Note de lecture

Ch. Guilluy : Classe contre classe (G. Durand)

par Gérard Durand. 7 mai 2020

Christophe Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, 2018, 240 p., 18 e.

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Christophe Guilluy est géographe. Il appartient à cette nouvelle génération dont l’un des inspirateurs est Yves Lacoste auteur, entre autres, de Paysages politiques ou de La géographie ça sert d’abord à faire la guerre que l’on pourrait nommer, en s’excusant pour le néologisme, les anthropo-géographes. Sans rien négliger des aspects géologiques et du façonnage des sociétés humaines par les territoires qu’elles occupent, ils prennent en compte la prédominance de l’humanité et de sa toute nouvelle puissance à transformer son milieu naturel.

Leurs ouvrages vont en conséquence se situer au croisement de la géographie, de la sociologie et de l’analyse politique, et c’est bien le cas ici. Le titre du livre est inspiré par la déclaration de Mme Thatcher en 1987, « There is no society », en clair, il n’y pas de collectif mais seulement des individus agissant au mieux de leur seul intérêt.

L’auteur passe au tamis fin un phénomène nouveau dans l’histoire des sociétés occidentales. La rupture entre une classe qui se veut « d’en haut », que je vais nommer ainsi, et les classes moyennes et populaires. Il nous décrit le mépris de la première pour les secondes, sa volonté de les « invisibiliser ». Il n’y a plus de classes pauvres mais des minorités, pour lui permettre encore et toujours de s’approprier les richesses. Il nous décrit aussi l’inconscience de cette attitude, devenant peu à peu intenable.

Christophe Guilluy a publié son livre moins de deux mois avant l’apparition du mouvement des gilets jaunes - soutenu, dans une première période, par 80 % de la population - lui donnant ainsi un caractère prédictif.

Dissimuler

La Classe d’en haut pour être efficace doit d’abord se rassembler. Elle le fait dans les grandes métropoles, avec, pour première conséquence, une envolée des prix de l’immobilier. Un achat de 100 000 e. en 2007 vaudra dix ans plus tard 122 000 e. dans les grandes villes, mais seulement 87 000 ailleurs.

Elle doit aussi démontrer que son idéologie fonctionne. Pour cela, elle va recourir à plusieurs méthodes. D’abord, la manipulation des chiffres. Ceux par exemple de la pauvreté. C’est le plus simple : selon que vous fixez le taux de pauvreté au dessous d’un pourcentage du revenu médian, il monte où il descend. A 60 % vous avez 8 millions de pauvres, à 50 % il n’en reste plus que 5,7. Le gouvernement français a trouvé que c’était encore trop et a cassé le thermomètre en décidant de supprimer l’indice.

La classe d’en haut va manipuler aussi les chiffres du PIB, déjà discutables en eux-mêmes, s’ils montent gloire au libéralisme, s’ils descendent on prend en compte de nouvelles activités prospères comme le trafic de drogue et la prostitution (budget France 2017) qui les font remonter.

Il faut aussi cacher la réalité des faits les plus gênants. En France, entre 1980 et 2007, le salaire moyen a évolué de 0,82 % par an, celui des dirigeants - les 0.01 % - de + 340 %. Thomas Piketty nous apprend que la fortune des 500 personnes les plus riches du monde valait en 2017 deux fois le PIB de la France. Alors qu’aux Etats Unis un tiers des américains ont des dettes impayées et que les crédits se transmettent parfois de génération en génération, rendant l’accès à la propriété impossible aux plus jeunes. La dette étudiante est devenue si colossale qu’elle inquiète les banques. En Allemagne, près d’un million de retraités doivent continuer à travailler pour subsister. En Grèce, la pauvreté est générale et la classe moyenne a pratiquement disparu.

