Revue de presse

Gilles Kepel : « La première chose à faire pour notre hiérarchie policière, c’est son examen de conscience » (Le Figaro, 7 oct. 19)

Gilles Kepel, directeur de la chaire Moyen-Orient-Méditerranée à l’ENS. 10 octobre 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

"LE FIGARO .- Cet attentat marque-t-il un tournant ?

Gilles KEPEL .- J’étais, ce même jour, en train de suivre, à 50 mètres de là, le procès des jeunes filles soupçonnées d’avoir voulu commettre un attentat à Notre-Dame. L’une d’entre elles avait attaqué un policier au couteau. Quels que soient les nouveaux éléments apportés par l’enquête, l’attaque de la préfecture restera comme un tournant majeur en matière de terrorisme islamiste. Il s’inscrit dans la lignée des attaques de Merah en mars 2012, de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher en janvier 2015. Pourquoi ? En apparence, c’est moins spectaculaire. L’auteur n’a pas utilisé d’armes à feu, les cibles appartenaient à la police, n’étaient pas des enfants et n’ont pas été identifiées en fonction de leurs idées ou de leur confession. Dans l’opinion, on peut considérer que les policiers, de par leur mission, sont confrontés directement à la violence. Cependant, c’est un phénomène qui a une force et une portée symbolique exceptionnelles. L’intérieur de la préfecture de police de Paris est censé être un bastion. C’est le symbole de l’ordre public en France et de la lutte antidjihadiste qui a été ébranlé.

Héritière des RG de la Préfecture de police, la DRPP est chargée de la collecte et de l’analyse d’informations portant sur des sujets liés au terrorisme…

Un informaticien, converti depuis plus d’une dizaine d’années et non dix-huit mois comme on l’a dit, fréquentant une mosquée salafiste à Gonesse, qui continue à être habilité, donc à avoir accès à des informations confidentielles puisqu’il s’occupe de l’informatique de ce service, cela laisse tout de même pantois ! On se rend compte que la police qui nous protège, qui est censée être le dernier rempart de la société face au terrorisme (et celui qui vous parle a passé un an et demi sous protection policière), peut être victime du terrorisme, égorgée ou poignardée dans le saint des saints de la Préfecture de police. Comme tel, c’est à la fois incompréhensible et inacceptable. Tous les citoyens français, qui paient des impôts pour leur police et leur gouvernement, ont le droit d’être informés sur cette affaire. La fonction de ministre de l’Intérieur est clef dans une société qui a été ébranlée depuis ces dernières années à la fois par le terrorisme djihadiste et par des mouvements de remise en cause complète du rôle de l’État. Or là, il y a eu un dysfonctionnement. Je ne suis pas capable d’en identifier la nature exacte. Mais en tant qu’universitaire qui travaille depuis quarante ans sur les sujets liés au djihad, je peux dire que les outils de connaissance que nous avons élaborés n’ont pas été pris en compte.

La crainte de paraître islamophobe peut-elle être une clef d’explication ?

Les premières victimes des djihadistes sont celles que ces derniers considèrent comme de mauvais musulmans. On a vu que les premières personnes tuées par Merah étaient des militaires de confession musulmane parce qu’ils avaient commis, selon lui, l’apostasie, c’est-à-dire qu’ils s’étaient engagés dans l’armée de la mécréance pour lutter contre les djihadistes. Il ne s’agit pas de faire le moindre amalgame, mais d’avoir une vision réaliste de cette menace pour défendre l’ensemble de nos concitoyens, y compris nos nombreux concitoyens musulmans. Reste que si les informations révélées aux cours de l’enquête sont exactes, à Gonesse, où il vivait, Mickaël Harpon allait dans une mosquée où un imam salafiste prônait la disqualification de la société occidentale. Mon collègue, le professeur Bernard Rougier, dans un livre à paraître prochainement, évoque, non plus seulement des territoires perdus par la République, mais des « territoires conquis par l’islamisme ».

C’est-à-dire des lieux où tout un écosystème « salafo-frériste » de rupture avec la société française s’est mis en place au gré des sermons, des prêches, des réseaux associatifs et Internet. Cet écosystème produit les conditions culturelles qui font qu’un individu instable, pour telle ou telle raison, va être convaincu de passer à l’acte. Les prédicateurs diront que ce n’est pas eux. Qu’ils n’ont fait que rappeler sur un mode littéraliste les injonctions des textes sacrés. Lors de l’attentat du marché de Noël, à Strasbourg, l’année dernière, les plus hauts responsables de la sécurité en France se sont précipités pour expliquer que Chérif Chekatt n’était pas un vrai islamiste. On s’est ensuite très vite rendu compte que dans son milieu familial et social, il avait été pris en charge intellectuellement par la mouvance salafiste.

