Revue de presse

Hugo Micheron : « Il existe un djihadisme entre deux attentats » (charliehebdo.fr , 18 mars 22)

Hugo Micheron, chercheur postdoctorant et enseignant à l’université de Princeton, enseignant à Sciences Po. 19 mars 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Il y a 10 ans, la France était confrontée aux attentats commis par Mohammed Merah à Toulouse et Montauban. Une tuerie qui marquait un tournant dans le djihadisme en France, et dont les services de l’État n’ont pas pris la mesure. Hugo Micheron, spécialiste du djihadisme, professeur à l’université américaine de Princeton, revient pour Charlie sur ces attentats. Aujourd’hui, alors que l’on assiste à un reflux du terrorisme, il alerte sur la nécessité de penser le djihadisme hors période d’attentat. Il vient de publier « Jihadisme européen. Quels enjeux pour l’avenir ? » (Gallimard, collection Tracts).

Propos recueillis par Laure Daussy

JPEG - 38.7 ko

Charlie Hebdo : Nous sommes dans une période où il n’y a pas d’attentat sur le sol français, Daech s’est effondré, pour autant, vous expliquez que le djihadisme, ce n’est pas que du terrorisme, c’est une idéologie qui demeure. On n’en a pas suffisamment conscience  ?

Hugo Micheron : Dans le débat public, on est victime en effet de deux écueils. Le premier c’est de limiter le djihadisme aux attentats, alors que le terrorisme, c’est une conséquence du djihadisme, c’est un moyen, pas une fin en soi. Il existe un djihadisme entre deux attentats, il faut réussir à le comprendre et à le penser. Le deuxième écueil, c’est que l’on a tendance à estimer que le djihadisme se limite aux organisations qui prétendent l’incarner, Daech ou Al Qaida. On a la faiblesse de croire que, si elles sont diminuées, on en a terminé avec le djihadisme, alors que c’est une idéologie qui est bien plus large que ces organisations.

Vous expliquez que, régulièrement, le djihadisme connait des mouvements de flux et reflux, comme aujourd’hui, et qu’il peut repartir de plus belle après.

Le djihadisme européen a connu trois cycles, un par décennie, avec des pics à chaque fois atteints au milieu de la décennie. Le premier cycle, ce sont les années 90, le pic arrive lorsque les Talibans prennent le pouvoir à Kaboul, ils soutiennent Al Quaida, et cela se traduit par les attentats du 11 septembre. Puis vient la réaction des États-Unis qui détruisent les bases arrière d’Al Qaida en Afghanistan, et s’ensuit un cycle de reflux. Le deuxième cycle, c’est après l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, avec la création d’un éphémère État Islamique en Irak par Al Qaida, qui, déjà, a galvanisé des djihadistes européens. Puis en 2011/2012, reflux après la mort de Ben Laden et l’apparition des printemps arabes, dont l’aspiration est l’inverse du djihadisme (ils sont bien plus en faveur de la démocratie que de la charia). Beaucoup de commentateurs crient alors à la fin du djihad global, alors qu’au même moment en France apparait l’affaire Merah, et que des djihadistes commencent à partir en Syrie. Le troisième cycle, c’est Daech en 2014, puis réaction occidentale à nouveau et destruction des bases arrière de Daech, qui crée un reflux. Il y a donc eu des périodes de « marée haute » puis de « marée basse », pendant lesquelles on a commis à chaque fois les mêmes erreurs de jugement, en pensant que c’était terminé. C’est le cas d’un certain nombre d’observateurs aujourd’hui. On n’arrive pas à penser le djihadisme sur le long terme.

Comment s’opère la reconfiguration du djihadisme dans cette phase de reflux aujourd’hui  ? Sur quels aspects doit-on être vigilant  ?