Réduire les impôts des plus riches est devenu un mantra. Or cela amenuise les moyens des Etats pour leurs activités sociales (mais jamais pour l’armée et la police). Comme on ne peut tout supprimer on a recours à l’endettement. La dette mondiale des Etats passe de 142 000 milliards de dollars en 2008 à 164 000 en 2018, malgré les déclarations de politiques prétendant la réduire (+ 500 milliards en France avec Sarkozy). Enfin, il faut se préserver du résultat des urnes, le référendum français de 2005. Son contournement sont dans tous les esprits. Pour terminer, il faut évoquer le mépris. Les classes inférieures ne sont pas fréquentables, elles sont incultes et sales. C’est le « panier de déplorables » d’Hillary Clinton, le « ceux qui ne sont rien » d’Emmanuel Macron, auquel il ajoute les « ouvrières illettrées », pour faire bonne mesure.

Regrouper

La classe d’en haut ne se contente pas de sa concentration dans les grandes villes, elle s’isole et se protège de ces classes populaires qu’elle méprise. Elle n’imagine pas que ces catégories sociales regroupent de plus en plus d’actifs et de jeunes instruits. Alors elle a entamé depuis une dizaine d’années un formidable repli dans ses bastions afin de protéger ses avantages, ses emplois et ses richesses. Cités privées entourées de murs à l’accès contrôlé par vigiles armés et chiens méchants. Des régions riches parlent d’indépendance, ce qui leur éviterait la charge des plus démunis. L’Ecosse, la Flandre et la Catalogne vont dans ce sens. A quand la Principauté de Paris, la Ville état de Londres ou le Duché de Californie ? tant pis si cela ne cadre pas avec le discours, l’open society est la plus vaste blague de ces dernières années.

Se pose également le problème de l’immigration. Avec le développement technologique, on a moins besoin de travailleurs, on doit empêcher les nouveaux d’entrer dans les zones riches et expulser au moins une partie de ceux qui y sont déjà et risquent de bousculer l’identité culturelle des nations. L’Europe reste encore une zone semi-ouverte mais plusieurs pays, la Pologne, la Hongrie l’Autriche, se bardent déjà de frontières renforcées. L’Algérie expulse en grand nombre les Africains, L’Arabie Saoudite renvoie en quelques jours 57 000 Soudanais chez eux, Israël se dote d’une frontière électrifiée contre l’immigration africaine et Trump construit son mur sur la frontière mexicaine.

Financer

Ce point conduit l’auteur à aborder le système des retraites. En France, l’ensemble des pensions représente une masse de 300 milliards d’euros, que se partagent 17 millions de retraités, dont la retraite moyenne mensuelle est de 1 280 e. Une telle manne ne peut laisser indifférent un gouvernement en manque de liquidités et dont la règle d’or est de ne pas toucher aux revenus de la classe d’en haut. Mais l’opération est politiquement risquée et pour l’appliquer la manœuvre doit être habile. Il faut donc déconsidérer les bénéficiaires en les présentant comme des privilégiés, surtout ceux que l’histoire a dotés d’un statut plus avantageux que la moyenne. Pour conforter l’argument, on parlera des retraités les plus riches, ceux de Nice, Biarritz ou Deauville et des fameux statuts spéciaux. Ce travail accompli, il ne reste plus qu’à s’assurer la complicité d’un bon syndicat, « réformiste », et en avant la réforme. Tant pis si l’on a oublié que les retraités sont d’une aide précieuse pour les jeunes générations et qu’ils font vivre bénévolement l’ensemble du système associatif.

Le problème n’est pas uniquement français. En Grèce, les retraites ont été divisées par plus de deux, au Japon l’âge de la retraite est fixé à 80 ans, en Angleterre il dépasse maintenant 70 ans grâce à l’âge pivot et aux Etats-Unis les fonds de pensions misent sur la bourse et les retraites disparaissent en cas de clash économique.

