« Sciences, Raison et Laïcité ». Jean-Michel Besnier : “Le progrès : une idéologie comme une autre ?”

Colloque du CLR (Paris, 7 mai 11) 9 mai 2011

Jean-Michel Besnier

Professeur de Philosophie à l’Université Paris-Sorbonne

Le progrès : une idéologie comme une autre ?

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Le progrès est-il une idéologie comme une autre ?
Pourquoi pas ?

  • Comme toute idéologie, c’est une idée qui invite à la mobilisation. Elle a la force d’un mythe.
  • Comme toute idéologie, c’est une croyance et une conviction qui travestissent parfois la réalité. Les idéologies sont porteuses d’illusions, comme Marx a su le montrer… : on vous dit aujourd’hui qu’il faut aller de l’avant, entrer dans la compétition internationale, innover à tous crins et qu’on ne peut faire autrement. En invitant à cette dynamique, on montre clairement que la religion du progrès est encore vive…
  • On ancre souvent les idéologies dans une conception scientifique du monde. Celle du progrès se réclame volontiers de la biologie d’hier et d’aujourd’hui. Parmi ses arguments : la néoténie de l’homme par rapport à la complétude de l’animal, la perfectibilité comme définition de la nature en l’homme (cf. Rousseau et Sartre…), l’épigénétisme opposé au préformationnisme dans les théories sur la génération… Les idéologies sont toujours promptes à extrapoler à partir des savoirs scientifiques.
  • Idéologique, le progrès justifie une organisation sociale fondée sur le travail, la science et la technique. A ce titre il soutient la cause de l’éducation, de l’enseignement. Il justifie la valorisation de ceux qui savent, le mérite de ceux qui apprennent. Dans une société indifférente au progrès, les anciens qui sont dépositaires des traditions sont aux commandes, sans considération de leur vertu pédagogique… Le progrès, quant à lui, est naturellement au fondement des idéaux laïques.
  • Enfin, l’idée de progrès traduit le projet d’une émancipation et d’une amélioration morale : elle libère forcément des pesanteurs de la nature, elle humanise et rend autonome…

    C’est tout cela le progrès, et plus encore sans doute. Une idéologie à part entière qui a façonné nos esprits et nos attentes.
    D’un point de vue anthropologique et même géopolitique, c’est l’esprit de l’Occident : la manifestation d’une philosophie de l’histoire continue, reposant sur le sentiment que la nature n’est pas achevée, que la technique peut l’améliorer, que la nature humaine n’est pas davantage achevée et que l’éducation peut contribuer à l’épanouir.

Comme toute idéologie, l’idée de progrès est susceptible de relativisation : on peut la discuter, la mettre en perspective, en faire la contre-épreuve. Par exemple :

  • Prendre à témoin des sociétés qui se veulent closes, fondées seulement sur la tradition pour répéter ce qui a eu lieu (rituels, mythes d’origine…). Des sociétés sans histoire ou qui mettent tout en œuvre pour conjurer l’histoire (les Indiens décrits par Pierre Clastres : ils ont le pressentiment que le changement est toujours catastrophique).
  • Se souvenir des sociétés totalitaires qui prétendaient avoir achevé l’histoire, avoir réalisé l’homme nouveau, pouvoir geler le temps derrière des tracasseries administratives, des surveillances obsessionnelles, de la falsification de l’histoire, des opérations de décervelage…
  • Envisager des sociétés théocratiques qui refusent la mise en question des traditions et des coutumes, qui visent à imiter une Cité éternelle ou à neutraliser les événements grâce à l’ascèse, au cérémonial…
  • Faire signe du côté de l’Orient qui a fait prévaloir la spiritualité sur les idéaux modernistes, qui a bloqué dans l’œuf l’inventivité scientifique et technique (cf. la Chine).
  • Rappeler que les utopies – qu’elles soient rousseauistes ou non – cherchent à éviter la dénaturation qui accompagne forcément tout progrès : métaphysiquement, le progrès, c’est en effet le passage dans l’autre, la rupture avec le même : c’est donc le mal. La morale des utopies, c’est accepter l’éternel présent comme la clé de la sagesse…. Quand une utopie est favorable à la science et à la technique (cf. La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon), c’est pour décrire un fonctionnement social qui les bordent grâce à des impératifs moraux non soumis au temps, sur la base du sentiment qu’on peut surmonter les effets du péché originel.

