"L’enseignement laïque du fait religieux" (CLR, 24 av. 18)

J.-P. Sakoun : "L’enseignement des faits religieux" (Colloque du 24 av. 18)

Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité République. 16 mai 2018

Depuis la naissance de l’enseignement laïque par la grâce – si j’ose dire – des lois Ferry-Goblet de 1881-1886, l’enseignement religieux, c’est-à-dire l’enseignement du dogme, a disparu progressivement de l’école publique.

Bonne mère, la République, qui n’est pas antireligieuse mais qui fut et reste anticléricale, c’est-à-dire opposée à l’influence des églises sur la politique de la Nation, avait réservé des plages de liberté, ce fameux jeudi après-midi devenu mercredi, pour que les enfants de familles croyantes puissent se rendre qui au catéchisme, qui au Talmud Torah, qui à « l’école du dimanche du jeudi », qui… au patronage laïque.

En séparant les Églises de l’État, en émancipant radicalement les jeunes esprits des influences dogmatiques afin de leur donner les outils critiques de leur citoyenneté, libre à eux de l’exercer sans entrave dans les limites de la loi et pour le bien public, la République s’appuyait, plus qu’aucun autre système démocratique, sur LE pilier qui assurait son avenir, l’école laïque. Et l’école laïque proposait des savoirs disciplinaires fondés sur la raison.

Son pari était que seuls les savoirs permettaient de meubler les esprits, d’équiper la pensée, et de donner les moyens à chacun de sa liberté citoyenne. Dans son respect de l’enfant, de l’élève, dans l’honnêteté de ses maîtres, il n’y avait pas de place pour la démagogie, encore moins pour le révisionnisme. Les savoirs, scientifiques, mis petit à petit à l’honneur pour produire ces ingénieurs et ces artisans qualifiés dont avait besoin la Nation, s’accordaient aux Humanités, aux sciences humaines et sociales. Histoire, latin, philosophie, Lettres tenaient un rôle d’autant plus essentiel que le patrimoine culturel de la France était immense et constituait un gisement tout trouvé pour nourrir les esprits.

On étudiait donc Clovis, Jeanne d’Arc, les bâtisseurs de cathédrale, Joseph Barra et les Révolutions, l’art de la Renaissance et la grande peinture du 17ème siècle, le Sillon de Marc Sangnier et la verve anticléricale de Clémenceau.
On étudiait Roland à Roncevaux et Ysengrin, Rabelais et Ronsard, Fénelon et Bossuet, le Tartuffe de Molière et les pièces jansénistes de Racine, Marivaux et Laclos, Hugo et Balzac, Baudelaire et Francis Jammes
On se courbait sur Saint-Augustin, Thomas d’Aquin Pascal, Descartes, Montesquieu, Rousseau, Renan, Comte, Tocqueville…

Et cette pâte de l’histoire, de la philosophie, de la littérature, du latin et de la rigueur des mathématiques, de la physique, des Sciences naturelles, de la leçon de choses du primaire, fabriquait, comme un ciment à prise lente, des petits Français, laïques, républicains et citoyens.

Tels des petits M. Jourdain, ces écoliers, ces collégiens, ces lycéens, assimilaient progressivement ce qu’il fallait de connaissance des phénomènes religieux pour être capable d’une part de leur donner leur juste place, d’autre part de s’en servir pour comprendre a minima les signes du monde qui les entourait, de la synagogue aux yeux couverts d’un bandeau au chevet de la cathédrale de Strasbourg, dont ils pouvaient apprécier aussi bien la flexible beauté que le symbolisme chrétien, aux représentations mystiques d’une Sainte Catherine d’Alexandrie armée de sa palme et de sa roue brisée et dentée.

