l’investissement public est devenu un luxe que la France ne peut plus s’offrir. Il faut choisir, or on ne choisit pas. D’où l’acratie dans ses deux variantes : soit le décisionnisme frénétique de Nicolas Sarkozy, soit la résolution de François Hollande de n’entreprendre que ce qu’autorisent les traités européens, pas davantage. A l’impopularité de l’un a succédé l’impopularité de l’autre ; sous des apparences opposées, la cause réelle est la même : le néant.

Etes-vous finalement devenu, comme Régis Debray ou Alain Finkielkraut, un nostalgique du général de Gaulle ?

Pas du tout ! Plutôt que la nostalgie du gaullisme, je ressens l’urgence du choix : ou bien le personnel politique français s’avise que sa méthodologie est liée à un modèle - celui de l’Etat-nation, stratège et investisseur - auquel il a lui-même renoncé, au nom de l’Europe, et alors il doit affronter la contradiction et la traiter d’une manière intelligente, ou bien il n’affronte rien, et le sentiment de ne plus être gouverné risque d’atteindre dans le peuple une intensité difficilement tolérable.

Plusieurs géographes et écrivains décrivent le face-à-face de deux France qui s’ignorent : celle, intégrée à la mondialisation, des centres-villes, et celle, laissée pour compte, des zones périurbaines. Quelle est votre analyse ?

Cette fracture est à mon avis la conséquence directe de la crise du mode d’intervention traditionnel de l’Etat. Encore une fois, un des mérites de la centralisation à la française tenait au principe d’équilibre qui la régissait.

D’équilibre entre les territoires...

De recherche d’équilibre, en tout cas. L’Etat cherchait à rééquilibrer les régions entre elles par la redistribution, les services publics, etc. De la même façon, dans les agglomérations, la division entre centre et périphérie était compensée par l’implantation de sites industriels dans les banlieues (Citroën à Aulnay, Renault à Billancourt...). On ne peut pas négliger le rôle d’entraînement de ces entreprises nationalisées. Aujourd’hui, il n’y a plus un seul bassin d’emploi qui soit à la taille des zones périurbaines. Est-ce en réduisant le nombre de régions qu’on réparera cette situation ? Marianne a qualifié la réforme territoriale de « mille-feuille indigeste » - je crains de devoir ajouter : et inefficace. Etant donné la nature des pouvoirs exercés par les régions, qui tiennent plus de la gestion administrative que de la décision, il aurait fallu privilégier des évolutions de fonctionnement plutôt qu’un redécoupage. Faute de quoi, l’ancien centralisme dit « jacobin » se sera mué en un centralisme à centres multiples. Si le centralisme se définit comme pouvoir discrétionnaire d’un centre, la France de 2014 est plus centralisée qu’en 1981.

Comment, face à ces risques d’éclatement de la cohésion nationale, reconstruire du nous ?

Nulle part, sauf en France, le nationalisme n’est stigmatisé. Le mot nous choque. Le mot « patriotisme » nous fait sourire. Je parlerai donc d’indépendance nationale. On la permet aux pays émergents ; pourquoi serait-elle interdite aux pays vieillissants ? Le mot « national » sonne désagréablement, mais tant pis : il faut cesser de tenir l’affirmation nationale et l’indépendance nationale pour des péchés.

Pourquoi ?

Car il y a une manière non excluante de s’affirmer comme nation : les Allemands l’ont prouvé en menant à bien leur réunification.

Donc, pour vous, le préalable à la réaffirmation du nous, c’est la rupture avec le « french bashing », cette spécialité hexagonale ? Cela peut-il sérieusement endiguer le Front national ?

Le FN a réussi ; il répond donc à des demandes. Au-delà de ces demandes, je discerne un désir d’histoire. Valéry Giscard d’Estaing avait tort : la page n’est jamais blanche. Se réapproprier, aujourd’hui, l’histoire d’un pays, ce serait entamer la reconstruction de ce que vous nommez le nous - l’appropriation républicaine des déterminations politiques. Sans mensonges, ni oubli, ni ignorance.

Il faudrait, aujourd’hui, rejouer une part de cette bataille ? En réarmant la pensée républicaine, c’est cela ?

Il faut, aujourd’hui, rejouer toute la partie. Pour une raison inverse de celle qui prévalait en 1875, au début de la IIIe République. La République est devenue une habitude. C’est presque pire.

En France, écriviez-vous dans « De l’école », « tout tient à quelques fragments de savoir ». Ce sont ces fragments de savoir qu’il faudrait remettre au cœur de notre actualité ?

Mais oui, car ces fragments de savoir et de culture spécifiques, liés à la singularité du modèle français, peuvent encore inspirer, en France, des décisions majeures. Un seul exemple : la neutralité de l’espace public. On ne peut que constater l’influence croissante du multiculturalisme ; elle s’appuie sur une donnée : la montée de l’islam politique, et sur une légende : les prétendus succès qu’auraient obtenus les modèles d’intégration fondés sur la juxtaposition et l’indifférence mutuelle des communautés. Or, ces modèles ont complètement échoué ; il suffit d’enquêter dans leurs zones d’influence : l’Europe du Nord et les nations anglophones.
Quant à l’islam politique, plutôt qu’une menace, j’y discerne un rappel, qui n’a rien à voir avec l’islam. L’erreur, c’est de croire que les libertés démocratiques, la tolérance, l’autonomie intellectuelle sont naturelles ; elles ne le sont pas. Elles sont artificielles. Elles dépendent d’une machinerie compliquée, dont le meilleur artisan et le meilleur protecteur est un Etat ; quant à cet Etat, le meilleur moyen qu’il a d’intéresser ses citoyens à son perfectionnement, c’est de prendre appui sur l’indépendance nationale.
C’est pour avoir négligé cette donnée élémentaire qu’on a laissé se développer de véritables zones d’extraterritorialité, où s’imposent des contre-modèles antirépublicains. Face à l’imminence des fractures, un propos commun doit être réarticulé ; si l’on veut que ce propos soit audible dans l’opinion, on ne peut y parvenir qu’en donnant toute sa place à la détermination « Etat-nation ». L’articulation de la dimension nationale et de la dimension étatique va devoir être réinscrite au cœur de nos préoccupations."

Lire "L’affirmation nationale n’est pas un péché !".


Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales