Contribution

Évitons un Munich de la laïcité républicaine. Hommage à Samuel Paty, suite (Ch. Coutel)

Charles Coutel, vice-président du CLR, universitaire (Université d’Artois), directeur de l’Institut d’étude des faits religieux. 28 octobre 2020

La transmission du principe de laïcité aux générations qui viennent est essentielle ; c’est pour l’avoir fait que Samuel Paty perdit la vie. Mais la complexité du mot laïcité atteste de notre grande et douloureuse mémoire : à l’étranger, on ne comprend pas bien notre attachement à l’idéal laïque. À nos amis étrangers, je réponds : « C’est que vous n’avez pas eu les guerres de religion. » Je dis aussi : « Vous n’avez pas eu la Révolution de 1789. » J’ajoute encore : « Vous n’avez pas eu la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. » Mais cette richesse du passé peut nous jouer des tours, si nous ne voyons pas sa complexité ; cette méconnaissance explique notre actuelle confusion et rend difficile la nécessaire réinstitution de ce principe de laïcité.

Cette confusion actuelle commence par les mots, mais elle est aussi entretenue par une série de malentendus, sinon de contresens, que les ennemis de la laïcité cultivent ; pour cela, il convient d’indiquer les défis que nous devons relever. Enfin, nous examinerons les conditions de possibilité de défense et de promotion de ce principe de laïcité républicaine.

On le voit, depuis le 16 octobre 2020, on assiste à de multiples tentatives de récupérations politiques et idéologiques de l’odieux attentat qui coûta la vie à Samuel Paty. Les tenants d’une laïcité de concession permanente devant l’islamisme politique pactisent de fait avec les fanatiques. Trop souvent, au nom d’un improbable « vivre-ensemble », que l’on maintient à dessein dans son imprécision et sa confusion, tout semble prêt pour une nouvelle résignation de grande ampleur. Il est donc plus que temps de réagir afin d’éviter un véritable Munich de la laïcité républicaine. Après le temps de la sidération et du recueillement, vient le temps de la mobilisation pour mener le combat humaniste et laïque pour le principe de laïcité républicaine.

Nous ne lâcherons plus rien !

Cependant, le temps du combat est cousin du temps de la réflexion. Les grandes décisions à prendre seront ainsi mieux réfléchies et éclairées. Cette confusion commence par les mots, comme nous allons l’examiner en un premier temps. Mais elle est entretenue par une série de malentendus, sinon de contresens, que les opposants à la laïcité cultivent ; signalons aussi quelques défis qu’il nous faut relever pour sortir de notre situation. Enfin, tentons d’examiner les conditions de possibilité d’un renforcement du principe de laïcité républicaine.

Prendre en compte la confusion autour du mot laïcité

Les mots utilisés pour parler de laïcité sont-ils si clairs ? Un travail critique sur le mot laïcité s’impose. On oublie en effet que la Révolution de 1789, en affirmant la nécessité d’une séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, a commencé par des années d’analyse critique des connaissances et des mots. Que seraient Camille Desmoulins, Danton, Condorcet ou Robespierre sans Voltaire, Condillac, Diderot, Montesquieu et Rousseau ? À travers eux s’est élaborée une exigence de laïcité, même si le terme ne fut produit qu’en 1871 par Littré. Sans ce recul critique, nous risquons une approche réductrice de la laïcité. Dans nos discours, tout se mélange. Ainsi, on réduit la laïcité à un concept ; mais alors, on ne précise jamais dans quelle théorie générale il prend sens. De même, on présente la laïcité comme une valeur morale mais sans jamais la relier à d’autres « valeurs » précises ou aux éléments de notre devise républicaine. Pudiquement, on l’intègre dans des « valeurs de la République » jamais vraiment définies. Enfin, certains en font une machine de guerre contre les convictions religieuses ; mais alors comment expliquer qu’on peut être croyant et parfaitement laïque ?

Devant cette confusion générale, il y a trente ans, certains furent tentés d’ajouter des adjectifs à laïcité (plurielle, ouverte, moderne) ; cette mode est passée, fort heureusement. D’autres encore, se présentant volontiers comme sociologues ou anthropologues, font de notre laïcité une étrange passion franco-française post-coloniale qui nous isolerait d’une bénéfique mondialisation. Ils régressent tous ainsi de la laïcité républicaine vers une sécularisation anglo-saxonne, allant même jusqu’à vouloir instaurer en France des accommodements raisonnables à la canadienne. C’est cette profonde méconnaissance du triptyque humanisme, rationalisme, universalisme qui constitue le cadre du combat laïque à mener. De ce nécessaire travail sémantique dépendent nos futures décisions juridiques, politiques et institutionnelles.

Le terme laïque vient de laos, c’est-à-dire le peuple qu’il s’agit d’opposer à klêros, clergé, qui constitue un groupe à part. La laïcité s’opposera donc au cléricalisme. Cette exigence de laïcité traverse la tradition française du gallicanisme et aussi la tradition protestante qui affirme la liberté individuelle de penser et de croire. Tout au long du XIXe siècle, on réaffirma une nécessaire liberté absolue de conscience. Ces remarques historiques nous permettent de comprendre pourquoi des traces de vision religieuse du monde sont encore présentes dans nos esprits, voire jusque dans nos mots.

Cette confusion s’est encore accentuée depuis les années 1970, lorsque le Président Valéry Giscard d’Estaing, pour prévenir tout nouveau mai 1968, décida, par la réforme Haby (1975), de transformer l’école publique en une « communauté éducative » en lieu et place d’une institution de transmission de la culture républicaine fondée sur les savoirs élémentaires et les valeurs humanistes. Résultat : le cadre historique et juridique de la laïcité fut méconnu et les forces cléricales reviennent doucement mais sûrement avec un vocabulaire « clérical » [1]. Or le but de la laïcité républicaine est bien de réaffirmer l’éminence de l’intérêt général au service du peuple souverain et fraternel (comme le prône notre devise républicaine). Beaucoup de mots aujourd’hui dominants proviennent du vocabulaire religieux et méritent tout un travail de clarification et de laïcisation (ainsi, trop souvent, on utilise l’expression bien commun en lieu et place de bien public ou encore valeur en lieu et place de principe et enfin vivre-ensemble en lieu et place de Nation).

On le voit, les usages du mot laïcité sont entourés de préjugés et de confusions. Il est possible de mener deux tâches complémentaires : premièrement, en proposer une définition synthétique ; deuxièmement, dresser la liste des principaux contresens hérités de notre longue histoire. On peut ainsi proposer la définition suivante : la laïcité est la coexistence pacifique et rationnelle des libertés individuelles éclairées, au sein d’une république définie comme nation civique.

Malentendus, contresens et défis

Mais toute définition de la laïcité est abstraite si l’on ne voit pas de quels contresens elle nous prémunit et quelles perspectives concrètes elle ouvre. On comprend mieux pourquoi Ferdinand Buisson, dans l’édition 1911 de son Dictionnaire de pédagogie, a tenu à compléter le long article « Laïcité » par un autre article très bref simplement intitulé « Laïque ». Dans ce second article, il précise que laïque ne s’oppose pas à religieux mais à clérical. On peut y lire : « Le mot qui s’oppose étymologiquement et historiquement à laïque de la façon la plus directe, ce n’est pas ecclésiastique ni religieux, ni moine, ni prêtre, c’est le mot clerc. »

Insistons sur un second contresens concernant les liens entre laïcité et neutralité. Certes, notre État laïque est neutre sur le plan confessionnel, mais cela ne veut pas dire que la République est neutre sur le plan philosophique ou politique. Voltaire, Condorcet, Quinet, Ferry, Buisson et Jaurès (ces deux derniers cités récemment par le Président de la République) ne cessent de nous en avertir. Cela a une conséquence immédiate sur l’École de la République : vouloir établir un enseignement laïque de la morale ou encore des questions religieuses sans promouvoir la puissance émancipatrice de la raison scientifique est un contresens. C’est laisser la porte ouverte à tous les fanatismes et à toutes les superstitions, dès lors qu’une « culture du débat » ne repose pas sur une solide instruction préalable des élèves. La leçon est claire : être laïque c’est valoriser la raison et la thèse humaniste héritée de Descartes, Spinoza, des Lumières et de la Révolution française : il est de l’intérêt de la vérité et de la justice d’être recherchées par le plus grand nombre possible d’esprits éclairés. Cette thèse conforte notre définition synthétique et conditionne toute mobilisation. Par cet effort, nous nous donnons les moyens pédagogiques et idéologiques de ne plus céder un pouce de terrain devant l’impérialisme mortifère des islamistes. Cette approche exigeante, cœur de la théorie républicaine de l’Instruction publique, est encore méconnue aujourd’hui. C’est pourquoi, entre autres raisons, tant de jeunes peu instruits sont tentés par les processus fanatiques de radicalisation, par exemple au sein des prisons, mais aussi dans les réseaux sociaux.

Enfin, dernier malentendu à lever : celui qui revient, comme le fait le Rassemblement national, à isoler le principe de laïcité des autres principes qui lui donnent sens et avenir. Si nous voulons passer de la définition à l’explication, puis à la mobilisation, notre définition synthétique doit sans cesse tenir compte des contresens que nous commettons sur elle.

Une de nos tâches est donc bien de cultiver notre esprit critique dans les usages que nous faisons du terme laïcité ; cet effort de mot et d’engagement, nous le devons à Samuel Paty, mort pour la République. Rappelons sans cesse l’unité philosophique des principes républicains : liberté, égalité, fraternité, laïcité, solidarité, dignité, hospitalité, concorde universelle. Tout se tient. Être laïque, c’est s’inscrire dans un cadre juridique et pratique porté par un idéal éthique, mais c’est aussi rejoindre un combat institutionnel garantissant l’accès de tous aux savoirs et à la culture humaniste. Examinons à quelles conditions.

