Contribution

Charles Darwin et le racisme (G. Bringuier)

par Georges Bringuier. 23 juin 2021

Georges Bringuier, Darwin, voyageur de la raison, éditions Privat, mai 2012, 352 p., 14,99 €.

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En ce début de XXIe siècle, alors même que chaque jour apporte son lot de découvertes scientifiques, on assiste à une montée des croyances de toutes sortes. Dans ce contexte, il paraît nécessaire de découvrir ou redécouvrir celui qui a offert à l’humanité la théorie scientifique qui, plus qu’une autre, a profondément changé la vision que nous avons de notre place dans le monde du vivant et qui, au dire de sa petite fille Nora Barlow, a « révolutionné les croyances fondamentales ».

Les créationnistes sont antidarwinistes

Les créationnistes appartiennent aux milieux les plus conservateurs et extrémistes et s’en prennent à Charles Darwin en le présentant comme le responsable de tous les malheurs du monde. C’est ainsi qu’on lui doit, à en croire leurs arguments fallacieux, le darwinisme social, l’eugénisme, le racisme, le nazisme, le communisme, le sexisme, le terrorisme, la perte de sens moral… Toutes ces affirmations sont aisément réfutables. Mais il en est une qui, semble-t-il plus qu’une autre, a imprégné la conscience collective, c’est la question du racisme : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ! », comme l’exprimait Beaumarchais.

Erasmus, Josiah, Charles une longue tradition anti-esclavagiste

Contrairement à certaines idées reçues, Darwin était l’un des penseurs de l’Angleterre victorienne les plus opposés au racisme ainsi qu’à l’esclavagisme qui en est l’un des effets les plus néfastes et douloureux. Darwin était opposé à toute forme d’oppression exercée sur des êtres humains par des êtres humains. Il s’est exprimé sur l’esclavagisme en particulier dans son Autobiographie - qui n’était pas destinée à être publiée - et il a donné son approche naturaliste des races dans son deuxième ouvrage majeur La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe.

Les deux grands-pères de Charles, Erasmus Darwin et Josiah Wedgwood étaient tous deux anti-esclavagistes. Ils étaient amis et allaient fonder une véritable dynastie, les Darwin-Wedgwood, par une série de mariages entre les deux familles. Les deux hommes étaient les chefs de file de la communauté intellectuelle qui a contribué à l’émergence de l’ère industrielle. Ils étaient membres de la Lunar Society qui regroupait des industriels et des scientifiques et que fréquentait l’ingénieur James Watt. La Lunar Society avait reçu en son sein Benjamin Franklin et Thomas Jefferson, futur 3e président des États-Unis.

Josiah Wedgwood, célèbre céramiste, avait créé la fameuse médaille représentant un esclave noir enchainé et sur laquelle était inscrit Am’I not a man and a brother ? (Ne suis-je pas un homme et un frère ?). Cette médaille a été adoptée en 1787 par la Société anti-esclavagiste (Anti-Slavery Society) créée au Royaume-Uni et le slogan sera repris l’année suivante en France par la Société des amis des Noirs pour la réalisation de son sceau.

Quand Charles Darwin est confronté à la question de l’esclavage lors de son premier passage au Brésil en 1832, le choc est rude. Il est profondément marqué et heurté par les violences avec lesquelles les esclaves, hommes, femmes et enfants sont traités dans ce pays. La torture des esclaves est une pratique courante. En passant devant une maison, il est alerté par les gémissements d’un homme qu’on torture sans qu’il puisse intervenir. À Rio de Janeiro, il découvre qu’une vieille dame possède un appareil à vis pour écraser les doigts de ses esclaves femmes. Chez son hôte « un jeune mulâtre est insulté, persécuté et battu, avec une rage qu’on n’emploierait pas contre l’animal le plus infime ». Une autre image cruelle qui restera à jamais gravée dans son esprit, est celle de ce pauvre enfant de six ou sept ans qui reçoit trois coups de manche de fouet sur la tête par son maître, sans qu’il ait le temps de s’interposer. Le petit garçon avait eu l’impudence de tendre à Darwin un verre que le maître avait jugé trop sale. La scène se déroule devant le père de l’enfant qui baisse la tête sans oser intervenir. Darwin rencontre également un homme, passant aux yeux de ses concitoyens pour une personne bienveillante, qui sépare sans scrupule enfants, mères et pères d’une famille d’esclaves devenue trop nombreuse. C’est dans les milieux des classes inférieures que l’esclavagisme est le plus cruel. Or, le voyageur se contente souvent naïvement de la réponse positive que lui fait l’esclave lorsqu’il est interrogé sur ses conditions d’existence, en oubliant que celui-ci doit taire la triste vérité sous peine de châtiments. Le souvenir des cris et hurlements des esclaves torturés au Brésil, sans qu’il puisse intervenir, hantera longtemps ses nuits.

Darwin ne peut accepter l’argument en faveur de l’esclavage qui compare les conditions de vie des esclaves à celles des classes sociales les plus défavorisées des pays dits civilisés. C’est oublier que ces pauvres conditions d’existence ne résultent que de choix politiques : « Grande est certainement notre faute, si la misère de nos pauvres découle non pas des lois naturelles, mais de nos institutions ». Darwin pense que les tenants de l’esclavagisme seraient bien inspirés de se mettre un instant à la place de l’esclave pour qui aucun avenir n’est possible, ni pour lui, ni pour ses enfants vendus comme des bêtes de somme au plus offrant. C’est oublier que ces hommes, ces femmes chérissent leurs enfants naturellement comme les autres êtres humains. Il est submergé par une sourde colère quand il songe que les Anglais et leurs descendants Américains se sont rendus coupables de tels actes, alors que les uns et les autres se vantent d’être les pays de la liberté. En mars 1832, depuis le Brésil il écrit à Henslow, son professeur et ami à qui il doit d’avoir pu embarquer sur le Beagle : « Je ne voudrais pas être un Tory, ne serait-ce qu’à cause de leur sécheresse de cœur à propos de ce qui est le scandale des nations chrétiennes : l’esclavage. » Lors de son deuxième et dernier voyage au Brésil en 1836, il « remercie Dieu de n’avoir plus à visiter un pays à esclaves ».

L’antiesclavagiste Abraham Lincoln est élu président des États-Unis d’Amérique en 1860 et l’année suivante, le 12 avril, débute la guerre de sécession entre les États du Nord abolitionnistes et les États du Sud esclavagistes. Darwin exprime à son ami américain le botaniste Asa Gray - très tôt acquis à la théorie de l’évolution - son soutien pour le Nord : « Grand Dieu ! Comme j’aimerais voir abolir cette malédiction grande entre toutes : l’esclavage ! » Il souhaite la victoire de la « croisade contre l’esclavage, le sacrifice dût-il coûter la vie de milliers d’hommes. » « Si l’abolition est la conséquence de votre victoire, écrit-il encore à Asa Gray, le monde entier me paraîtra plus réjouissant à contempler » et il le rassure, lui qui s’étonne tout de même du manque de soutien de l’Angleterre, qu’il n’a pas rencontré « un seul homme qui ne soit pas de cœur avec le Nord. » Malheureusement, la raison d’État est la plus forte : l’économie du coton est intimement liée aux États du Sud et l’Angleterre est sur le point d’entrer en guerre, mais aux côtés des sudistes. Darwin est profondément attristé de voir son pays se « ranger du côté de l’esclavage » ; il « gémit en pensant que les partisans de l’esclavage pourraient triompher » et il lui est douloureux de penser que, pour être de bons patriotes, lui et Asa Gray devront se haïr. L’enlèvement par un officier nordiste, en pleine mer sur un paquebot battant pavillon britannique, des deux plénipotentiaires confédérés envoyés, l’un à Londres, l’autre à Paris, est l’incident diplomatique qui justifie l’entrée en guerre de l’Angleterre aux côtés des États du Sud. Alors que l’armée anglaise commence les préparatifs, prudemment le gouvernement fédéral répare l’erreur diplomatique commise à l’égard de l’Angleterre en relâchant les deux émissaires sudistes le 8 janvier 1862. L’Angleterre n’a donc plus de « bonne raison » d’entrer en guerre.

En Angleterre, la question du racisme sépare et oppose deux sociétés scientifiques : l’Ethnological Society of London, société philanthropique fondée en 1843 et l’Anthropological Society of London créée en 1863 pour défendre un esclavagisme colonial basé sur l’idée d’inégalité entre les races humaines. Profondément antiraciste, Charles Darwin rallie l’Ethnological Society avant la fin des années 1870, quelques temps avant la parution de La Filiation de l’homme. Les ethnologues monogénistes qui affirment avec Darwin que l’origine de l’homme est unique s’opposent aux polygénistes anthropologues pour qui l’origine de l’homme est plurielle. Ces derniers comptent dans leur rang ceux qui contestent le principe de l’évolution et qui considèrent les espèces comme des créations séparées. Darwin pense que « les principes de l’évolution une fois généralement acceptés, ce qui ne tardera plus bien longtemps, la discussion entre les monogénistes et les polygénistes aura vécu. » Pour les ethnologists, les races et les cultures résultent de l’influence du milieu ; ils considèrent que les « peuples primitifs » sont éducables et ils sont résolument pour l’abolition de l’esclavage. Les anthropologists quant à eux, soutiennent une prédétermination biologique liée à la race, la domination coloniale et bien entendu l’esclavagisme. Les théories racistes sont presque toutes polygénistes et renvoient l’origine de l’humanité à des souches distinctes.

Darwin et les races humaines

Dans La Filiation de l’homme Darwin aborde la question des races humaines. Il informe le lecteur que son intention de naturaliste n’est pas de décrire les diverses races humaines, « pour employer l’expression habituelle », (dixit Darwin) mais de rechercher, du point de vue phylogénétique, la valeur et l’origine des différences observées. Il apporte la preuve que les races diffèrent des espèces.

À l’époque où Darwin écrit La Filiation de l’homme, les scientifiques sont partagés sur la question des races et des espèces ; des naturalistes comme Agassiz pensent qu’il existerait plusieurs espèces humaines (entre 2 pour certains, et 63 pour d’autres !) De Louis Agassiz (1807 - 1873), l’un des plus farouches opposants à la théorie de l’évolution, Darwin dira : « [celui-ci] défend la thèse qu’il existe plusieurs espèces - pour le plus grand bonheur, il faut l’avouer, des esclavagistes du Sud. » Il peut même se montrer narquois envers Agassiz, dans une lettre à Charles Lyell : « Agassiz et Cie croient que le Noir et le Caucasien sont maintenant des espèces distinctes, et ce serait discuter à vide que de rechercher si, lorsqu’ils étaient un peu moins distincts, ils méritaient, d’après cet étalon de la valeur spécifique, d’être appelés espèces. »

Dans La Filiation de l’homme, Darwin justifie l’utilisation de l’expression « sous-espèce » pour désigner une race, ce qui peut, il est vrai, être équivoque. Dans son esprit, l’expression n’est pas liée à un classement de valeur, mais à un classement phylogénétique. Ainsi pour lui la « race européenne » est aussi une « sous-espèce ». Il faut situer l’utilisation de ces termes dans une période où la notion d’espèce est encore mal définie. La définition d’une espèce est pour Darwin un véritable casse-tête. Il n’est pas le seul à se tourmenter l’esprit : quand il demande au paléontologue Phillips comment il définit une espèce, celui-ci lui répond : « J’ai enfin trouvé la seule véritable définition : toute forme qui a un jour porté un nom spécifique ! » Darwin éprouve de réelles difficultés pour classer ses spécimens : s’agit-il d’espèces ou de simples variétés ? « Après avoir présenté un ensemble de formes comme une espèce distincte, puis avoir déchiré mon manuscrit, et les avoir réunies au sein d’une seule et même espèce, avant de déchirer le tout à nouveau pour rétablir leur caractère séparé, puis à nouveau leur unité, […], j’ai grincé des dents, maudit les espèces et je me suis demandé quel péché j’avais commis pour être ainsi puni. […] que vous fassiez en sorte que les espèces dressent fièrement la tête ou courbent l’échine, tant que vous ne les annihilez pas complètement ou que vous ne les rendez pas absolument permanentes, je ne serai pas content. »

