Tribune libre

Eva Illouz - 7-Octobre : comment la gauche radicale a basculé dans l’« antisémitisme vertueux » (F. d’Andrea, 26 jan. 25)

par Fabrice d’Andrea 28 janvier 2025

[Les tribunes libres sont sélectionnées à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.

Ce texte est la reprise, avec l’accord de l’auteur, d’un fil publié sur X (Twitter) le 26 janvier 2025.]

Eva Illouz, Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, Tracts Gallimard, 3 oct. 2034, 64 p. 3,90€.

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Retour sur l’excellent livre Le 8 octobre - Généalogie d’une haine vertueuse, d’Eva Illouz. Un ouvrage indispensable pour comprendre comment la gauche radicale a basculé dans l’« antisémitisme vertueux ».

L’auteure s’étonne que les massacres du 7 octobre [2023], si sauvages (enfants tués a bout portant, sévices sexuels d’une intensité rare, parades de cadavres au milieu de foules en liesse…) aient pu entraîner des réactions de joie et non d’effroi parmi de nombreux progressistes. Eva Illouz rappelle que ces massacres auraient dû légitimement provoquer de la compassion et, même pour les plus critiques à l’égard d’Israel, au moins au lendemain du massacre et jusqu’au 27 octobre, date de l’opération terrestre d’Israël à Gaza.

Cette réaction n’a pas eu lieu car la gauche woke a franchi un cap : après avoir dénoncé le capitalisme, le colonialisme, la blanchité, le réchauffement climatique, elle a ajouté la haine comme principe politique de l’identitarisme progressiste, pour faire d’Israel le mal absolu. Et ces thèses naïves et simplistes de division du monde sont devenues dominantes dans le monde intellectuel et artistique, « celui là même qui était censé garantir la nuance, la complexité et la vérité ».

Des torts peuvent être reprochés à Israël (occupation, violation des droits de l’homme au sein des territoires occupés, arrogance de Netanyahu) mais aucun autre pays (Chine, Russie, Syrie…) qui porte atteinte aux droits humains, ne suscite une telle haine à gauche.

Cette asymétrie s’accompagne d’un autre fait « insolite » : la raison d’être du Hamas est le massacre des Juifs et son programme est génocidaire, mais ce caractère génocidaire est gommé par une partie de la gauche. « Ce déni, couplé à la jubilation morbide à l’annonce du massacre » trouve son fondement dans « un antisémitisme vertueux qui, contrairement à son cousin d’extrême-droite, se veut incarner la moralité même ».

Eva Illouz cherche à comprendre comment des progressistes sont arrivés à considérer qu’« ils devaient libérer le monde de l’Etat d’Israël », vu « comme la source du mal radical ». Cette nouvelle pensée offre un « confort cognitif » qui permet d’appréhender simplement un problème complexe au travers d’une « intuition morale ». « La cause palestinienne, même défendue par un groupe génocidaire, est intrinsèquement bonne ; Israël, même quand il répond à une attaque, incarne le mal ».

« Ces idées ont gagné en plausibilité car elles ont été diffusées par de puissantes organisations internationales, des ONG, des partis politiques et des réseaux universitaires, en particulier par l’influence hégémonique du monde universitaire étatsunien. » « L’antsionisme, version intellectuellement respectable de l’antisémitisme, apporte un confort cognitif et identitaire. »

Son hypothèse est que les sciences humaines, et tout particulièrement la « French Theory », ont servi de terreau fertile au développement d’idées qui ont servi de légitimation à un antisémitisme. Pour schématiser, Illouz considère que la déconstruction et la critique radicale liée à la « French Theory » ont conduit à l’« émergence d’une science autoritaire », à savoir un type de connaissance à la fois infalsifiable et assimilée à la moralité elle-même. Toute objection à ces connaissances est suspecte et dénoncée comme immorale, « dans une approche similaire à la logique religieuse, qui peut ostraciser toute personne qui remet en cause le dogme établi. »

Ce nouveau mode de pensée s’est étendu aux Juifs et aux Israéliens grâce à deux facteurs : la compétition entre les minorités et la remise en question de plus en plus forte de la domination de l’Occident par les pays du « Sud global ». Ainsi, les communautés juives et noires aux États-Unis, initialement unies dans la lutte contre la ségrégation, se sont divisées. Les juifs ont connu une ascension sociale et ont fini par être considérés comme des dominants blancs. Et de nombreux noirs ont jugé que l’importance accordée à la Shoah perçue comme un événement universel, faisait de l’ombre à toutes les autres horreurs de l’histoire comme l’esclavage. Les juifs ont fini par être vus « comme une minorité "dominante" perçue comme jouissant de faveurs et de privilèges. Tout cela a « créé les conditions d’une compétition victimaire ».

Le deuxième facteur est la transformation des relations entre l’Occident et le « Sud global ». Malgré la décolonisation, la théorie du décolonialisme s’est développée dans les pays du Sud et à gauche. Pour cette théorie, les structures de pensée du colonialisme ont survécu malgré la décolonisation (tant à l’égard des États que des personnes). Et ces structures, itinérantes, se retrouveraient en Israel, vu comme un État colonial, en projetant l’occupation des territoires conquis en 1967 sur la naissance d’Israël (1948), niant sa reconnaissance internationale.

Le décolonialisme est devenu un cadre clé pour la compréhension de l’esclavage et du racisme aux Etats-Unis et a eu un effet important sur les relations entre les communautés noire et juive.

Les juifs ayant été exterminés durant la Shoah et non pas colonisés, l’antisémitisme ne pouvait pas s’inscrire dans le cadre du racisme colonialiste, devenu le schème dominant pour expliquer les injustices sociales. Et comme les juifs ont été « blanchis » par leur ascension sociale et que la Shoah a été vue comme éclipsant d’autres formes de domination raciale, la place de la Shoah dans la mauvaise conscience occidentale a été vue comme une façon de reléguer les autres minorités au second rang et donc comme une forme de domination.

« Le décolonialisme superpose les relations entre noirs et juifs aux Etats-Unis à l’histoire générale du colonialisme et à la relation entre Israel et la Palestine, qui devient le paradigme du colonialisme ». Le résultat fut une réécriture de l’histoire effaçant le fait que le sionisme était fondamentalement antiraciste, étant une réponse à la haine, que les juifs avaient mené un combat anticolonial en s’opposant aux Britanniques et qu’ils étaient tout ausi indigènes que les arabes (voire plus), puisque leur présence en Palestine remonte à 3000 ans.

Le décolonialisme donne naissance à « l’antisionisme transcendantal », qui n’a plus de rapport avec les actions concrètes d’Israel, et attribue à ce pays un pouvoir démesuré et l’étend aux juifs du monde. « La relation entre les les Juifs et la lutte contre le racisme a connu un destin étrangement similaire avec les musulmans français. » Le fait que les juifs aient connu une ascension sociale semble avoir créé aussi les conditions d’une concurrence entre les groupes.

Par exemple, le MRAP, mouvement antiraciste, a ainsi supprimé le mot antisémitisme de son nom en 1977. Comme aux Etats-Unis, la ghettoïsation des migrants musulmans a été assimilée avec la colonisation de l’Afrique du Nord. L’islam et la gauche ont développé des affinités stratégiques et intellectuelles. Cette « alliance rouge verte » se traduit par une propagande antisioniste de l’URSS dès les années 50 qui arrive dans un Moyen-Orient ou sévit un islamisme pro-nazi, comme celui des Frères musulmans.

Le Hamas est l’héritier de cette nébuleuse religieuse, nazie nationaliste et anti-impérialiste. Cette histoire a été occultée en Occident, la gauche anti-impérialiste ayant remplacé la figure du prolétaire par celle des musulmans. « Par l’alchimie des structures itinérantes, l’anticapitalisme, l’anti-impérialisme occidental et l’antisionisme ne font qu’un avec la libération de toutes les oppressions. »

Le PIR [1] en France est l’aboutissement de cette logique, en intégrant le décolonialisme, l’antisionisme antisémite et l’islam conservateur. « Son idéologie a pénétré la vie politique française, puisque LFI a adopté une grande partie de sa terminologie et de sa stratégie ».

« Les juifs ont toujours été un terrain propice à la projection fantasmatique. Le sionisme s’y est substitué et est devenu un signifiant flottant sur lequel sont projetés les crimes du racisme, du colonialisme, du réchauffement climatique et du capitalisme. »

[1Parti des Indigènes de la République (note de la rédaction CLR).



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