Revue de presse

Fin de vie : "Faire croire qu’il y a une bonne solution juridique est absurde" (L’Express, 29 sept. 22)

Denys de Béchillon, juriste, spécialiste de droit public. 1er octobre 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Alors qu’Emmanuel Macron lance le débat sur l’euthanasie, un cas de fin de vie à l’hôpital soulève des questions. Entretien avec le constitutionnaliste Denys de Béchillon.

Propos recueillis par Eric Mandonnet.

JPEG - 18.6 ko

[...] Le 22 août, le conseil d’Etat a saisi le Conseil constitutionnel d’une QPC (question prioritaire de constitutionnalité) portant sur un article du Code de la santé publique. A la suite d’un accident, un homme se retrouve dans un état catastrophique. La collectivité doit-elle continuer de le maintenir artificiellement en vie, contre sa volonté écrite, en y consacrant du temps et des moyens ou privilégier les autres malades ? Un débat métaphysique, moral et juridique qu’éclaire notre chroniqueur, le constitutionnaliste Denys de Béchillon.

L’Express : Quelle est la genèse de la situation qui va conduire le Conseil constitutionnel à se prononcer sur un cas de fin de vie à l’hôpital extraordinairement complexe ?

Denys de Béchillon : M. M. a été écrasé par le camion qu’il était en train de réparer. Son cerveau a été privé d’oxygène pendant sept minutes. Il a été placé en coma artificiel dans un état calamiteux (pas d’activité cérébrale décelable, pas assez de respiration spontanée, etc.). Comme le prévoit le Code de la santé publique, une procédure collégiale a été enclenchée pour déterminer si les soins intensifs prodigués (respiration, alimentation et hydratation artificielles) étaient constitutifs d’une "obstination déraisonnable" parce que "inutile", "disproportionnée" et "sans autre effet que le seul maintien artificiel de la vie". L’équipe médicale a considéré que c’était le cas et décidé d’y mettre fin.

La famille a demandé au tribunal administratif de suspendre cette décision. Elle a produit un document manuscrit exprimant les "directives anticipées" du patient, dont il résulte qu’il avait souhaité être maintenu en vie en toutes circonstances. Mais l’article L. 1111-11 du Code de la santé publique permet d’interrompre ces traitements de survie si les directives anticipées apparaissent "manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale". On a recommencé la procédure d’évaluation clinique. Avec le même résultat. Le patient va même encore plus mal. Au vu de cet état désespéré, le tribunal a confirmé la décision des médecins et autorisé l’interruption des soins. La famille a fait appel. On en reste au statu quo en attendant le jugement définitif.

C’est là que l’affaire tourne à la "question de société". La famille soutient que la loi est inconstitutionnelle parce qu’elle autorise les médecins à ne pas respecter la volonté d’un patient qui avait souhaité par écrit qu’on le maintienne en vie à tout prix. Le Conseil d’Etat a transmis cette question au Conseil constitutionnel, qui a trois mois pour la trancher.

Comment présenteriez-vous les termes du dilemme ?

D’un côté, nous avons le respect dû à la volonté individuelle là où elle est la plus essentielle et la plus respectable : le droit laissé à chacun de choisir sa conception de la vie - et donc de sa fin - avec ou sans étayage religieux. D’un autre côté, nous avons le coût social de l’acharnement. Le maintien en vie biologique de M. M. monopolise un lit de soins intensifs dans un hôpital qui n’en compte pas des dizaines. Il engage un temps de travail médical et paramédical considérable, pour traiter les escarres, surveiller l’apparition d’infections, procéder à des toilettes fréquentes. Il faut en outre lui transfuser beaucoup de sang... Bref, son maintien en vie réduit objectivement l’offre de soins accessible aux autres patients critiques, sans que l’on sache combien de temps cela peut durer.

Est-ce aussi compliqué sur le terrain purement juridique ?

Ce n’est pas mal non plus. Le débat tourne autour de la dignité de la personne humaine, mais il en existe au moins deux conceptions, or aucune d’elles ne permet de trancher sereinement le problème.