Le progrès est, quoi qu’il en soit, une idéologie qui reflète des attitudes par rapport au monde et un engagement dans une histoire réputée sans fin et, pour cette raison, favorable à la liberté plutôt que source d’angoisse. Reste qu’il pose une question qui révèle clairement qu’il se situe dans le champ des valeurs et non pas dans celui des faits : pourquoi ce qui désigne étymologiquement un simple déplacement (le pas : progressus) doit-il signifier la direction vers un mieux (un progrès) ?

Il y a là un choix métaphysique, qui est devenu une évidence pour un temps, dans une histoire assez brève : en gros, de la Renaissance qui rompt avec le Moyen-Age et sa culture de l’éternel (le monachisme comme modèle, les traditions spirituelles comme exercices…) aux Trentes Glorieuses (de l’après-guerre aux années 1970).

  • Cette évidence a connu des mises en crise au cours des siècles mais elle les a surmontées, souvent de manière incantatoire : la misère sociale du XIXè siècle – celle des Misérables de Hugo, par exemple – fut bien dénoncée mais comme une injustice que l’histoire devra nécessairement supprimée. Cf. la fameuse tirade des Misérables : « Le progrès est le mode de l’homme. La vie générale du genre humain s’appelle le Progrès : le pas collectif du genre humain s’appelle le Progrès (...) Qui désespère a tort. Le progrès se réveille infailliblement, et, en somme, on pourrait dire qu’il a marché, même endormi, quand il a grandi. Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut ».
  • Le progrès : Une évidence qui a la peau dure et qui conduit même à refouler le hasard de l’évolution (celle que décrit Darwin) pour la transformer en un processus de complexification conduisant asymptotiquement vers une perfection (Spencer ou Teilhard de Chardin). L’une des perversions dans la lecture de l’évolution est en effet dictée par le préjugé du progrès : on devient insensiblement providentialiste pour éviter d’avoir à penser que les mutations sont aléatoires et que nous sommes dépourvus d’initiative dans la sélection naturelle (ex. Julian Huxley).
  • Une évidence qui s’est trouvée ébranlée par le constat formulé dans les années 1940 : « le progrès se paie de choses effroyables » (Horkheimer), mais ce constat ne touche pas aux valeurs de la civilisation, mais seulement à la croyance qu’elles sont toujours solidaires de celles de la morale. Le progrès matériel reste incontesté : on voyage plus vite, on vit plus longtemps, on est plus instruit.. Mais les méfaits de l’histoire nous obligent à dissocier l’amélioration morale de l’accumulation du savoir scientifique ou de l’acquisition du confort. Et souvent, l’on ne désespère pas de rectifier le tir, dans une volonté de réforme ou de révolution : on se dit par exemple que le progrès inducteur de malheurs pourrait être racheté avec de la politique ou de la religion (la révolution ou bien la mystique). Ou avec une moralisation de la science qu’on découvre vulnérable (cf. la compromission des scientifiques dans les guerres du XXè siècle). Bref, les « bavures » du progrès sont le prétexte à imaginer des remèdes qui nous maintiennent dans la dynamique de l’histoire, dans la préoccupation politico-morales d’une devoir-être.

Le progrès est donc bel et bien une idéologie. Mais, on n’aime plus la connotation du mot qu’a surexploité le marxisme. Disciple de Kant, je préfère dire, pour ma part, que le progrès participe d’une idée régulatrice pour l’action : il est une idée performative, qui appelle l’action dès lors qu’on y adhère, ou l’inertie et le désespoir dès lors qu’on y renonce. Invoquer le progrès, c’est d’emblée se donner les moyens de le constater – pour s’en réjouir ou pour le déplorer.

Dans les faits et en toute rigueur, il est difficile de déterminer des indicateurs objectifs susceptibles de dire qu’il y a progrès plutôt que changement ou répétition. Schopenhauer disait que dans l’histoire, c’est toujours « eadem sed aliter », une farce dans laquelle seuls changent les costumes, et il fournissait des arguments pour le souligner. Ivan Illich pouvait très bien montrer que le supposé progrès est toujours une illusion d’optique : les transports nous font aller plus lentement en nous encourageant à vouloir aller plus loin ; l’école nous abêtit et nous assujettit ; les sciences et les techniques ont conduit au perfectionnement des équipements militaires et elles produisent aujourd’hui une véritable panique morale ; la médecine a fait surgir des perspectives alarmantes, liées à la longévité accrue et au risque de surpopulation, à l’apparition de nouvelles maladies ou à la gestion des couvertures sociales ; les progrès de la sécurité des populations induisent de perverses entraves aux libertés démocratiques et engendrent parfois une dangereuse démission des citoyens…

Bref, la contre-productivité structurelle des innovations peut toujours être mise en évidence. Si nous y sommes hermétiques, c’est parce que nous cédons à l’idéologie issue de la Révolution française et de Condorcet qui croyait que nous allions métaboliser la totalité du mal en bien.

