Revue de presse

J.-P. Le Goff : "Des lendemains qui chantent à la pénitence perpétuelle" (Causeur, mars 15)

Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue. 1er avril 2015

"Pendant la seconde moitié du XXe siècle, la gauche française s’est métamorphosée : porteuse autrefois d’une projet d’émancipation sociale, elle patauge aujourd’hui dans l’expiation perpétuelle des fautes réelles ou supposées du passé sombre de l’homme blanc. Cette idéalisation des peuples dominés a évacué la lutte des classes et toute forme de fierté nationale. Une réécriture de l’histoire dont les islamistes ont su parfaitement profiter.

Au vu de la décomposition actuelle de la gauche, il est difficile pour les jeunes générations de comprendre comment, au siècle dernier, elle prétendait changer la société et le monde. Les différents partis de gauche pouvaient alors s’appuyer sur la réalité d’un mouvement ouvrier issu du XIXe siècle, fort de ses propres valeurs, de ses associations, de sa common decency ancrée dans le monde du travail, de l’habitat et des loisirs ouvriers. Pour beaucoup, la gauche incarnait tout à la fois la rupture avec l’ordre établi, les combats de la classe ouvrière, le projet d’une société radicalement nouvelle sous les traits du socialisme ou du communisme. Pour reprendre une formulation marxiste célèbre en son temps : « En se libérant, la classe ouvrière – qui était supposée n’avoir rien d’autre à perdre que ses chaînes – allait libérer l’humanité tout entière. » Après la Révolution française et dans son sillage, la gauche entendait ainsi franchir une nouvelle étape d’une histoire en marche vers son émancipation. Le caractère prométhéen d’une telle prétention conférait aux militants de gauche les plus idéologisés une assurance et un caractère combatif, imperméables aux épreuves du réel, qui désarçonnaient souvent leurs adversaires.

En un demi-siècle, s’est opéré un grand retournement : l’avenir supposé radieux du socialisme ou du communisme a disparu de l’horizon ; la gauche a non seulement abandonné une telle prétention messianique, mais elle est devenue l’un des vecteurs d’une mésestime de soi qui est au cœur du malaise français et européen. Ce retournement n’est pas une simple affaire de « trahison ». Il s’inscrit dans une grande désillusion et dans la déliquescence intellectuelle dans lesquelles la gauche s’est débattue et se débat encore.

La seconde moitié du XXe siècle a vu la fin du paupérisme et le triomphe d’une nouvelle société de consommation et de loisirs, qui a entraîné une relative pacification des rapports de classe et l’émergence d’un individualisme nouveau, peu enclin aux engagements sacrificiels du passé. La classe ouvrière elle-même, sur laquelle nombre d’intellectuels avaient projeté leurs propres conceptions, n’était-elle pas en train de s’« embourgeoiser » ? Dans les années 1950-1960, des intellectuels engagés reportèrent leur espoir de révolution sur les luttes des peuples du tiers-monde (du Maghreb, d’Afrique, d’Amérique latine, d’Indochine…). Ces derniers devenaient les nouveaux « damnés de la terre », prenant la relève du prolétariat dans une optique de règlement de comptes rédempteur des fautes et de la domination de l’Occident. Nul n’a incarné mieux que Sartre cette mauvaise conscience de l’intellectuel « petit bourgeois » qui n’en finissait pas de régler ses comptes, allant jusqu’à justifier les violences les plus barbares envers les Européens : « L’arme d’un combattant, c’est son humanité, écrivait-il dans la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon. Dès le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé [1]. »

La mésestime de soi portée par des intellectuels révolutionnaires allait franchir une étape d’un nouveau genre dans le sillage de Mai 68. Avec la grève générale, cet événement iconoclaste a pu un moment laisser penser que la lutte des classes dans les pays développés pouvait repartir comme avant. Mais la rencontre entre les étudiants révolutionnaires soixante-huitards et la classe ouvrière n’a pas vraiment eu lieu, échec qui a nourri chez beaucoup d’amères désillusions. Dans le même temps, le « gauchisme culturel » issu de l’hédonisme soixante-huitard, du féminisme radical et de l’écologie politique naissante, prenait le dessus.