Si - ce qui est la pente française depuis une trentaine d’années - l’on considère que la collectivité publique est un bon arbitre de ce qui est digne (ne pas se prostituer, ne pas voiler son visage, ne pas se prêter à des jeux dégradants dans le genre du lancer de nains, etc.), on peut sans doute arriver à donner une assise juridique au "débranchement" d’un corps en état végétatif. Mais il faut assumer une incohérence philosophique majeure : cette conception dirigiste de la "dignité" de la personne humaine procède, qu’on le veuille ou pas, d’une inspiration religieuse qui s’accommode mal d’un geste d’euthanasie, fût-ce pour des motifs d’utilité publique. Il faut en outre accepter que la porte s’ouvre sur un univers où seules les vies socialement utiles (et non excessivement coûteuses) sont tenues pour valables et protégées comme telles, ce qui est tout de même assez vertigineux...

Si l’on défend au contraire une lecture humaniste de la "dignité", où elle vaut "égale dignité" de tous et donc égale liberté donnée à chacun de disposer de son propre corps, les choses ne sont pas plus simples. En première approche, on peut avoir l’impression que cette philosophie incline vers le plus grand respect accordé à la volonté de l’individu et qu’elle conforte son "droit" de n’être pas débranché. Mais, à la vérité, pas du tout. La définition même de notre "égale dignité" suppose que nous n’attentions jamais à la liberté d’autrui s’il n’y a pas consenti. Or personne n’a consenti (ni n’a été appelé à consentir) à se voir privé d’une chance de survie et/ou de soins de qualité à l’hôpital parce qu’untel a exigé qu’on consacre ad vitam aeternam un lit de soins intensifs à son corps irréversiblement détruit. Il n’y a donc pas de "bonne solution" juridique, simple et facilement accessible.

Comment le Conseil constitutionnel peut-il trancher un tel noeud gordien ? Est-il vraiment bien équipé pour ça ?

Une manière de faire classique serait pour lui de restreindre sa capacité d’action et de poser en axiome "qu’il ne détient pas un pouvoir d’appréciation et de décision identique à celui du législateur". Il considérerait alors que sa mission consiste seulement à vérifier que le Parlement n’a pas opéré un compromis "manifestement disproportionné" entre les intérêts constitutionnels en présence - c’est-à-dire la liberté voire la dignité du patient d’un côté, et la protection de la santé publique, de l’autre. Ce ne serait pas scandaleux. La loi a tendu à ce compromis. Elle a prévu que l’équipe médicale ne pouvait interrompre les soins que s’ils relèvent d’une obstination déraisonnable et n’ayant pour effet que le maintien artificiel de la vie. Elle a encadré la décision médicale par des procédures de délibération collective sérieuses et impartiales. A l’évidence, elle a cherché la moins mauvaise conciliation possible entre l’intérêt collectif et l’intérêt individuel, les droits des uns et les droits des autres. Partant, il n’y a pas de honte à considérer que le Parlement a ici rempli son rôle et qu’il l’a fait sans déraison ostentatoire. Si le Conseil constitutionnel voit les choses ainsi, il déclarera vraisemblablement la loi conforme à la Constitution.

Les Sages peuvent-ils vouloir aller plus loin ?

On ne peut pas exclure par principe que le Conseil constitutionnel soit traversé par le doute sur la qualité de ce compromis et qu’il souhaite s’impliquer plus en profondeur dans le règlement de ce "cas difficile". Cela poserait plusieurs questions importantes. Primo, en termes d’acceptabilité sociale, il n’est pas évident que les Français trouvent facilement légitime le règlement, par une juridiction - fût-elle constitutionnelle - d’un problème métaphysique aussi indécidable, dans un cas où le législateur n’a pas adopté une règle monstrueusement et évidemment délirante. Secundo, il n’est pas certain que le cadre habituel de la procédure devant le Conseil constitutionnel soit optimal. Il doit statuer avant la fin novembre, ce qui lui laisse un délai de réflexion très court, vu la masse des autres dossiers en cours. Je rappelle en outre que sa décision portera sur la loi elle-même, c’est-à-dire sur l’avenir de son application à tout le monde, et pas seulement à M. M. dont le traitement est de toute manière maintenu tant que son cas n’est pas définitivement jugé, s’il ne meurt pas spontanément d’ici là. Le Conseil statue par ailleurs en vase relativement clos alors qu’il aurait bénéfice à prendre l’initiative de consulter à l’extérieur de ses murs, hors la sphère des seuls juristes. [...]"

Lire ["Fin de vie : "Faire croire qu’il y a une bonne solution juridique est absurde""->



Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales