Contribution

Des savoirs à la culture : l’école de l’émancipation. Éloge de Jean Zay (C. Coutel)

Charles Coutel, vice-président du CLR, universitaire (Université d’Artois), directeur de l’Institut d’étude des faits religieux. 30 décembre 2017

Si l’École républicaine a bien comme tâche initiale de nous instruire, grâce aux savoirs élémentaires, le souci de nous faire grandir en humanité par la culture humaniste et universelle complète cette première ambition. La culture nous émancipe car elle manifeste à la fois la volonté de sortir des tutelles subies (emancipare en latin) mais aussi de nous souvenir de notre servitude passée. S’émanciper suppose une vigilance constante pour que cette servitude ne nous soit plus imposée.

Comment comprendre autrement l’action de Jean Zay pour la défense de la langue française, la création des bibliobus ou encore celle du Festival de Cannes, qui était destiné à s’opposer à la propagande cinématographique des fascistes ?

C’est le sens des remarques de Jean Zay rédigées en prison le 2 juin 1943. Revenant sur son action scolaire de 1937-1938, il précise qu’il s’agissait alors de « former le caractère par la discipline de l’esprit et le développement des vertus intellectuelles, apprendre à bien conduire sa raison, en élève de ces héritiers français du message socratique, Montaigne et Descartes, à garder toujours éveillé l’esprit critique » (Souvenirs et solitude). Mais, il le sent, cette œuvre ne sera pas achevée même si le but poursuivi était clair : il s’agissait de ne pas laisser les jeunes esprits désarmés face aux barbares. Il indiquait un défi qui est encore le nôtre : comment lutter non fanatiquement contre les fanatismes ? Mais il commente, un peu amer, qu’il lui aurait fallu plus de temps pour promouvoir : « un jacobinisme plus militant […] en animant la jeunesse à l’action, à la lutte française pour nos libertés » (ibidem). Pour mener ce combat pour les libertés, la force émancipatrice des savoirs est essentielle, faute de quoi on finirait par ressembler à qui on s’oppose.

C’est ainsi que se justifient l’action scolaire et l’action culturelle de Jean Zay et du Front populaire contre les idéologies nazies et fascistes qui vidaient les humanités classiques et les langues nationales de leur puissance poétique émancipatrice (songeons au film de Federico Fellini Amarcord).

L’émancipation par le savoir et la culture

Pour les humanistes, le peuple doit être instruit pour sortir de l’ignorance et de la peur qui sont les armes du despotisme. Il s’agit de défendre la thèse héritée des Lumières selon laquelle il est de l’intérêt de la justice, de la paix et de la vérité qu’un maximum d’esprits libres et éclairés les recherchent. C’est pourquoi l’École républicaine est obligatoire.

Mais ce souci de l’instruction gagne à être enrichi par l’initiation continue à la culture universelle qui arrache chaque individu à ses appartenances initiales souvent subies. L’École républicaine, donc, se doit de faire mémoire de nos servitudes passées et des ravages des cléricalismes tant religieux que politiques, et maintenant médiatiques. Par la richesse des œuvres littéraires et artistiques classiques enseignées aux élèves, il devient possible pour chacun de respirer l’air enivrant du grand large. Rimbaud, aux dires de ses professeurs, excellait en grec et en latin.

On oublie trop souvent que l’œuvre de Jean Zay parvient à concilier Jules Ferry et Jean Macé. Par l’instruction, je me libère de l’ignorance, par la culture, je mets mon savoir au service de mon émancipation à l’égard de toutes les tutelles subies (famille, classe sociale, religion, médias, « réseaux sociaux »). Une confidence personnelle : en classe de seconde, il me fut proposé le sujet de dissertation suivant : « Homère est nouveau ce matin et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui (Péguy)… » ; « Vous avez quatre heures ! » Nous étions en 1966.

Pour cela, les maîtres n’hésiteront pas à voir plus loin et plus haut que leur propre contexte historique immédiat. C’est le sens de la dernière page du De Jean Coste de Péguy (notre encart). Celui-ci réagit à la réforme de 1902 qui diminuait la part des humanités gréco-latines dans l’enseignement secondaire [1].

