Note de lecture

J. Birnbaum : Quand le « rien-à-voirisme » se retourne contre l’islam (Ph. Foussier)

par Philippe Foussier, président délégué du CLR. 29 janvier 2016

Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil, 240 p., 17 €.

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Ce livre aborde un sujet qui, par définition, est ignoré. Celui du déni dont la gauche française fait preuve vis-à-vis de l’intégrisme islamiste. Directeur du Monde des Livres, Jean Birnbaum appartient à ce camp – la gauche – et il ne s’agit pas ici du brulot d’un « néo-réac » dont certains titres de presse aiment à dresser la liste. Pour autant, l’auteur fournit là un constat cruel qui lui vaudra peut-être de rejoindre la catégorie des « pseudo-intellectuels », celle qui se situe juste avant les « néo-réacs », tant il est bien vu dans certains milieux de gauche d’exprimer un faible pour le fondamentalisme musulman.

Birnbaum part des attentats de janvier 2015. Responsables politiques comme commentateurs et intellectuels, beaucoup à gauche étaient d’accord pour affirmer que ces actes n’avaient selon eux rien à voir avec l’islam : « Les djihadistes avaient beau se réclamer du djihad, leurs actions ne devaient en aucun cas être reliées à quelque passion religieuse que ce fut ». Alors, « tous les qualificatifs étaient bons pour écarter la moindre référence à la foi : barbares, énergumènes, psychopathes ». Et l’auteur de dresser la liste qui attestait de cette absence affirmée de lien : monstres sanguinaires, produits d’un désordre mondial dont l’Occident est responsable, victimes de la crise, personnalités fragiles, gamins des cités qui ont mal tourné, preuve de la panne de notre modèle d’intégration, héritiers de la vogue humanitaire, jeunes qui étouffent dans une société de vieux, enfants d’internet et des jeux vidéo, produits de la société du spectacle… Pour Birnbaum, « l’affaire semblait entendue : de même que l’islamisme n’avait « rien à voir » avec l’islam, le djihadisme était étranger au djihad. Tant et si bien que, depuis les attentats de janvier 2015, on a envisagé toutes les explications, toutes les causalités possibles, sauf une : la religion ».

L’auteur met en avant la réaction d’une partie de la gauche qui avait déjà connu des antécédents : l’idée de ne pas « faire le jeu » du fascisme. Il en fut ainsi quand il était mal perçu de critiquer le stalinisme ou de dénoncer les pulsions autoritaires du FLN pendant la guerre d’Algérie. « Il ne s’agit bien évidemment pas de nier que le djihadisme ait des causes géopolitiques ou socio-économiques, observe Birnbaum. A ignorer sans cesse sa dimension proprement religieuse, pourtant, on passe à côté de sa singularité. Une violence qui s’exerce au nom de Dieu n’est pas n’importe quelle violence. Et ce qui devrait nous étonner, ou nous préoccuper, ce n’est pas que l’islamisme armé ait des racines sociales, c’est bien plutôt qu’il manifeste une remarquable autonomie par rapport à elles ». Pour l’auteur, « qu’elle ait fustigé la religion, qu’elle ait été tentée de l’instrumentaliser ou qu’elle ait fait comme si de rien n’était, la gauche a le plus souvent refusé de prendre le fait spirituel au sérieux ». Mais le « rien-à-voirisme », cette variante sémantique contemporaine du déni, présente des inconvénients, pointe Birnbaum : occulter la guerre qui ravage l’islam de l’intérieur et prendre à revers ceux des musulmans qui se battent sur ce front. « En ânonnant que le terrorisme djihadiste n’a rien à voir avec l’islam, les plus hautes instances de l’Etat et les intellectuels qui ont abondé dans leur sens n’ont pas seulement orchestré une dangereuse dénégation, ils n’ont pas seulement autorisé voire organisé le silence sur la dimension proprement religieuse des évènements. Ils ont aussi planté un poignard dans le dos de tous les intellectuels et théologiens musulmans qui ne se résolvent pas à regarder s’avilir sous leurs yeux la religion dont ils chérissent les trésors spirituels, culturels et humains ». Pourtant, de Mohamed Arkoun à Abelwahab Meddeb il y a peu, de Rachid Benzine à Hichem Djaït, d’Abdennour Bidar à Youssef Sedik en passant par Fethi Benslama et tant d’autres, « ces penseurs sont bien conscients, eux, que les attaques menées au nom de l’islam aux quatre coins du monde ont précisément quelque chose à voir avec le devenir de cette religion ». Mais on préfère, sur les plateaux de télévision et dans les colonnes des journaux, offrir du temps et de l’espace aux complices de l’intégrisme.

Au-delà de la dimension très actuelle des ravages que ce déni de la gauche française produit, Jean Birnbaum propose aussi d’en explorer les racines ou les prémisses. Le chapitre qu’il consacre à la guerre d’Algérie est de ce point de vue le plus captivant, le plus documenté, le plus occulté aussi dans l’histoire de cette guerre, tant il demeure le « point aveugle de l’engagement anticolonialiste ». Il rappelle ainsi les propos d’un Ben Bella pourtant sans ambiguïté quant aux desseins du FLN. L’auteur consacre aussi des chapitres à l’Iran et à l’expérience de Michel Foucault, au traitement par Marx de la question religieuse ou encore aux dérives de l’extrême gauche avec le fameux épisode de la candidate voilée du NPA aux régionales de 2010. Birnbaum raconte comment les militants du NPA ont vu, quelques années après, leurs anciens « camarades » investis dans la lutte contre la théorie du genre et le mariage homosexuel.

L’auteur évoque aussi l’engagement dans les Brigades internationales par une jeunesse en quête d’idéal et d’espérance lors de la guerre d’Espagne. Si une forme de parallèle peut être établie avec ceux qui partent pour le djihad aujourd’hui, Birnbaum en dresse vite les limites car face à un djihadiste qui glorifie la mort, le militant de gauche ne peut le voir « que comme un ennemi absolu, tant l’identité subjective de la gauche se confond avec l’amour de la vie, du bonheur et rien d’autre, ici, maintenant ». A la lumière de ces exemples historiques, Birnbaum en conclut que la gauche « a la mémoire courte, la conscience vaine. Tout se passe comme si elle s’était acharnée à oublier les leçons du passé : ce qui s’est transmis ici, c’est un épais silence (…). Ne jamais considérer la religion comme telle, toujours la rabattre sur autre chose (symptôme social, ornement idéologique, illusion passagère, diversion politique…), se convaincre qu’elle s’évanouira bientôt d’elle même et, en attendant, se demander s’il n’y aurait pas quelque chose à en tirer : on connaît désormais la méthode ».

Finalement, mais cela vaudrait sans doute d’autres développements, l’auteur appelle la gauche à cesser d’occulter « la force autonome de l’élan spirituel » car sinon « le spirituel continuera à terroriser les militants de l’émancipation, à se payer leur tête. Et la religion pourrait bien devenir le dernier soupir de la gauche, cette créature déprimée ». D’autant que, et là aussi cela mériterait un prolongement, « l’islam apparaît désormais comme la seule puissance spirituelle dont l’universalisme surclasse l’internationalisme de la gauche sociale et défie l’hégémonie du capitalisme mondial ». La nature a horreur du vide, on le sait, et la nature politique n’y déroge pas. Une large partie de la gauche s’étant fourvoyée depuis quelques décennies dans le différentialisme et le communautarisme, elle a ainsi renoncé à porter le message universaliste des Lumières. Le vide a dès lors été comblé. Pour le pire.

Philippe Foussier


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