Note de lecture

J. Ponthus : La vie réelle des gens "qui ne sont rien" (G. Durand)

par Gérard Durand. 18 juillet 2020

[Les échos "Culture (Lire, entendre & voir)" sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Joseph Ponthus, A la ligne, éd. de La Table ronde, 2019, 272 p., 18 e.

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En règle générale je réserve mes notes de lecture aux essais ou aux textes d’actualité, pas aux romans dont l’appréciation est très personnelle. Ce livre fait exception et je ne suis pas sûr qu’il puisse être qualifié de roman, même si c’est dans cette catégorie qu’il a reçu une bonne demi-douzaine de prix littéraires. C’est une histoire qui vous prend aux tripes, qui vous fait découvrir la vie réelle des ouvriers, celle qu’on leur impose en 2019, c’est-à-dire aujourd’hui, ceux « qui ne sont rien » [1]. Et cela n’a rien d’un roman.

L’histoire est simplissime. Le personnage du livre (l’auteur ?) est devenu, après de bonnes études, éducateur spécialisé. Il le sera pendant plusieurs années avant qu’il ne décide de quitter la région parisienne pour rejoindre la Bretagne où réside celle qu’il aime. Ses espoirs de trouver un travail dans sa qualification restant vains, il embauche comme intérimaire dans les conserveries et les abattoirs de la région et réussit à trouver le temps d’écrire sur son quotidien.

Il choisit pour le faire un style déconcertant, les phrases sont courtes, nerveuses presque saccadées. Parfois il n’y a pas de phrases mais une simple série de verbes isolés qui s’alignent l’un en dessous de l’autre, et traduisent le rythme imposé par la chaîne, entraînant le lecteur dans ces cadences terribles.

L’embauche n’est possible que pour des contrats courts, quelques jours ou quelques semaines selon l’activité. Vient tout d’abord la conserverie de poissons avec ses caisses de 25 kg de crevettes qu’il convient de vider sur le tapis qui les conduit aux salles de préparation, décongélation, cuisson, mise en boîtes etc... Au rythme de 40 tonnes par jour dans une atmosphère à 8°. Opération élémentaire mais indispensable que l’on confie à des intérimaires car elle ne demande presque aucune formation. Le vocabulaire a évolué, l’ouvrier devient un « opérateur de production » et son chef une « personne ressources ». Les horaires sont décalés et comme l’usine n’est pas tout près il faut trouver un moyen de transport ; pas question de s’offrir une voiture, avec un peu de chance un collègue peut vous prendre au passage s’il a les mêmes horaires, sinon, reste le vélo. Maigre consolation en période de fin d’année, on apprend vite à sortir sans risque quelques langoustines, langoustes et même homards pour rehausser les repas familiaux.

Courte période de répit avec un contrat d’animateur pendant l’été, puis retour à l’usine avec un contrat long de deux mois. Adieu les crevettes, vient le tour des bulots. Des sacs de 500 kg qu’il faut vider et pelleter sur le tapis roulant vers la cuisson. Par équipe de deux, tant pis si l’équipier est un tire-au-flanc, le chef ne regarde que l’objectif, atteint ou pas. Le corps souffre, on rentre épuisé et il faut encore trouver la force de promener le chien. Le week-end passe trop vite et la récupération est difficile, la reprise du lundi à 4 heures du matin gâche un peu le repos du dimanche.

La conserverie nous a appris l’existence de métiers insoupçonnés comme « égoutteur de tofu ». Elle a aussi une activité saisonnière avec les pointes des fêtes de fin d’année. Après cette période, moins besoin d’intérimaires, fin de contrat que le chef confirme par cette phrase délicate « pour toi c’est fini ». Nouveau contrat de quelques semaines, cette fois dans un abattoir. Il commence par le nettoyage de locaux au sol et aux murs couverts de sang et de graisse et se poursuit par la poussée des carcasses vers la découpe. Les gouttières où sont suspendues les carcasses de bœufs ne sont pas automatisées : c’est jusqu’à 2 tonnes de viande qu’il faut faire avancer à la force des bras.

L’histoire se répète, en pire. Le squelette qui souffre et fait savoir qu’il ne tiendra pas longtemps. Le passage chez le kiné qui ne peut qu’adoucir. Mais il faut bien continuer et c’est le chargement des camions, 250 carcasses de porc à entasser dans chaque remorque. Le camion qui arrive en retard et qu’il faut attendre sans être certain d’être payé en heures sup. Le grand nettoyage les jours de visite des bouchers de la région, les vrais clients, à qui l’on montre des ateliers impeccables, en fait des ateliers Potemkine. Le jour de grève, par les seuls titulaires - l’intérimaire qui s’y risquerait étant aussitôt blacklisté dans les agences de la région, alors il doit assumer une partie du travail des grévistes pour que le dieu objectif ne soit pas fâché. L’accident de travail et ses 21 233 journées que l’on vous présente comme une perte pour l’entreprise et pas comme des dommages aux personnes. Le commercial qui vient choisir la carcasse destinée à son boucher préféré ; il choisit toujours celle du bout de chaîne, obligeant à de lourdes manipulations

Pour s’en sortir, notre personnage fait appel à sa culture, il se récite des poèmes, fredonne les chansons de Trenet ou Barbara, d’autres aussi chantent en travaillant « C’était tellement dur que je n’ai pas eu le temps de chanter ». D’autres enfin attendent la sortie et le verre d’alcool qui les aidera à oublier.

Ainsi va la vie des riens et des riennes en ce début de XXIe siècle dans la sixième puissance économique mondiale.

Gérard Durand

[1Selon les termes d’Emmanuel Macron, 29 juin 2017. Voir "« Les gens qui ne sont rien » : la petite phrase de Macron qui ne passe pas", leparisien.fr , 2 juil. 17 (note du CLR).



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