Par l’instruction, notamment élémentaire et scientifique, nous identifions la complexité du monde ; par la culture, nous mesurons combien cette complexité est inépuisable et combien sont grands les effets de nos passions. Par l’identité, à l’œuvre dans les savoirs, nous comprenons ; par l’analogie, à l’œuvre dans la culture, nous osons dire l’inconnu en rapprochant le présent et le passé (« Heureux qui comme Ulysse »…). Ainsi la culture nous émancipe de tous les dogmatismes et nous aide à relativiser nos souffrances.

Les régimes totalitaires imposent, eux, des identités factices et appauvries, ils organisent l’amnésie collective pour couper le peuple de sa langue nationale et de son histoire (comme l’indique Orwell dans 1984) : le récit national s’interrompt.

En revanche, la culture humaniste ouvre grand les perspectives universalistes qui permettent à chacun de se désidentifier de son moi empirique, limité, voire blessé, pour devenir l’artisan de sa singularité vivante et émancipée. Comment comprendre autrement, par exemple, les références à Homère, Dante et Coleridge dans l’œuvre de Primo Levi ? La culture devient émancipatrice parce qu’elle est une école de résistance à la violence et à l’arbitraire subis.

Faut-il rappeler que Modigliani dans ses œuvres peintes durant la Grande Guerre n’évoque pas une seule fois ce conflit ? À chacun de se créer analogiquement un monde propre en rapprochant librement les images, les souvenirs et les événements passés et présents. C’est Baudelaire, admiratif de Victor Hugo, dans L’Art romantique, qui nous en fournit l’explication : la puissance de l’analogie est au cœur de la création poétique et artistique. La culture émancipe car chacun peut, par elle, transformer son destin sociologique programmé en un devenir poétique, éthique et politique singulier et intense.

Trois difficultés à surmonter

Pour que ce travail d’émancipation personnelle et collective soit possible, il nous faut aujourd’hui surmonter trois difficultés.

1. En premier lieu, réinstituons l’enseignement systématique et progressif des savoirs élémentaires dans l’École républicaine. Pour cela, réaffirmons la puissance autocritique de la rationalité scientifique dès le plus jeune âge.

S’émanciper suppose d’abord de rompre avec les superstitions et vulnérabilités de l’enfance : la meilleure protection de l’enfance, c’est l’instruction publique ! Relisons la préface de son manuel d’arithmétique (1794), où Condorcet insiste sur la nécessité d’apprendre à compter par soi-même pour pouvoir, un jour, compter sur soi-même. La maîtrise de l’arithmétique élémentaire participe d’une éthique de l’émancipation personnelle mais aussi collective ; il en va de même pour la lecture et l’écriture. Comment nous émanciper s’il nous manque les mots pour le dire précisément et correctement ? Quand Jean Zay a allongé le temps de scolarité, ce n’était pas dans le dessein d’étirer indéfiniment les apprentissages ! Or l’actuelle idéologie de la bienveillance n’est-elle pas destinée à différer le moment émancipateur de l’effort intellectuel ? Ce laxisme hédoniste fut mis en place en 1974 par la réforme Haby : cela revient toujours à pactiser avec l’ignorance. Un humaniste sera, lui, attaché à l’indulgence qui s’applique à un travail effectif procédant d’efforts intellectuels de l’élève ; l’indulgence est la laïcisation de la bienveillance.

2. Maîtriser l’élémentarité rationalisante des savoirs scolaires ne suffit pas cependant, il nous faut aussi critiquer les usages actuels du mot culture, depuis le tournant sociologiste d’une partie de l’intelligentsia française voire européenne. Si, désormais, on a tendance « à enseigner le français comme on le parle au lieu de l’enseigner comme on devrait le parler » (formule du regretté Jacques Muglioni), c’est que les lieux de formation ont tendance à réduire la portée émancipatrice et universaliste de la culture scolaire. Les usages du mot culture marginalisent son sens humaniste ; la culture est réduite à un jeu an-historique d’échanges matériels ou symboliques. Or ce sens ethno-sociologique n’est pas le seul possible. Chacun, pris dans des réseaux d’échanges d’abord subis et répétés, peut, grâce à l’école, s’en démarquer et les subvertir pour s’en libérer. Il convient donc de ne pas réduire le cultivé au culturel. Les travaux d’Olivier Roy et de Mathieu Bock-Côté ont montré qu’une dégradation du culturel vers le cultuel menace, faisant le jeu du communautarisme et des intégrismes religieux. Mais les grands chefs-d’œuvre de la culture ne se caractérisent-ils pas par leur capacité à s’opposer à tous ces fatalismes, voire à tous les fanatismes ?