Aujourd’hui ce qui définit une espèce est l’interfécondité naturelle (dans la nature, pas dans un zoo, sans recours à l’insémination artificielle) avec descendance fertile.

Dans La Filiation de l’homme, Darwin exprime un sentiment de sympathie qui unit les hommes et qui devrait transcender les races et les nations. Dès le chapitre IV il écrit : « À mesure que l’homme avance en civilisation et que les petites tribus se réunissent en communautés plus nombreuses, la simple raison indique à chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et sa sympathie à tous les membres de la même nation, bien qu’ils ne lui soient pas personnellement connus. Ce point atteint, une barrière artificielle seule peut empêcher ses sympathies de s’étendre à tous les hommes de toutes les nations et de toutes les races. L’expérience nous prouve, malheureusement, combien il faut de temps avant que nous considérions comme nos semblables les hommes qui diffèrent considérablement de nous par leur aspect extérieur et par leurs coutumes… »

Darwin souligne que par-delà les différences visibles, les êtres humains présentent de grandes caractéristiques communes : « Les races humaines actuelles présentent à plusieurs égards de nombreuses différences ; ainsi par exemple, la couleur, les cheveux, la forme du crâne, les proportions du corps, etc... offrent d’infinies variations ; cependant, si on les considère au point de vue de l’ensemble de l’organisation, on trouve qu’elles se ressemblent de près par une multitude de points. Un grand nombre de ces points sont si insignifiants ou de nature si singulière qu’il est difficile de supposer qu’ils aient été acquis d’une manière indépendante par des espèces ou par des races primitivement distinctes. La même remarque s’applique avec plus de force encore, quand il s’agit des nombreux points de ressemblance mentale qui existent entre les races humaines les plus distinctes. Les indigènes américains, les africains et les européens, ont des qualités intellectuelles aussi différentes que trois autres races quelconques qu’on pourrait nommer ; cependant, tandis que je vivais avec des Fuégiens, à bord du Beagle, j’observai chez ces derniers de nombreux petits traits de caractère, qui prouvaient combien leur esprit est semblable au nôtre ; je fis la même remarque relativement à un homme noir pur-sang avec lequel j’ai été autrefois lié (il s’agit du taxidermiste John Edmonstone). Quiconque lit avec soin les intéressants ouvrages de M. Taylor et de sir J. Lubbock ne peut manquer de remarquer la ressemblance qui existe entre les hommes appartenant à toutes les races, relativement aux goûts, aux caractères et aux habitudes ».

Lorsqu’il accoste à Tahiti, Darwin observe que le teint foncé des habitants contribue à leur beauté ; ici c’est la peau claire des Européens qui dénote : « Un homme blanc qui se baigne à côté d’un Tahitien ressemble absolument à une plante qu’on a fait blanchir à force de soins, à côté d’une belle plante vert foncé poussant vigoureusement dans les champs. »

Déjà, lorsqu’il étudiait la médecine à Édimbourg, il avait pu apprécier la compagnie et « l’intelligence » du taxidermiste John Edmonstone auprès de qui il prenait des leçons. John était un esclave affranchi. Cette expérience confortera ses opinions libérales sur la question raciale.

Les races et le racisme

Les races existent-elles ?