Redouter

La classe d’en haut se sent dominante, elle ne se nomme plus la classe des riches mais celle des élites. Mais elle se sait fragile. A partir de 2015, elle s’affole quand elle est frappée par quelques coups de tonnerre. Le Brexit que personne n’attendait montre que les classes populaires sont toujours très largement majoritaires et qu’elles prennent conscience de la situation. Elles ne veulent plus de l’Europe qu’on leur propose. Malgré une propagande forcenée, elles maintiendront leur jugement : en 2019 Boris Johnson sera élu. Puis vient l’élection de Trump, encore plus inquiétante car Trump n’a pas été élu seulement par la « rust belt » des petits blancs, mais par la partie la plus consciente de la classe d’en haut. Et les « élites » savent que le vrai péril est là.

Le ciel bleu revient avec l’élection en France d’Emmanuel Macron, ce candidat coche toutes les cases de la haute bourgeoisie, de la technocratie et de la finance. Les bastions bobos lui font un triomphe. 89,7 % à Paris, 84,1 % à Lyon, 85,9 % à Toulouse etc… Au second tour toutes les bourgeoisies de droite et de gauche le rejoignent : 71 % des électeurs de Hamon, 52 % de ceux de Mélenchon et 48 % de ceux de Fillon. Les ennemis de la finance internationale votent pour un banquier, il est largement en tête chez les fonctionnaires et les retraités qui votent pour celui qui veux détruire leur statut et réduire leurs retraites. Rêve ou cauchemar ?

Le problème est que cette vague va faire oublier à la classe d’en haut qu’elle est surtout due au rejet de la candidate adverse. Que celle-ci à rassemblé 10,6 millions de voix, doublant ainsi le score de son père quinze ans plus tôt. Elle oubliera aussi qu’elle est très largement minoritaire et ne représente que 20 à 25 % de la population, soit le score de Macron au premier tour. Elle ne se rendra pas compte que son discours ne tient plus et qu’il va se déconstruire élection après élection.

Le début de la fin

C’est vers 2015 que se développe ce que Christophe Guilluy nomme le soft power des classes populaires. Que la fuite en avant de la classe d’en haut va devenir une fuite à Varennes. Les acrobaties langagières des bobos du type « c’est plus compliqué que ça » ou « la main invisible du marché » devenue « les premiers de cordée » ne parviennent plus à dissimuler les privilèges de ceux d’en haut. Ce n’est pas en glorifiant quelques HLM à Neuilly qu’on en fera une ville pauvre, ni en parlant de quelques personnes soumises à l’ISF ou ce qu’il en reste à la Courneuve qu’on en fera une ville riche.

L’antifascisme d’opérette, argument de la droite qui a fait du RN son principal allié objectif n’impressionne plus. Le discours ne porte plus et pour l’exprimer les classes pauvres vont trouver leurs tribuns.

Même la menace d’une guerre civile, qui opposerait on ne sait pas qui à on ne sait pas qui, impressionne moins grâce à une politique, parfois contrainte, d’évitement. Le quartiers se communautarisent, les asiatiques rejoignent les chinatowns, les arabes évitent les quartiers africains, les juifs se regroupent dans les quartiers juifs etc.. Les leçons de morale des milliardaires californiens ou des bobos parisiens ne passent plus et des sujets tabous, voire même interdits, reviennent en force. Ces classes veulent de la régulation, des frontières, elles veulent réguler les flux migratoires dont les excès les frappent de plein fouet. Elles veulent de la relocalisation et n’acceptent plus qu’un jean fasse 10 000 kms avant d’arriver en boutique. Elles veulent être protégées contre la rapacité de ceux d’en haut, hors toute idéologie ; c’est de la « common decency » et elles ont les moyens de le faire savoir. Elles sont même politiquement majoritaires dans plusieurs pays.

Ce livre coup de poing se termine par un rappel à la réalité. On peut imaginer un monde hors sol, fantasmer sur un homme nouveau ou augmenté, mais à la fin il faut bien qu’un ouvrier construise les routes et les bâtiments, qu’un instituteur fasse l’école et qu’un paysan cultive et cueille.

Gérard Durand


Voir aussi dans la Revue de presse Christophe Guilluy dans La gauche et les classes populaires dans Gauche (note du CLR).


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