A l’ère des biotechnologies, certaines prédictions de Condorcet, qui devaient susciter l’enthousiasme, sont en passe d’être reçues par les plus clairvoyants comme de véritables menaces : ainsi, demandait-il en 1793, « serait-il absurde de supposer /…/ qu’il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable ? » (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain… « Dixième époque »).

L’immortalité est de nos jours le revers sombre de l’idée de progrès : on la réclame comme l’issue du processus d’amélioration autorisée par les sciences et les techniques. Cf. les thèmes des transhumanistes et les promesses hype des NBICs. qui illustrent les paradoxes des idéaux modernistes.

Le progrès supposait, pour s’imposer dans l’histoire de l’Occident, une valorisation de l’individu (les droits de l’homme) et une confiance dans la volonté individuelle (les Lumières). On s’aperçoit que la religion à laquelle il a donné lieu a fini par détacher cet individu de l’espèce (cf. Kant qui les associait encore étroitement : « l’individu meurt, seule l’espèce est immortelle »). Tous nos problèmes éthiques tiennent au fait que l’espèce est devenue terriblement abstraite pour les individus que nous sommes. La bioéthique et l’éthique environnementale sont là pour le rappeler. Les fantasmes d’immortalité en sont aussi le symptôme, entretenu par l’offre d’un marché économique qui exploite l’innovation technoscientifique comme un nouveau totem.

On veut l’immortalité, parce qu’on refuse la projection de soi dans un avenir illimité, tel que le voulait le siècle des Lumières : c’est un paradoxe seulement apparent car vouloir l’immortalité, c’est vouloir qu’il n’y ait plus de temps, plus de progrès donc. Les mouvements transhumanistes qui militent pour que les progrès technoscientifiques servent « l’augmentation de l’homme » ne parviennent pas à s’en tenir à la seule recherche d’une Humanité amplifiée (H+) : ils finissent par vouloir le posthumain, ie. la rupture avec l’homme. En ce sens, ils ne sont plus dans l’idéologie du progrès.

Ces mouvements sont d’ailleurs dans le fil de la révolution métaphysique portée par certains militants des années soixante qu’on ne pouvait confondre avec ceux qui attendaient l’issue d’une révolution marxiste (Cf. la contre-culture américaine : Timothy Leary…) : le salut était pour eux dans l’échappée verticale, étayée sur un changement de perception tel que la drogue pouvait y contribuer. Qu’ils le trouvent ensuite dans les technologies du virtuel n’a rien d’étonnant et ne les remet pas davantage dans le tissu de l’histoire.

Le progrès peut donc être une idée qui a perdu de sa substance, sans engendrer pour autant de revendication réactionnaire (la décroissance, le retour à la vie frugale, la simplicité volontaire… commencent toutefois à se faire entendre) : on le dénonce comme une idéologie datée, circonscrite à une culture dépassée (par la mondialisation, par le multiculturalisme…). On tend à lui substituer une autre idéologie, fondée sur une certaine fascination pour l’immaîtrise, le hasard et le transfert de l’initiative aux machines – fascination d’autant plus tentante que la maîtrise des Modernes aurait échoué, se serait révélée calamiteuse. Les technologies sont devenues autonomes (les objets intelligents vont se développer…) : on va donc pouvoir se confier à elles. On ne devrait qu’escompter les effets bénéfiques de l’immaîtrise à l’œuvre dans les nanotechnologies ou la biologie de synthèse. Reste à attendre la Singularité (le point Oméga, le Successeur…) qui résultera de l’émergence de nos tâtonnements technoscientifiques… L’argumentaire du posthumanisme s’étoffe de jour en jour.

Conclusion : le progrès : une idéologie ? Assurément. Comme une autre ? Non, pas vraiment. C’est une idéologie au service d’une Humanité qui consentait à son inachèvement, à une certaine fragilité et qui plaçait l’espoir dans le génie et l’usage de la volonté des hommes. C’est une idéologie qui allait à l’encontre d’une conception résignée du monde telle que les sociétés archaïques et théocratiques s’en nourrissent encore. C’est une idéologie qu’il importe de réactiver parce qu’elle est propice à l’effort collectif et aux idéaux d’émancipation appuyés sur le savoir et l’universalisme – c’est-à-dire, finalement, aux idéaux de la laïcité.


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