Revue de presse

J.-P. Le Goff : "Coronavirus : retour du tragique et « réserves d’humanité »" (Le Figaro, 19 mars 20)

Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue. 23 mars 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"[…] D’un pays morcelé

En France, cette pandémie intervient dans un pays morcelé marqué par la crise des « gilets jaunes » et un conflit contre la réforme des retraites qui paraissait sans fin. La suspicion, le ressentiment, voire la haine se sont développés non seulement envers une partie des gouvernants, des politiques et des journalistes, mais au sein même des rapports sociaux. Les dénonciations victimaires et les plaintes en justices se sont multipliées au fil des ans.

On pouvait et on peut encore s’interroger : quel fond commun historique et culturel maintient l’unité et empêche le pays d’aller vers un délitement ? Ce qui nous unit est-il toujours aussi important ? Ces questions anxieuses qui minent le moral de nombreux Français sont en tout cas aujourd’hui mises entre parenthèses ou peuvent apparaître comme secondaires au regard des enjeux vitaux de santé publique et la nécessité de faire front. Mais l’interrogation demeure : sommes-nous capables de nous penser unis et solidaires face à l’épreuve sans pour autant nier nos différences et nos contradictions ?

La rupture introduite par cette épidémie ne bouscule pas seulement nos habitudes et nos comportements, elle interroge des idées et des représentations qui semblaient solidement ancrées dans le nouvel air du temps. Dans ce moment où la vie de milliers de personnes est en jeu, l’homme n’est plus considéré comme une « espèce parmi d’autres », et l’on fait valoir à son endroit le principe de précaution ; la science et la technique ne sont plus envisagées négativement sous l’angle de l’asservissement et de la dévastation de la nature, mais retrouvent une finalité humaine de progrès, a contrario des modernistes à tous crins comme de ceux qui mythifient le « bon vieux temps ». Il en va de même des conceptions néolibérales qui ont érigé le marché en modèle de référence pour l’ensemble des activités sociales, réduisant la santé à un simple bien marchand. Ces conceptions ont rendu la France et l’Union européenne dépendantes de l’étranger dans des secteurs stratégiques indispensables à notre souveraineté.

Du peuple adolescent

Les réactions premières à la pandémie ont fait apparaître un fossé entre les générations et l’importance prise par un « peuple adolescent » qui s’investit inconsidérément dans les réseaux sociaux où le complotisme et le catastrophisme planétaire sont largement présents. Depuis plus d’un demi-siècle, l’adolescence a été socialement valorisée comme elle ne l’avait jamais été auparavant. Cette période transitoire de la vie marquée par l’importance de l’imaginaire, la révolte contre l’autorité et des attitudes de transgression s’est érigée en nouveau mode de comportement social qui déborde cette tranche d’âge et se montre spontanément réticent aux exigences et aux contraintes de la vie sociale.

Les interdits et les sacrifices demandés se sont heurtés dans un premier temps à cette mentalité adolescente qui développe un rapport ambivalent à l’État et aux institutions. Ces derniers sont considérés d’emblée comme des agents de domination et soumis à une suspicion permanente, en même temps qu’on exige d’eux qu’ils répondent au plus vite à ses besoins et à ses désirs, selon la logique du client roi, sous peine d’être accusés d’injustice et de répression. La crise sanitaire n’a pas fait disparaître cette mentalité, mais elle a replacé au centre l’autorité de l’État et sa fonction de protection et de garant de l’unité national. La primauté de l’intérêt général, la référence à une « situation de guerre » n’impliquent pas de longs débats face à l’hubris adolescente. La démagogie jeune n’a plus vraiment bonne presse, au moins pour un temps.

Du confinement et des loisirs modernes

Le « confinement » qui limite et encadre les déplacements peut apparaître comme d’autant plus contraignant que la vie moderne paraît structurée à l’inverse de l’idée pascalienne selon laquelle « tout le malheur de l’homme vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». Le temps arrêté de la vie sociale ouvre une brèche dans l’affairement, renvoie l’individu à lui-même, à ses propres ressources internes, fruits d’une éducation première, d’un parcours de vie et de formation. Les appels à profiter de ce temps de « confinement » pour s’éduquer, retrouver le goût de la lecture, écouter de la musique…, pour nécessaires qu’ils soient, ne peuvent être érigés en modèle alternatif d’activité pour l’ensemble de la population.

La temporalité de la vie sociale n’est pas seulement marquée, pour ceux qui ont un emploi, par l’alternance de la vie privée et de l’activité de travail, mais par un « temps libre » meublé par de multiples activités. En contrepoint aux pressions et au modèle de la performance véhiculé dans les entreprises et dans la société, le « loisir » est devenu un pôle de référence de la « vraie vie » où l’individu s’extrait des contraintes de la vie en société.