L’objectif des djihadistes est de recruter davantage. Il s’agit pour eux de faire entrer davantage de monde dans leur mouvance, de convaincre de la nécessité de soutenir le projet djihadiste, ou de convaincre d’autres formes d’islamismes (salafisme ou frères musulmans) afin d’obtenir leur soutien, du moins qu’ils ne les condamnent pas. C’est un front intérieur à l’intérieur du monde de l’Islam, que l’on a du mal à percevoir. Le deuxième front, c’est le discrédit de toutes les valeurs occidentales, comme la liberté d’expression, la liberté de conscience. Il y a sur ces aspects parfois des jonctions avec des discours d’extrême gauche selon lesquels les pays européens seraient systématiquement racistes et islamophobes. L’idée que le système démocratique est un système mécréant à rejeter est en tout cas au cœur de la pensée salafiste. Cette recomposition du mouvement djihadiste s’effectue parmi les djihadistes en prison, mais aussi sur internet. Le salafisme produit tous les jours beaucoup de contenu, sur des forums, sur les réseaux sociaux, en arabe et traduit dans plusieurs langues, en Français, en Anglais. Enfin, un point sur lequel on doit être vigilant, c’est la question de la transmission de l’idéologie salafiste, qui s’effectue souvent via des écoles hors contrat ou des associations d’aide au devoir.

Malgré ce tableau général inquiétant, il faut avoir en tête aussi que les djihadistes ont peu de capacité d’action propre, ils ont besoin de crises ouvertes dans lesquelles se nicher pour réussir à attirer du monde (c’était le cas avec la crise syrienne, ou encore la destruction de l’Irak, auparavant avec l’Afghanistan qui tombait aux mains des talibans et encore précédemment l’invasion soviétique en Afghanistan). [...]

Les attentats commis par Mohammed Merah en 2012 sont le point de départ d’un nouveau type de djihadisme, tourné vers la France. Vous avez particulièrement travaillé sur ce sujet pour vos précédents livres, vous aviez montré combien à l’époque les services français sont complètement passés à côté de cette réalité. Dix ans après, quel regard portez-vous sur cette période  ?

C’était le premier attentat en France depuis 1996, mais le premier de ce type, soit un individu dans un djihad low cost, seul, dont l’acte terroriste va devenir emblématique. La tuerie de Merah correspond au moment où le djihadisme européen est en pleine mutation. C’est la fin du 2e cycle et le début du 3e, dans cette période de marée basse avant la création de Daech. Désormais, le sol européen devient terre de djihad. Plutôt que de comprendre de quoi Merah était le nom, parmi les plus hautes autorités on en a vu en lui un tueur au scooter et un « loup solitaire ». On n’a pas vu qu’il faisait partie d’une meute dont les piliers étaient les frères Clain, qui appartenaient déjà à la mouvance depuis 10 ans, et qui vont revendiquer les attentats du 13 novembre. Il a fallu attendre 2015 pour comprendre que le cas Merah était significatif. On a perdu du temps, on en a fait un cas isolé alors qu’il était très emblématique. Il est aussi révélateur d’une cacophonie entre services, entre un service national qui voulait le recruter, et un service territorial qui considérait qu’il était dangereux.

Vous qui avez interrogé des djihadistes en prison, qu’est-ce qu’il représente pour eux, et plus largement pour le djihad européen ?

JPEG - 900.7 ko

Pour la mouvance djihadiste européenne, Merah est un symbole de par les cibles qu’il a désignées. Il y avait un militaire français d’origine marocaine, et des militaires qu’il avait dû assimiler à des musulmans car originaires d’Afrique du Nord ou des Antilles, et qu’il considérait dans la logique djihadiste comme ayant trahi leur religion. L’autre élément, c’est la dimension sidérante que recouvre son attentat en s’en prenant à des enfants. Un djihadiste que j’ai pu rencontrer en détention expliquait que le fait qu’ils étaient juifs « rachetait leur nature d’enfant ». Car les djihadistes s’imposaient malgré tout certaines règles sur le choix des cibles, comme de ne pas tuer des enfants. Là, le fait qu’ils soient des enfants juifs permettait aux yeux des djihadistes qu’ils deviennent des cibles. Merah les mettait sur un pied d’équivalence avec les enfants palestiniens tués. Par ce jeu de symboles, il est considéré comme un pionnier. Mehdi Nemmouche attaque ensuite le Musée juif de Bruxelles en disant qu’il voulait faire une « Merah ». Il est perçu comme un martyr de la mouvance djihadiste. [...]"

Lire "Hugo Micheron : « On n’arrive pas à penser le djihadisme sur le long terme »".



Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales