Revue de presse

J.-P. Le Goff : "Le gauchisme culturel et le retour des fondamentalismes les plus divers se nourrissent l’un de l’autre" (L’Express, 17 juin 21)

Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue, auteur de "La société malade" (Ed. Stock, mars 2021). 14 juillet 2021

"[...] Un de vos concepts, le "gauchisme culturel", que vous avez développé dans Mai 68, l’héritage impossible [1998], est désormais une expression courante sur les plateaux télé pour désigner tout un tas de choses : les "élites déconnectées", les "médias bien-pensants"... Reconnaissez-vous votre "bébé" ?

Pas vraiment. A l’origine, la notion de gauchisme culturel renvoie à une dimension de l’héritage de Mai 68 différente de l’extrême gauche traditionnelle se réclamant de la lutte des classes et des révolutions passées. Pour le dire de façon schématique, ce courant a été porteur d’une contre-culture, tout particulièrement dans le domaine des moeurs ; il a érigé l’autonomie individuelle en absolu contre des institutions considérées comme de purs instruments de domination et d’aliénation.

Dans les années 1980, le gauchisme culturel a fini par être récupéré et institutionnalisé par la gauche au pouvoir en mal de projet et de modernité. Il s’est diffusé dans la société sous la forme d’un conformisme de l’anticonformisme et de la transgression socialement assistée. C’est toute une anthropologie individuelle et sociale qui a été radicalement remise en question. Nous en subissons encore les effets.

L’hégémonie du gauchisme culturel est maintenant battue en brèche par une droite revancharde qui impute à Mai 68 la responsabilité de tous nos maux et continue de croire que c’était nécessairement mieux avant. Entre un gauchisme culturel décomposé et le retour des idéologies rétrogrades, la bataille est rude pour occuper le centre de l’"essoreuse à idées" médiatique. Chaque camp se nourrit de ce qu’il dénonce dans une spirale sans fin.

Le milieu intellectuel n’échappe pas à ce tourbillon et peut se trouver aspiré par lui dans une course à la publication d’opuscules dont les titres et le ton imprécateur retiennent l’attention des médias et des réseaux sociaux. Il faut de tout pour faire un monde et les polémiques ont leur place. Mais, à vrai dire, la question de savoir à quel camp appartient tel ou tel intellectuel n’intéresse qu’un milieu restreint qui se croit encore le centre du monde dans les ruines du Quartier latin.

Sans surestimer leur ampleur, les nouvelles luttes regroupées sous le terme américain de "woke" n’en constituent pas moins un danger pour les libertés démocratiques...

Soyons clairs : la critique sans concession du "politiquement correct" de gauche et la défense de la liberté de parole et de pensée sont plus que jamais d’actualité. Mais les néoféministes, les antifas, les indigénistes et les déboulonneurs de statues... représentent des groupes d’activistes minoritaires coupés de la grande masse de la population. Ils acquièrent de l’audience grâce à leur activisme sur les réseaux sociaux et à des actions spectaculaires aussitôt répercutées par les médias ; ils bénéficient de la sympathie de journalistes militants ; des politiques et des responsables cèdent à leurs pressions par opportunisme et souci de leur image...

Cela fait beaucoup et nécessite une critique et une opposition sans concession. Mais la France ne vit pas pour autant à l’heure de la cancel culture américaine. On ne saurait passer son temps à guetter et dénoncer la moindre élucubration, en prêtant en contrepoint une oreille complaisante aux thèses de l’extrême droite, qui profite de l’occasion. En polarisant l’attention et la réflexion sur les extrêmes, on les place au centre ; on enferme le débat dans un cercle vicieux qui répète toujours la même chose dans une sorte de punching-ball permanent. Plutôt que de dénoncer et de polémiquer dans tous les sens, il s’agit de comprendre comment le gauchisme culturel et le retour des fondamentalismes les plus divers se nourrissent l’un de l’autre.

Aujourd’hui, certains à droite disent que la laïcité ne suffit pas pour faire barrage à l’islamisme et qu’il faut rechristianiser la France. Qu’en pensez-vous ?

Le regain du christianisme comme religion socialement utile m’apparaît comme un retour en arrière réactif et une impasse. Qu’on le déplore ou non, le temps de la chrétienté comme modèle d’unité sociale est derrière nous, et croire qu’on pourrait le faire valoir, même sous une forme renouvelée, pour faire barrage à l’islamisme est une illusion. Bien plus, le retour du christianisme sous cette forme me paraît symptomatique d’une conception cynique de la religion qui en fait un instrument moral et politique et pervertit la distinction des ordres.

Reste que la religion et la culture chrétienne font partie intégrante d’un héritage civilisationnel auquel je tiens, sans pour autant prétendre les faire valoir comme un remède pour résoudre la crise politique et culturelle. La religion n’a pas le monopole des "valeurs" et de la morale et son mélange avec la politique aboutit à des salmigondis qui font perdre de vue son domaine propre tout comme celui de l’autonomie du politique.

La distinction institutionnelle de l’Etat et des religions me paraît un acquis essentiel de notre histoire, tout comme la conception républicaine de la citoyenneté, qui implique le libre examen, l’usage de la raison dans l’espace public et politique. Céder ou jouer les noyeurs de poisson sur ces principes, c’est faire le jeu de l’islamisme et du fondamentalisme religieux.