Dans ce cadre, le « festif » s’est pleinement intégré à la vie sociale, jouant le rôle de décompression et de catharsis. Les festivals de musique et d’autres « événements » de type fusionnel rassemblant des milliers de personnes sont particulièrement prisés par le peuple adolescent avide des sensations fortes et de quelques transgressions. Dans ces conditions, on comprend que le « confinement » puisse être vécu comme un sacrifice et une contrainte particulièrement difficile à accepter, voire insupportable.

Des médias et des réseaux sociaux

Les réactions à la pandémie sont révélatrices du mode de fonctionnement des sociétés démocratiques et de ses effets ambivalents. L’événement s’est trouvé d’emblée intégré dans les moyens modernes d’information et de communication en continu. Dans ce flot ininterrompu qui se renouvelle sans cesse et a tendance à aplatir tous les phénomènes sur le même plan, il est parfois difficile de distinguer le principal du secondaire et le vrai du faux. Et comment se fier aux réseaux sociaux avec leur déferlement de subjectivité émotionnelle, de « fake news », de phrases chocs qui cherchent à tout prix un effet de distinction ?

La demande de transparence comme une sorte de garantie qu’on ne nous cache rien s’effectue désormais dans la crainte des mauvaises nouvelles et l’incertitude des lendemains : « Qui est vraiment malade, qui est contagieux et qui ne l’est pas ? », « Aurons-nous assez de moyens pour faire face, ou serons-nous contraints à faire des choix drastiques pour sauver des vies ? » Ces questions légitimes relayées par les grands médias ont entraîné, non sans mal, une prise de conscience salutaire en même temps qu’elles renforçaient l’anxiété dans les rapports sociaux.

Dans cette crise inédite, tout est allé très vite, et la méfiance première envers les médias peut désormais sembler hors de propos. Face à des enjeux vitaux, le journalisme militant, les communicants et leurs éléments de langage, tout comme les querelles politiciennes sur les plateaux, sont apparus soudain dérisoires et creux. Les postures de rebelle et la dérision systématique, les paroles provocatrices, les polémiques médiatiques qui tournent en rond… ne font plus vraiment recette. Le monde médiatique et ses tendances à l’entre-soi se sont trouvés chamboulés ; l’épreuve du réel est revenue en force dans les témoignages et les appels des médecins et des soignants.

Les grands médias audiovisuels tant décriés sont apparus dans ce moment critique sous un jour nouveau, mettant en garde contre les fausses nouvelles, retrouvant leur rôle premier d’information et de médiation. Quant aux réseaux sociaux, ils peuvent aussi servir à retisser des liens d’entraide et de solidarité qu’on aurait pu croire disparus sous le règne des m’as-tu-vu et de la délation. Mais pour combien de temps ?

De l’ambiguïté de l’histoire et des élites en situation

Les démocraties modernes sont confrontées à un défi sans précédent qui révèle leurs faiblesses internes en même temps qu’il fait appel à un sursaut et à des ressources humaines qui sont toujours présents. L’épreuve opère un tri entre les beaux parleurs, les demi-habiles et ceux à qui on peut accorder notre confiance parce qu’ils savent de quoi ils parlent et s’engagent dans leurs paroles et dans leurs actes. En l’affaire, l’éducation première, l’expérience humaine et professionnelle, le partage d’un sens commun sont décisifs. Le politique peut retrouver sa dignité et sa crédibilité pourvu que ceux qui l’incarnent assument clairement leur rôle et l’autorité liés à leur statut et leur fonction.

Dans ces moments exceptionnels de l’histoire ressurgissent des élites dans les différents domaines d’activité et des « réserves d’humanité » que l’on pouvait croire disparues auparavant. Issues des différentes catégories sociales, d’appartenances politiques, idéologiques, culturelles diverses, elles constituent les forces vives de la nation et des exemples auxquels s’identifier. C’est sur ceux-là qu’il faut compter.

Nous sommes confrontés à l’incertitude sur le développement présent et futur de la contagion et ses effets sociétaux. Le pire n’est jamais sûr. Souhaitons en tout cas que cette épreuve puisse être l’occasion de retrouver l’estime de nous-mêmes, la fierté d’être français au sein d’une Union européenne qui se construit tant bien que mal à travers les épreuves et les contradictions.

Rien n’est joué d’avance, et nous avons connu précédemment, lors de la crise économique de 2008 comme lors des attentats islamistes, un optimisme angélique selon lequel « plus rien ne sera jamais comme avant ». Les fractures sociales et culturelles, l’islamisme et le communautarisme, le chômage de masse et des formes nouvelles de précarité sociale… sont toujours bien présents et minent les fondements de notre République.

Restons lucides : à la faveur de cette crise, les loups ne se transformeront pas en agneau et les règlements de compte politiciens ne disparaîtront pas. Mais l’amertume impuissante et le commentaire cynique ne paraissent plus de mise pour affronter une épreuve sans précédent. L’épidémie nous contraint à nous confronter au tragique de l’histoire sans faux-fuyant. Par-delà les aléas de la politique, à chacun d’en tirer des leçons."

Lire "Coronavirus : retour du tragique et « réserves d’humanité »".


Voir aussi la rubrique Crise du coronavirus (note du CLR).


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