Revue de presse

"Education positive : des dérives annonciatrices d’une catastrophe politique" (A. Rosencher, lexpress.fr , 4 juin 23)

Anne Rosencher, journaliste, directrice déléguée de la rédaction de "L’Express". 6 juin 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Au moins, avant, les choses étaient claires, et les idéologies posées sur la table. Libéralisme contre marxisme. Aron contre Sartre. On s’empoignait, en déployant les arguments de doctrines cortiquées. Mais aujourd’hui, c’est souvent plus gazeux. Le citoyen lambda n’est pas tant la cible d’idéologies qui cherchent à le convaincre que l’objet de croyances sans doctrine. Ces "croyances positives", comme les nomme le philosophe Marcel Gauchet (car on voit clairement dans leurs énoncés leurs bonnes intentions) travaillent en arrière-fond, et produisent chacune leur réaction tout aussi peu articulée.

Ainsi de l’angélisme des enfants. L’édification de l’enfant en être doté d’une bonté et d’une sagesse infuses est un mythe puissant, et relativement récent. D’où vient-il ? C’est une (bonne) question pour les chercheurs ou les historiens. Du socialisme, qui glorifiait l’enfant comme agent de l’avenir radieux de l’humanité ? Des avancées contraceptives, qui nous ont fait – et c’est heureux ! – passer d’une descendance obligatoire à "l’enfant du désir d’enfant", comme le désignait le sociologue Paul Yonnet ? De l’hyperindividualisme étendu à la fierté parentale, qui fait de la chair de notre chair, forcément, un petit dieu sur terre ? En tout cas, la tendance est là, tectonique. Elle se mesure à longueur de podcasts spécialisés dans la parentalité, à longueur de publicités, de micros-trottoirs (où les enfants font la leçon aux adultes), ou encore à l’inflation du nombre de professionnels de l’éducation et de la pédologie.

L’une des conséquences de cette croyance diffuse est de considérer que l’enfant doit être le plus possible préservé de la contrainte ou de la consigne, car cette dernière serait par nature traumatisante, ou corruptrice. Comme souvent avec les idées excessives, celle-là prend ses racines dans une évolution des mœurs de salubrité publique, nommée éducation "positive" ou encore "bienveillante", qui s’opposait à la dureté, voire à la violence, qui fut trop longtemps tolérée dans de nombreux foyers et institutions. Détournée en d’excessives dérives, cela donne : toute frustration est une "violence", et toute éducation une "rééducation". En témoigne (parmi mille autres exemples) la récente interview de l’enseignante et essayiste Sophie Rabhi-Bouquet dans L’Obs, où elle déclarait : "La violence éducative ordinaire commence quand l’adulte pense savoir mieux qu’un enfant ce qui est bon pour lui." L’énoncé même de cette phrase me laisse interdite. Mais le succès de ce genre de saillies – et leur prise au sérieux dans la conversation publique – me fait parfois penser que nous vivons dans un "vidéo gag" géant fomenté par Dieu. Où sont les caméras ?

Les effets de cette nouvelle vague sont nombreux. Certains psychologues, comme Caroline Goldman, alertent sur une épidémie de mal-être chez des enfants en quête de cadre, ou sur le burn-out de très nombreux parents culpabilisés. Mais il existe également des conséquences politiques et sociales à cette évolution. Le sociologue et philosophe Jean-Pierre Le Goff est de ceux qui ont le plus fouillé la question. "Devenir adulte, c’était accepter tout un parcours qui distinguait clairement et respectait les différentes étapes de la vie, marquées par des rituels qui inséraient progressivement l’enfant dans la collectivité, m’a-t-il confié en 2016 dans un entretien pour Marianne. C’est précisément ce parcours qui s’est trouvé mis à mal au profit d’une conception nouvelle de l’enfance et de l’adolescence qui a érigé ces étapes spécifiques de la vie en modèles culturels de référence. Valoriser les enfants et les adolescents en les considérant d’emblée comme des adultes, c’est non seulement ne pas respecter la singularité de ces étapes de la vie, mais c’est engendrer à terme des adultes ’mal finis’ et des citoyens irresponsables."

Dans sa récente note [1] qui a inspiré la sortie d’Emmanuel Macron sur la "décivilisation", le politologue Jérôme Fourquet, lui, pointe "l’avènement de l’enfant-roi. On installe très tôt dans l’esprit des individus l’idée qu’ils sont uniques et ont de nombreux droits, ce qui introduit souvent une rupture de l’équilibre entre droits et devoirs et génère une moindre capacité psychologique à se conformer aux règles et à accepter les différents cadres d’autorité. On cultive également dès le plus jeune âge la subjectivité des individus, qui s’exprimera ensuite à plein régime sur les réseaux sociaux."

Un paradoxe, cependant : la glorification de l’enfant à laquelle nous assistons depuis quelques décennies est un processus tout à fait individualiste et égoïste, qui ne trouve aucun débouché quand il s’agit de se saisir collectivement de situations politiquement inacceptables. La façon dont l’immense problème du harcèlement scolaire - qui a encore causé un suicide récemment - ou celui des enfants placés sont sous-traités en donne une indication. Pourtant, ces situations nous obligent en tant qu’adultes. Cessons de déifier les enfants dans l’intime, et de leur manquer à l’échelle politique."

[1Publiée dans Le Point.


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