Pour les généticiens, le contenu scientifique de la notion de race est depuis longtemps inexistant. En effet, les hommes sont tous « génétiquement uniformes » ; il y a moins de différence entre deux humains vivants n’importe où dans le monde, qu’entre deux chimpanzés d’Afrique ! Le séquençage du génome humain en 2003 a mis en évidence la faible pertinence de la notion de race biologique au sein de l’espèce humaine. La génétique des populations montre que seulement 5 % de la variabilité génétique est due à des différences entre les populations humaines. Cette variabilité génétique entre les populations s’élève à 25 % chez les chimpanzés, nos plus proches cousins, à 30 % chez les orangs-outans et à 31 % chez les gorilles. La plus grande variabilité génétique chez les primates s’explique par l’isolation géographique alors que l’histoire de notre espèce est marquée par des échanges réguliers entre les différentes populations au cours des migrations, ce qui réduit la variabilité génétique. Ces résultats amènent les généticiens à récuser l’existence de races biologiques humaines, estimant que la race est le produit d’une construction sociale.

Un autre point de vue mérite cependant d’être exposé. Il ne suffit pas d’affirmer que biologiquement les races n’existent pas pour éradiquer le racisme, au prétexte que le racisme n’a pas de sens puisque les races n’existeraient pas. Le déni des races biologique est considéré comme une position dangereuse, car il suffirait d’affirmer, a contrario, que les races existent pour justifier le racisme. Nier les races serait donc prétendre que l’espèce humaine n’a jamais produit de variété en son sein. Une telle affirmation, même si elle est soutenue par une analyse génétique, n’aurait aucune prise sur le non spécialiste qui observerait côte à côte un congolais, un scandinave et un chinois.

Si les hommes forment une espèce très uniforme, il existe une très grande variabilité des traits superficiels qui alimentent les discriminations et les préjugés xénophobes et religieux.

Les races, ou mieux les variétés, sont à distinguer du racisme qui est un phénomène social. Dans le racisme, ce n’est pas la définition scientifique de race qui est en cause, mais une représentation sociale d’un groupe humain par un autre groupe humain, basée sur l’appréhension de caractéristiques perceptibles liées à l’apparence physique et aux « habitudes » culturelles.

Ce qui doit être combattu est moins cette représentation que l’idéologie qui consiste à traduire ces caractéristiques en signe d’infériorité qui sous-tend la domination d’un groupe sur un autre. Le discours raciste est basé sur la hiérarchie des races, leur pureté et la proscription du mélange.

Faut-il supprimer le mot « race » de la Constitution ?

Dans son préambule la Constitution de 1958 proclame : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion… »

Supprimer le mot race, c’est croire à la « culpabilité des mots » et penser que supprimer le mot revient à supprimer le phénomène. Pour le philosophe Patrick Tort « le racisme n’est pas une question de nomination mais de domination ». « Il est en effet plaisant d’imaginer, avance-t-il, que la colonisation n’aurait pas eu lieu si l’on avait pensé plus tôt à supprimer le mot race. »

La suppression du mot race suffirait-elle à faire disparaître le racisme ? Lors d’un colloque qui s’est tenu à Paris en 1992 cette éventualité a été étudiée. Faut-il remplacer le mot race de l’expression « sans distinction de race » dans le texte constitutionnel ? Considérant que la Constitution, d’une part portait les marques d’une mémoire collective, et d’autre part étayait le droit civil (pénalisation des actes et propos racistes) tout en étant dans une situation d’interdépendance avec le droit international, la suppression ou la modification du mot race pouvait être contre-productif.

Un projet de loi visant à supprimer le mot « race » de la législation française a été déposé en 2012 et adopté en première lecture par l’Assemblée nationale en mai 2014. Il s’agissait d’une première étape, l’objectif étant de supprimer le mot du premier article de la Constitution, conformément à l’engagement pris par le président de la République alors qu’il était candidat.

Il faut cependant reconnaître que le mot « race » est fortement connoté, comme l’est l’expression « sous-espèce », bien que très peu utilisé dans le langage politique hormis dans certains propos extrémistes. Dès 1950, l’UNESCO proposait d’utiliser le mot « ethnie » englobant les composantes culturelles et sociétales.