À une formation des maîtres dûment réinstituée de relever le défi et de reconquérir le sens émancipateur de la culture héritée de l’Humanisme et des Lumières. Il suffit d’une volonté politique : celle d’un Condorcet, d’un Ferdinand Buisson ou encore d’un Jean Zay.

La culture, bien comprise, devient émancipatrice quand elle nous aide à rompre avec les routines dues aux appartenances de nos proximités habituées ; par la culture, procédant de l’instruction, mes convictions personnelles deviennent des thèses à mes propres yeux. Je me libère de toute crédulité par le renforcement de ma raison et de ma liberté singulière.

L’ordre rationnel des éléments peut désormais être recombiné par l’improvisation libre d’un sujet artisan et artiste de lui-même. N’oublions pas que Diderot auteur de l’Encyclopédie écrit aussi Le Neveu de Rameau et Les Salons. Ce dialogue entre la culture vivante et l’instruction élémentaire donne tout son sens à la formule de Bachelard : « Avoir su est souvent une excuse pour se dispenser d’apprendre ». La culture m’émancipe car elle prolonge et questionne l’ordre successif et progressif des savoirs scolaires ; elle m’aide à ouvrir mon savoir sur l’universalité émancipatrice. À la puissance publique revient de traduire cette exigence dans la formation des futurs professeurs. Mais c’est à chacun de s’initier aux « mystères de l’analogie » pour reprendre une formule de Baudelaire. On peut apprendre ensemble les éléments des avoirs mais c’est à chacun de s’émanciper en devenant l’hôte du langage et du monde. Pour cela, avec le philosophe Jean Lacroix, répétons que « se cultiver c’est toujours apprendre à juger ».

Alors devient possible l’exercice de ce que Jean-Claude Milner nomme « l’universel difficile » qui échappe à la tentation d’adhérer naïvement à des totalités closes et figées (tentation de l’holisme). Par la culture, je n’ai plus peur de ma singularité, parvenant désormais à la dire.

Je parviens enfin à élargir le champ des possibles vers des possibles possibilisants : le cultivé parvient à travailler de l’intérieur le culturel au grand dam de tous les cléricalismes qui veulent nous empêcher de vivre et de désirer. Mais il nous revient de nous constituer une patrie littéraire et esthétique propre que la République, attachée au respect des individus, ne peut que favoriser.

3. La complémentarité entre l’instruction et la culture, condition de l’émancipation, suppose enfin une élévation tendancielle de la justice économique dans la société mais aussi de la civilité au sein des institutions républicaines.

L’amour de la République (triomphant dans l’amour des lois, de la patrie et de l’égalité, selon Montesquieu) s’amplifie encore par le respect de la devise républicaine et l’amour de l’humanité. Tout cela nous semble présent dans la pensée et l’action de Jean Zay. Jean Lacroix en résume l’esprit général quand il écrit, en 1962, que le but de l’école est « de comprendre l’universellement humain dans un cas particulier ».

Dès lors, la lutte contre l’arbitraire et le fanatisme se renforce encore par la volonté de construire une société toujours plus fraternelle et libre. Le 16 août 1902, annonçant le volontarisme républicain de Jean Zay, Péguy écrit : « Il dépend de nous, dans la période vraiment grande où nous allons entrer, d’achever dans l’ordre intellectuel l’œuvre de la Révolution française, en fondant définitivement l’enseignement de la raison et de la liberté. Il n’y a là aucune violence contre aucune croyance : c’est au contraire la libération de toutes les consciences et de tous les esprits appelés à se diriger eux-mêmes. »

Charles Coutel

[1- Le ministre actuel semble conscient du problème… encore un effort, monsieur le ministre !


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