Note de lecture

G. Bensoussan : Dans les "territoires perdus", des résistants

par Pierre Biard. 27 février 2017

Georges Bensoussan (dir.), Charlotte Bonnet, Barbara Lefebvre, Laurence Marchand-Taillade, Caroline Valentin, Une France soumise. Les voix du refus, préface d’Elisabeth Badinter, Albin Michel, 544 p., 24,90 e.

Ouvrage imposant par son nombre de pages : 665 avec les notes, ainsi que par celui des contributeurs : 42, en comptant les membres de l’équipe de direction qui ont ajouté un article. Il est partagé en deux parties quasi-égales dont les intitulés indiquent le contenu : "Témoins", "Eclairages". Les auteurs, témoins et commentateurs des observations, représentent un large champ d’activités. Ils sont journalistes, essayistes, écrivains, cinéastes, médecins, infirmier(e)s, responsable d’un centre d’action sociale, policiers, professeurs en collège, lycée ou à l’université, formateur en travail social, sociologue, démographe, directeurs de recherche au CNRS, inspecteurs de différents grades et fonctions.

Vingt-six témoins qui, parfois leurs collègues, le plus souvent disent ce qu’ils ont vu et ressentis eux-mêmes. Ce qu’ils disent en premier, ce sont les épreuves qu’endurent ceux qui travaillent dans ce que la bien pensance euphémise sous le nom de "quartiers". Médecins, pompiers, policiers sont sans doute ceux qui en souffrent le plus. Par exemple ces policiers qui, en application de la loi de 2010, tentent de contrôler une femme entièrement voilée et qui sont victimes d’un véritable lynchage. Ou ces pompiers que l’on appelle pour un évier bouché ou une maladie sans gravité, les détournant ainsi de leurs vraies missions. C’est ce médecin gynécologue qui ne peut examiner une patiente qui refuse d’enlever sa burqa.

Ces témoins disent ensuite leur inquiétude, parfois leur peur, de devoir circuler dans des espaces de non-droit, des zones où la délinquance fait bon ménage avec la religion. Ce que résume un haut fonctionnaire de la police nationale : dans ces banlieues, la "camorrisation" rejoint la "salafisation". Ils disent aussi l’intense prosélytisme en direction d’une population, installée là depuis longtemps et qui vivait un islam tempéré et parfaitement pacifique. Ils disent la pression exercée sur les maires, les directeurs d’établissements scolaires, les responsables de centres sociaux... afin d’obtenir, en contournant souvent la loi, des avantages, des passe-droits, des subventions.

Et, constatant les fréquents succès de ces exigences injustifiées, ils ne peuvent que déplorer la pusillanimité, la faiblesse, la lâcheté des responsables, simplement par crainte de se voir mal juger par leur supérieur, non pas parce qu’ils auraient accordé des avantages indus, mais pour avoir maintenu fermement, au risque d’imprévisibles réactions, ce que prévoit la règle.

Mais le pire est sans doute le sentiment de vivre dans un espace étranger et inamical. Alors qu’on y est venu avec le désir de servir, d’aider, de soigner, de sauver des vies, d’éteindre les incendies, et que l’on s’est heurté à l’indifférence, aux incompréhensions, parfois à l’hostilité, quand ce n’est pas à l’expression d’une incompréhensible haine.

Sur cette profonde déception, le témoignage le plus émouvant est peut-être celui d’un médecin généraliste, lui-même originaire d’une banlieue et sans doute d’un milieu modeste, qui, après avoir exercé à Paris, a souhaité, par sympathie, s’installer à Saint-Denis (93). Rapidement envolées, les illusions ont fait place à la stupéfaction et même à l’écœurement. Scandalisé par d’inadmissibles propos antisémites, certains "dignes de pamphlets nazis", par le "mépris", le "désamour" de la France "chez ceux qu’elle a accueillis" et qui osent dire au médecin : "La France, j’en ai rien à foutre, mon pays c’est l’Algérie". Par une totale absence de civisme, par la non reconnaissance de la générosité de la France qui soigne gratuitement ceux (c’est à dire la plupart) qui bénéficient de la Couverture médicale universelle ou (pour les "sans-papiers") de l’Aide médicale d’Etat, non seulement les titulaires de la carte mais les nombreux ayants droit, femme, enfants, beaux-parents, cousins.

Pire : aucun de ses patients n’a manifesté la moindre compassion pour les victimes des attentats de 2015, ni n’en a condamné les auteurs.

Reste à expliquer ce qu’il faut bien considérer comme un désastre. Les "quartiers" n’ont pas toujours ressemblé à ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Les plus âgés, nés dans l’islam, qui les ont connus dans les années 1980 et qui osent parler en confidence - eux aussi sont victimes d’une "police de la pensée" - sont formels : il y quarante ans, nous vivions paisiblement notre foi, et avions des rapports courtois, parfois amicaux, avec vos prédécesseurs. Que s’est-il donc passé pour en arriver à cette "salafisation" des esprits et des lieux ?