Darwin était-il raciste ?

Comment peut-on prétendre trouver des propos racistes dans les écrits de Darwin ? Les raisons sont les mêmes que celles qui ont permis l’émergence du darwinisme social. L’œuvre de Darwin n’est pas suffisamment lue ou mal comprise, en particulier La Filiation de l’homme, et cette méprise savamment entretenue permettait d’expliquer, par un racisme naturaliste, l’infériorité des peuples colonisés et par voie de conséquence la légitime domination coloniale. Durant la décennie qui s’est écoulée entre la parution de L’Origine des espèces et la publication de La Filiation de l’homme, qualifiée par Patrick Tort de « silence anthropologique de Darwin », les sociologues tels Spencer ou Galton se sont emparés de la théorie de la sélection naturelle pour l’appliquer aux sociétés humaines, ce que n’avait pas fait Darwin.

Sans équivoque, les positions de Darwin sont à l’opposé de celles de ces sociologues. Pour lui, le progrès social est un frein au processus de sélection naturelle. Il est convaincu qu’il faut aider les plus faibles et les plus démunis et combattre la souffrance. Au cours de l’évolution de l’homme, le processus s’est inversé et la sélection naturelle n’est plus la « force principale qui gouverne le devenir des groupes humains ». C’est désormais l’éducation qui est cette force principale. Les instincts sociaux (morale, sympathie…), retenus par la sélection naturelle, ont développé des comportements de la société œuvrant contre la sélection naturelle. Dans une certaine manière la sélection naturelle a provoqué sa propre élimination. C’est ce que Patrick Tort désigne par « l’effet réversif » de l’évolution.

Darwin est souvent accusé de raciste, par ceux qui n’ont pas lu son deuxième ouvrage majeur La Filiation de l’homme ou ceux qui exhibent, tels des trophées, des mots de son époque et des citations isolées de leur contexte.

Darwin ne nie pas les races, il les respecte. Il considère que le « civilisé » qui traite un homme d’une autre race ou d’une autre culture comme un être inférieur par nature, régresse vers la barbarie. C’est cette « barbarie résiduelle » chez le civilisé qui s’exprime dans le racisme.

En Terre-de-Feu, Darwin a pu approcher des peuplades primitives. Il considère que leur « infériorité » résulte des conditions d’existence et que les populations humaines sont capables d’évoluer en modifiant justement ces conditions d’existences ; l’infériorité d’un peuple n’est en fait qu’un moindre degré de civilisation. La comparaison des « races » au regard de leur degré de civilisation, n’implique pas chez Darwin une inégalité. Il pense que l’éducation doit aider les peuples moins avancés à rattraper ce retard de civilisation.

Dans La Filiation de l’homme, il cite l’exemple des Fuégiens que le capitaine Fitz-Roy avait amené en Angleterre lors de son premier voyage en Terre-de-Feu en 1826 et qu’il ramenait chez eux après les avoir « civilisés » : « On range les Fuégiens parmi les barbares les plus grossiers : cependant, j’ai toujours été surpris, à bord du Beagle, de voir combien trois naturels de cette race, qui avaient vécu quelques années en Angleterre et parlaient un peu la langue de ce pays, nous ressemblaient au point de vue du caractère et de la plupart des facultés intellectuelles. » Bien plus tard, en 1874, Charles Darwin sera émerveillé d’apprendre par Bartholomew Sullivan, l’un des deux lieutenants du Beagle qui avait fondé une société d’histoire naturelle et qui était membre de la Société des Missions sud-américaines, que les Fuégiens avaient accompli d’importants progrès.

Darwin pense que le civilisé prouve son degré de civilisation par la dépense qu’il consacre à l’éducation de ses semblables moins civilisés.

Georges Bringuier


Voir aussi les Notes de lecture dans Culture (note du CLR).


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