Beaucoup mettent ce type d’attaque sur le compte d’un déséquilibre mental…

Dans le procès des femmes qui ont commis la tentative d’attentat contre Notre-Dame, le 4 septembre 2016, on voit bien qu’un certain nombre de personnes ont été fichées depuis Raqqa parce qu’elles présentaient des failles psychologiques. Les manipulateurs sont très habiles à détecter ces profils et les faire passer sous leur emprise. J’ignore ce qui s’est passé pour le tueur de la préfecture. Mais, à ce stade, cela m’évoque ce type d’emprise. La différence est qu’il n’est pas un petit délinquant ordinaire de banlieue mais qu’il était habilité à la Préfecture de police et en possession d’informations sur les phénomènes de radicalisation.

Peut-on comprendre ce type de profil sans étudier le terreau dans lequel ils évoluent ?

Il y a beaucoup de tabous aujourd’hui, aussi bien dans l’université que dans la presse, qui interdisent de penser ce phénomène parce que l’on a peur d’être accusé de discrimination. Après l’échec de la stratégie de l’État islamique à Raqqa, d’autres formes de violences et de déstabilisation des sociétés française et européenne se mettent en place. Le travail d’Hugo Micheron, qui publie prochainement un livre tiré de ses entretiens avec plus de 80 djihadistes en prison, est en la matière très éclairant. Ce terrorisme sous les radars, qui semble illustré par Mickaël Harpon, se taille la place du lion parmi ces nouvelles formes de violence. On a assisté à la phase al-Qaida où un organisme centralisé pouvait dépenser des dizaines de milliers de dollars pour faire des attentats spectaculaires comme celui du 11 septembre 2001. Ensuite, Daech, pour des coûts très faibles, mais à partir d’une structure centralisée et à travers les réseaux sociaux, a pu mobiliser des milliers de jeunes Européens pour partir en Syrie. Aujourd’hui, on est confronté à ce problème. Comment des sociétés démocratiques peuvent-elles lutter contre ce phénomène ?

Mickaël Harpon était un converti. Que cela vous inspire-t-il ?

Il y a dans les quartiers frappés par la pauvreté et surtout l’absence de travail une appétence à se définir à travers les critères de l’idéologie islamiste qui ne concerne pas seulement des personnes d’origine musulmane, mais aussi des jeunes de banlieue qui ont perdu leur attache identitaire et qui vont voir dans l’islamisme l’exacerbation de revendications de défense de soi. C’est un phénomène qui touche un certain nombre d’Antillais mais aussi d’Africains non musulmans qui se convertissent, voyant dans l’islam une sorte défense identitaire contre les Blancs.

S’agit-il de ce que vous appelez le terrorisme de troisième génération ?

Nous sommes entrés dans un terrorisme endogène qui se fabrique en France dans les enclaves de la République par un mélange de prédication du vendredi par des imams extrémistes, de réseaux sociaux, de captation et d’instrumentalisation d’individus fragiles. Par ailleurs, il s’agit de créer une nouvelle panique dans la société en visant des lieux emblématiques et symptomatiques. C’est une forme de passage à l’attaque qui oblige à se poser la question de ce qui est raconté dans les mosquées salafistes. La première chose à faire pour notre hiérarchie policière, c’est son examen de conscience. Il est impensable que le chef de l’État et le chef du gouvernement ne se saisissent pas d’un problème aussi grave car il questionne la confiance que les citoyens ont désormais dans leur service de police. Il est fondamental que des décisions soient prises rapidement de manière forte car si aucun coup d’arrêt n’est donné au phénomène, il va proliférer. On a bien vu qu’entre 2015 et 2017, la grande incapacité du précédent gouvernement à gérer ces questions s’est traduite par une prolifération djihadiste. La tuerie de la préfecture ne doit pas donner des idées à des émules."

Lire « La première chose à faire pour notre hiérarchie policière, c’est son examen de conscience ».


Voir aussi toute la rubrique Attaque de la préfecture de police de Paris (3 oct. 19) (note du CLR).



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