"L’affaire Qatada et l’Etat de droit" (Le Monde, 24 nov.12)

27 novembre 2012

"La remise en liberté sous caution, le 12 novembre, par une instance judiciaire britannique, de Mohammed Othman, plus connu sous le nom d’Abou Qatada, présenté comme l’un des chefs spirituels d’Al-Qaida en Europe, a infligé un camouflet aux autorités de ce pays et pointé les contradictions, nées après le 11 septembre 2001, entre le respect de l’Etat de droit et la volonté de lutter efficacement contre le terrorisme.

La Cour spéciale d’immigration, à l’origine de cette décision, statuait sur l’appel interjeté par Abou Qatada à la volonté du ministère de l’intérieur de l’extrader vers la Jordanie, son pays d’origine, pour y être jugé. Un arrêté d’expulsion est pendant depuis août 2005. Il a été condamné, par défaut, en Jordanie pour sa participation à deux complots à caractère terroriste en 1999 et 2000. D’après l’accusation, il aurait encouragé, depuis le Royaume-Uni, ses partisans à commettre des attentats sur le sol jordanien. Dès son retour, un nouveau procès serait organisé en sa présence.

Considérant que les garanties des Jordaniens, obtenues par Londres, ne suffisaient pas à garantir le respect de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit à un procès équitable), trois magistrats ont bloqué la procédure et accédé aux demandes des avocats de la défense. Les juges ont estimé que l’essentiel des charges reposait sur les déclarations de deux complices obtenues sous la torture.

Cette décision a fait hurler le premier ministre britannique, David Cameron, et la ministre de l’intérieur, Theresa May. M. Cameron avait déjà vivement critiqué la Cour européenne des droits de l’homme lorsque celle-ci s’était opposée, le 17 janvier, à l’extradition d’Abou Qatada pour les mêmes motifs. La Grande-Bretagne avait alors stigmatisé la Cour européenne et son action, contraire aux intérêts supérieurs de la lutte contre le terrorisme.

En réalité, Londres paye d’abord une politique qui a prévalu jusqu’en 2001 la conduisant à n’engager aucune action judiciaire contre les islamistes radicaux étrangers résidant sur son sol. Abou Qatada est ainsi arrivé en 1993 en Grande-Bretagne qui lui a accordé le droit d’asile au motif qu’il avait été détenu et torturé par les autorités jordaniennes en 1989 et 1990. Il obtient le statut de réfugié en 1994, et se voit autoriser à rester dans le pays jusqu’en 1998.

Londres privilégie alors la quête de renseignements sur ces mouvances islamistes radicales à toute poursuite, alors que nombre de militants djihadistes agissent depuis son sol. Selon la justice française, les liens entre Abou Qatada et le Groupe islamiste armé (GIA) en Algérie sont alors avérés. En 2009, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) tuera même un ingénieur anglais de 60 ans, faute d’avoir pu obtenir la libération de Qatada incarcéré. Les Britanniques ne voulaient pas jusque-là entrer en conflit avec cette population et donnaient la priorité à la paix civile en lui offrant dans la capitale une forme de sanctuaire qui sera communément désigné comme le "Londonistan".

La faiblesse du dossier judiciaire de Qatada est aussi intimement liée à la place prédominante prise par les services de renseignements dans la lutte antiterroriste. Qatada a été un interlocuteur régulier du MI5, chargé du contre-espionnage et de la lutte antiterroriste. Il a échangé et livré des informations aux autorités qui en ont fait bénéficier des services étrangers, notamment français. Comment poursuivre un homme qui vous renseigne ?

Cette politique a perduré après le 11 septembre 2001. Le 27 juin 2002, la Haute Cour de Londres avait refusé, dans un premier temps, l’extradition de Rachid Ramda, complice de trois attentats commis à Paris en 1995, vers la France, s’inquiétant de "la sécurité de l’accusé entre les mains des autorités françaises ". [...]

Les services de renseignements ne poursuivent pas les mêmes objectifs que la justice. Leurs enquêtes n’obéissent pas à des procédures contradictoires, et les droits de la défense y sont inconnus. Leur système de preuves n’est pas compatible avec le droit anglo-saxon tel qu’il fonctionne aujourd’hui. [...]

Faute de pouvoir extrader des suspects de liens avec le terrorisme, la Grande-Bretagne conserve une carte à jouer, celle de les juger sur son sol. Il lui faudra alors réunir les éléments de preuves et trouver des témoins. Un défi sans doute nécessaire pour une démocratie confrontée à un dilemme : faire cohabiter Etat de droit et protection de la population."

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