Avant de tenter une réponse, il est bon de rappeler ce qu’est l’islam depuis ses origines. C’est ce que réalise de façon claire, simple et pertinente une étude organisée chronologiquement en deux articles (pp. 443 et 509). Analyse qui permet d’éclairer les actuelles controverses. Sur la pseudo "phobie" de l’islam, sur la supposée responsabilité de la colonisation dans les dérives des banlieues, sur la confusion volontairement entretenue entre victimes de la Shoah et sort des Palestiniens aujourd’hui. Etude qui offre d’utiles réflexions sur la "dérive" de la République, comme sur "la lente déconstruction de la citoyenneté républicaine" et surtout une mise en perspective de la stratégie à court et plus long terme suivie par les tenants d’un islam politique.

Ceux-ci ne manquent pas d’habileté. En premier lieu, utiliser les armes de la démocratie en les retournant contre elle. La démocratie prétend à l’égalité de tous les hommes et elle réprouve le racisme ? Qu’à cela ne tienne : il suffit d’inventer une nouvelle forme de discrimination que l’on va nommer "islamophobie". Voilà un bon argument pour expédier ses ennemis devant les tribunaux, lesquels ne manqueront pas de condamner ces nouveaux racistes. Le concept est aussi appelé à séduire des intellectuels, qui joueront le rôle d’idiots utiles [1] en nous soutenant. Et, plus largement, d’organisations anti racistes.

Ce qui va se confirmer avec, par exemple SOS Racisme, le MRAP - naguère compagnon de route du Parti communiste et longtemps présidé par l’un de nos amis, Mouloud Aounit, hélas décédé il y a quelques années - par la Ligue des Droits de l’Homme et même par la FSU, avec sa composante du Snes. Organisations favorables au droit à la différence et à une laïcité "modérée", "ouverte" comme ils disent. Malheureusement, notre excellent concept n’a pas très bien fonctionné devant les tribunaux. Ceux-ci, jugeant en toute indépendance - c’est la démocratie, que nous exécrons - ont considéré que l’islamophobie était un concept vain et ils ont rappelé que critiquer une religion n’avait rien d’illégitime en soi et qu’elle ne pouvait être considérée comme un appel à discriminer une partie de la population.

Le voilement des femmes participe de la même stratégie. Les observateurs ont remarqué la fulgurante progression du voile depuis les années 1990. L’écrivaine Djemila Benhabib avait fait une semblable constatation en Algérie, aux mêmes dates, au moment où le président Bouteflika, désirant mettre fin à la sanglante décennie de guerre civile, passe un accord avec le GIA, accord payé par une plus grande présence de la charia dans le droit algérien : "Dans mon Algérie des années 1990 où les voilées sont encore minoritaires, les jupes rallongent, la mixité est brutalement remise en cause et les frustrations sexuelles augmentent" (p. 500) et elle poursuit : "Mon Algérie est désormais contaminée par la peste wahhabite. Le pire est à craindre" (id.).

Ce n’est donc pas pour les raisons si souvent invoquées (sentiment de pudeur, obligation coranique, libre choix des intéressées), encore moins pour célébrer le bicentenaire de la Révolution française, que les voiles des jeunes filles se sont multipliés dans nos écoles à partir de 1989 : il s’agissait d’imposer une plus grande visibilité de la religion dans l’espace public et, occupant ainsi le terrain, de faire pression sur la majorité silencieuse des croyants. Et de montrer aux "mécréants" que, loin de se cantonner dans une "discrétion" que Jean-Pierre Chevènement n’avait pas encore recommandée, il était bon que la religion s’exprime sans complexe à la vue de tous.

En revanche, un autre problème peut laisser l’observateur perplexe : comment concilier la propagande incessante contre les juifs avec la défense de l’antiracisme ? C’est très simple : il suffit de la faire passer pour un légitime soutien à un peuple opprimé, pire, menacé dans son existence, le peuple palestinien. Et de déguiser le très réel antisémitisme sous le masque de l’antisionisme.

Reste l’essentiel : conquérir morceau par morceau le territoire de la République avant d’étendre le califat à l’ensemble du monde. Là aussi, il suffit de commencer pour tisser sa toile. Les musulmans d’origine pakistanaise l’ont bien fait dans le Grand Londres, obtenant de pouvoir juger des affaires familiales, mariages, divorces, héritages sous le régime de la charia [2]. Et le Canada vit heureusement avec les accommodements raisonnables. Pourquoi n’obtiendrions nous pas semblables avantages en France ?

Sauf que la France, état laïque, qui vit sous la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, ne se laisse pas aisément circonvenir. Ses défenseurs avancent un argument auquel il est difficile de s’opposer : l’indivisibilité constitutionnelle de la République. Ils ont fort bien compris que le fameux droit à la différence menait au communautarisme, et qu’une communauté dans laquelle chacun peut entrer et sortir à sa guise, n’est pas ce que nous appelons de nos vœux, l’unité politique et religieuse imposée à tous les croyants.

Ce bref résumé ne donne qu’une idée imparfaite de la richesse et de la qualité intellectuelle de cet ouvrage. Il conviendrait d’y ajouter ce qu’Elisabeth Badinter range, dans sa préface, sous le titre "Les ravages du déni", appelant à un sursaut civique chez ceux qui, au contact des réalités évoquées ci-dessus, seraient tentés par la démission.

Comme en 1793, bien que le contexte soit fort différent, la nation a besoin de tous ses citoyens pour que continue à vivre la République. Espérons que le message de Georges Bensoussan et de tous ceux qui ont contribué à cet ouvrage sera entendu.

Pierre Biard



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