À côté de ce courant de connaissances des religions, qui s’inscrivait dans l’architecture générale d’un savoir en construction, ils apprenaient, de la même façon, par capillarité, les fondements de nos lois, de l’art, de la langue, la beauté et la diversité de leur pays. Bref, tous Jourdain qu’ils étaient, étudiant sans le savoir les phénomènes religieux, juridiques, littéraires, les paysages, les mécanismes scientifiques, ils devenaient des citoyens aptes à vivre en société et à y apporter leur pierre.

Cette méthode d’une belle efficacité, d’un grand optimisme, pariant sur l’intelligence en se fondant sur les Lumières, a tellement bien fonctionné qu’aujourd’hui, les philosophies dogmatiques que sont la plupart des religions, en tout cas les religions révélées, de loin les plus fréquentes sous nos latitudes, ont vu le nombre leurs adeptes fondre, sans que la République n’ait jamais, bien au contraire, interdit quelque culte - non sectaire - que ce soit…

Or on a vu soudain, à travers des réflexions qui remontent aux années des accords Lang-Cloupet, et qui se sont développées du rapport Joutard de 1989 au fameux rapport Debray de février 2002, réapparaître dans l’espace public la préoccupation d’un enseignement de ce bizarre objet que sont les « faits religieux ».

Pourquoi, à la suite de toutes les pressions cléricales pour diviser l’école et canaliser les enfants des classes moyennes vers le privé confessionnel, Loi Debré, Loi Guermeur, renoncement au grand service public de l’école, accords Lang-Cloupet, loi Carle, et la plus récente, l’obligation de la scolarisation à trois ans qui permet le financement des maternelles privées confessionnelles, pourquoi donc est soudain revenu sur le devant de la scène scolaire cette urgence de faire une place spécifique aux « faits religieux » ? Pourquoi nommer « faits religieux » ce qui n’est qu’un ensemble d’éléments s’inscrivant dans l’histoire, dans la littérature, dans la philosophie, sous l’angle d’une croyance, et ne pas insister tout autant pour donner une place spécifique aux faits juridiques, aux faits athées, aux faits que l’on voudra, pourquoi les individualiser et les extraire de cette pâte homogène qui crée le savoir ?

Comme le dit Pierre Hayat, professeur de philosophie, « ceci ne dénote-t-il pas une volonté de piratage de l’enseignement laïque et rationnel par l’idée selon laquelle le fait religieux serait un "fait social total transhistorique". D’après ce présupposé dogmatique, il y aurait en tous lieux et en tout temps "du religieux structurant" dans les sociétés humaines, comme s’il s’agissait d’une donnée anthropologique éternelle.

Mais dans cette hypothèse, que retient-on de la sécularisation qui accompagne la modernité ? Et que fait-on des droits de l’homme qui accompagnent la laïcité ? Ce "fait social total" ne s’est-il pas fissuré ? Le "tout religieux" ne s’est-il pas heureusement fragmenté ? N’est-il pas débordé en profondeur ? Le recouvrement de ce progrès historique inoubliable accompagne peut-être l’idéologie réactionnaire contemporaine de la "post-sécularité" et de "laïcité post-séparatiste". Si la spiritualité et la symbolicité sont transhistoriques, celles-ci ne se réduisent pas à du religieux. »

En 2018, 63 % des Français sont athées ou agnostiques, et parmi les autres, moins de 10 % des Français ont une pratique religieuse qui dépasse la fréquentation d’un lieu de culte une fois par an en moyenne. La France, par des voies démocratiques et optimistes, est devenue, derrière des pays qui, eux, ont voulu éradiquer la foi, Russie et Chine, le troisième pays le moins pratiquant du monde. C’est un fait.

Alors plutôt que les faits religieux, dont nous continuons à ne pas savoir ce que recouvre cette expression, si nous remettions des savoirs dans l’école, pour modeler des citoyens rationnels, à la formation desquels la compréhension d’un tableau de Fra Angelico ou d’une œuvre de musique sacrée ne seront pas étrangers ?

Jean-Pierre Sakoun,
président du Comité Laïcité République
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