Dans ce premier creuset, fait de désillusions envers la classe ouvrière et de développement du gauchisme culturel, va se développer la figure du « beauf » conformiste et « facho ».

Dans les années 1980, sous le Mitterrandisme triomphant, ce gauchisme culturel fera office de substitut doctrinal pour une gauche dépourvue d’idées avant de se diffuser à l’ensemble de la société. La création de SOS Racisme avec l’aide du pouvoir socialiste réactive l’image du Français beauf et raciste et promeut de fait le communautarisme ethnique sous le fameux slogan « Black, Blanc, Beur » ; la rupture est consommée avec la lutte des classes et le modèle d’intégration républicain [2]. Au « roman national épique » du gaullisme et du communisme succède une histoire pénitentielle centrée sur les pages sombres de notre histoire, tout particulièrement celles de Vichy, de la collaboration et du colonialisme. L’écologie politique y ajoute la destruction de la planète, et la repentance sur l’esclavage viendra bientôt enfoncer le clou. Notre passé n’est plus composé que de fautes inexpiables appelant une réparation infinie envers les peuples ; la France et l’Europe, et plus largement les pays occidentaux, sont responsables de tous les maux. En contrepoint, une référence angélique aux « droits de l’homme », coupée de tout ancrage historique et civilisationnel, va développer l’illusion que les droits de l’homme sont la chose la mieux partagée par tous les peuples du monde [3].

L’idée de nation, avec son histoire propre et ses acquis, est assimilée au nationalisme xénophobe et chauvin, tandis que des associations communautaristes et victimaires vont faire valoir des droits dans une logique propre à entretenir la haine et le ressentiment. La nation, considérée comme historiquement dépassée, tend à se dissoudre dans une Europe qui a elle-même le plus grand mal a assumer son propre héritage culturel. Les nouvelles générations seront éduquées dans ce nouvel « air du temps », par des enseignants peu soucieux d’assurer la transmission d’une culture avec laquelle eux-mêmes sont en rupture.

Dans ce domaine comme dans les autres, la gauche a pratiqué la fuite en avant qui l’a entraînée vers un relativisme culturel et un multiculturalisme ethnique et communautaire qui suscitent des contradictions à l’intérieur de ses rangs. Mais la gauche n’est pas seule en cause. Si elle a pu, des années durant, jouer le rôle d’avantgarde, une partie de la droite l’a rejointe dans sa fuite en avant, et c’est tout un ethos des démocraties européennes qui est aujourd’hui mal en point.

Le terrorisme islamique et l’islamisme radical sont venus ébranler une société qui s’était crue sans ennemis, à l’abri des désordres du monde. Cela peut être une occasion pour la France et l’Europe de se relever, de se réapproprier leur propre histoire, de défendre et de faire valoir leurs acquis. Nous ne pouvons plus évacuer la question de ce qui nous spécifie, comme pays et comme civilisation. Ce qui implique d’abord de définir précisément ce à quoi nous tenons dans l’héritage qui nous a été transmis, tant bien que mal, à travers les générations.

La mésestime de soi se nourrit de la déculturation historique et de son corollaire, un doute profond sur l’avenir de notre propre culture. L’insidieuse question « À quoi bon ? » mine l’envie de penser et d’agir. L’éclectisme, le pacifisme et les bons sentiments, piliers de la nouvelle idéologie, nous désarment face à toute agression. Nous ne manquons pas de ressources, mais sommes nous prêts à payer le prix de la confrontation avec ceux qui nous haïssent et veulent nous détruire ? Telle est, en fin de compte, la question que la France et les autres démocraties européennes doivent trancher : si elles entendent peser à nouveau dans l’histoire, elles devront accepter le conflit et le tragique qui accompagnent son cours."

[1Jean-Paul Sartre, « Préface », Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero 1961.

[2Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national, collection « Le Débat », Gallimard, 1993.

[3Marcel Gauchet, "Les droits de l’homme ne sont pas une politique", Le Débat, n°3, juillet-août 1980, texte repris dans La démocratie contre elle-même, Gallimard, Tel, 2002 (note du CLR).



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