Dans les milieux intellectuels, chacun est aujourd’hui sommé de dire s’il est de gauche ou de droite. Est-ce que cela a un sens pour vous ?

Il y a longtemps que je ne raisonne plus de la sorte. Quand j’essaie d’analyser et de mieux comprendre la période que nous vivons, je ne me pose jamais la question en ces termes. La vérité et la morale n’appartiennent pas à un camp. Quant à la politique, comme nombre de citoyens, j’entends juger sur pièces un projet crédible et cohérent.

Contrairement à ce qu’a pu affirmer un gauchisme soixante-huitard, tout n’est pas politique. Historiquement, la gauche - et plus particulièrement, le communisme - a donné à la politique une mission prométhéenne en mélangeant différents plans : une conception globale de la marche de l’Histoire, une morale, voire une esthétique, qui se référaient à la classe ouvrière et aux couches populaires comme des garants de la véracité de la doctrine et de la supériorité morale dans la défense des opprimés. Tout cela est tombé en morceaux. Mais, curieusement, la gauche médiatique et branchée continue de se croire dépositaire d’une certaine idée du Bien en jouant les imprécateurs, notamment dans le domaine des moeurs et de la culture.

La droite apparaît intellectuellement libérale face à cette gauche bête et sectaire. Sa force réside dans le fait qu’elle reconnaît l’importance des problèmes que la gauche a tendance à dénier ou secondariser (sécurité, immigration, islamisme, droit à l’enfant, euthanasie...). Mais une partie de la droite brandit facilement l’étendard des "valeurs", en espérant une restauration qui mettrait fin à la décomposition sociale et culturelle qui ne date pas d’aujourd’hui.

Sa critique du "progressisme" ne se limite pas à la fuite en avant moderniste dans tous les domaines, mais elle s’en prend à la modernité "matérialiste" et aux Lumières, synonymes d’abstraction et de démesure. Une frange extrême rêve d’un "parti de l’ordre" qui ferait appel au "peuple" et ne s’embarrasserait guère de l’Etat de droit. Dans ce cadre, la Russie poutinienne peut servir, sinon de modèle, du moins de source d’inspiration contre la "décadence" des démocraties européennes. Si l’on en croit ses partisans, celle-ci aurait su restaurer - à sa manière -l’autorité de l’Etat, défendre les "bonnes moeurs", réhabiliter les valeurs traditionnelles et la chrétienté. Les libertés et la laïcité passent facilement à la trappe dans cette optique illibérale et populiste.

Certains intellectuels expliquent les succès électoraux croissants du RN par le fait que, ces dernières années, une grande partie des élites a méprisé, voire diabolisé, la "common decency" ["décence commune, ordinaire"] émanant du diagnostic populaire. Partagez-vous ce constat ?

La déconnexion d’une partie de la classe politique, journalistique et intellectuelle, avec le sens commun et les préoccupations des couches populaires est une réalité. Le Rassemblement national a su l’exploiter à sa manière. Mais il ne suffit pas, là non plus, de le dénoncer. Il faut s’interroger sur les causes et le processus qui ont creusé un tel fossé entre une partie des élites et les citoyens ordinaires. Dans ce cadre, le nouveau contexte historique, les parcours de vie et de formation des élites en question, leur méconnaissance des mentalités populaires - voire pour certains leur mépris - me semblent déterminants. Cela n’implique pas pour autant de parer les couches populaires ou "ceux d’en bas" de toutes les vertus et de diaboliser à l’inverse les élites dirigeantes.

La notion de common decency mise en avant par Orwell s’étayait à l’origine sur un mouvement ouvrier structuré et un tissu social qui était celui de la social-démocratie britannique. Qu’en est-il aujourd’hui ? Si la décence ordinaire n’a pas disparu, force est de constater que le mouvement ouvrier tel qu’on l’a connu dans le passé est historiquement mort. La combinaison du chômage de masse avec l’érosion du tissu éducatif et des solidarités collectives antérieures a abouti à des
phénomènes de déstructuration anthropologique. C’est sur ce terrain déglingué que viennent se greffer les croyances les plus folles, le complotisme en est un exemple frappant.

La question est vaste, mais... comment sortir d’une telle situation ?

Avec l’élection présidentielle, la logique des camps va s’accentuer. Mais les interrogations demeurent : comment a-t-on pu en arriver là ? Comment répondre aux défis fondamentaux auxquels le pays se trouve confronté ? Sur quelles ressources peut-on s’appuyer ? C’est en travaillant plus à fond ces questions qu’il me paraît possible de reconstruire, en dépassant ces fausses alternatives qui tiennent le haut du pavé et bouchent l’horizon. Pour ce faire, la rencontre entre les intellectuels soucieux de comprendre le monde et ceux qui se trouvent confrontés à l’épreuve du réel, en situation de responsabilité et d’action, me paraît plus que jamais d’actualité. Il en va de même des idéaux premiers de l’éducation populaire : développer l’esprit critique, partager le patrimoine culturel, former des élites issues du peuple. C’est la condition pour sortir de l’entre-soi, des oppositions sommaires et des polémiques stériles qui tournent en rond."

Lire "Gauchisme culturel vs idéologies rétrogrades : sortir de l’essoreuse à idées".


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