Conditions d’une réinstitution du principe de laïcité

Pour renforcer le principe de laïcité, ne convient-il pas à la fois de déjouer les sophismes et préjugés qui nous éloignent de notre identité républicaine ; dont il convient de renforcer la cohérence dans nos institutions et dans nos pratiques associatives et politiques [2]. Diverses conditions doivent être réunies pour que cette décision soit possible ; des conditions théoriques et des conditions institutionnelles.

Le principe de laïcité devrait être redéfini pour lui-même, en dehors des passions qui l’entourent. Ce principe de laïcité procède de l’affirmation qu’il existe en chaque homme une raison qu’il nous faut développer, notamment par l’instruction publique et par la culture humaniste. Ce principe de laïcité est en effet supposé par l’essor d’une raison critique : pour penser par lui-même, un citoyen libre et éclairé n’a pas besoin d’une religion. Cet homme éclairé est autonome. Quand il apprend, enseigne, débat ou vote, le citoyen d’une République ne dépend que de sa raison : on ne saurait donc faire de la laïcité une matière d’enseignement à part, comme s’il s’agissait d’un catéchisme, puisque la laïcité est la condition de possibilité d’un véritable enseignement public et d’une citoyenneté active. Nous évitons ainsi toute dérive relativiste, communautariste, qui se gangrène en fanatisme et en terrorisme.

Le principe de laïcité républicaine, notamment dans la formation des maîtres, ne devrait pas être présenté comme une « opinion » mais bien comme ce qui rend possible la confrontation au sein de l’École et de la République des diverses opinions en débats. On ne dira jamais assez combien la télévision et les réseaux sociaux sont devenus des armes des sectes et des cléricalismes [3]. Les cléricalismes et les communautarismes profitent de l’effondrement du niveau de culture générale et scientifique, voire d’instruction élémentaire, des jeunes et des citoyens pour inféoder les esprits.

À ces conditions théoriques ajoutons des conditions plus institutionnelles. Les institutions chargées de la transmission doivent se prémunir contre les sophismes mondialiste (qui confond le mondial et l’universel) et communicationnel (qui confond communiquer et transmettre). La transmission des savoirs élémentaires est par elle-même formatrice du jugement critique et donc d’exigence de laïcité. La promotion du principe de laïcité républicaine passe par l’unité de toutes les associations, syndicats et partis républicains réellement attachés à ce principe.

Enfin, au sein des Programmes scolaires et de la Formation des maîtres ne conviendrait-il pas de rétablir un enseignement solide portant sur l’histoire des institutions laïques ou encore sur les questions religieuses, en insistant notamment sur le rôle des controverses au sein des religions [4]. Relisons les divers rapports officiels où Claude Nicolet prônait l’instauration d’une véritable éducation au métier de citoyen au sein des Universités ou de la Formation des maîtres.

Conclusion

Si nous voulons éviter un Munich du principe de laïcité républicaine, l’heure n’est plus à l’incantation mais bien à la mobilisation. Pour reprendre une formule de mon ami Patrick Kessel, prenons « les armes de la critique pour ne pas nous servir de la critique des armes. »

En réunissant ces conditions sémantiques, idéologiques et institutionnelles, il sera ainsi possible de sortir du règne hégémonique de la « pensée unique » qui a trop souvent justifier faiblesse et renoncement. Pour mener à bien ce travail critique, l’étude des concepts hérités de la tradition républicaine et la relecture des classiques de la République sont d’un grand secours, mais ne suffit plus. Redisons, tout simplement, que sans cet effort de réappropriation et de mobilisation générale pour la défense de l’idéal humaniste et républicain, notre devise « Liberté, Égalité, Fraternité » n’aurait tout simplement plus de sens, ni d’avenir.

Amis de la République, sonnons le tocsin !

Charles Coutel,
le 24 octobre 2020

[1Les associations intégristes religieuses, comme les Frères musulmans, profitèrent de cette cléricalisation en douceur de notre vocabulaire politique pour développer un entrisme dans tous les services publics, dont l’École publique, la Formation des maîtres et l’Université, notamment par le truchement d’associations culturelles mais de fait cultuelles.

[2Se reporter aux diverses contributions des récents colloques organisés par le Comité Laïcité et République ; voir aussi les dernières livraisons de la revue Ufal Info.

[3Voir le remarquable livre de Schesser-Gamelin, Laetitia (1999), Le langage des sectes, Paris, coll. « J’ai lu » ; l’auteur analyse avec pertinence les stratégies des sectes qui savent jouer de l’immaturité et de l’inculture de leurs victimes.

[4Sur ce dernier point, se reporter au site de l’IEFR (Institut d’étude des faits religieux).



Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales