Revue de presse

"Brexit : qui a peur du grand méchant peuple ?" (E. Lévy, Causeur, juil. 16)

Elisabeth Lévy est journaliste, directrice de la rédaction de "Causeur". 14 juillet 2016

"[...] J’ai éprouvé une empathie immédiate pour ce peuple plein de drôlerie qui venait d’adresser un formidable bras d’honneur à tous les gens convenables que compte notre planète. Ceux qui savent ce qui est bon pour ces grands enfants que sont les citoyens, surtout les pauvres qui n’aiment pas l’art anal de Paul McCarthy, ne partent pas passer des week-ends à New York en rentrant d’une réunion à Singapour, ne sont pas des fanatiques du dialogue interculturel – qu’ils pratiquent au quotidien –, et qui, pour finir, votent pour des gens qu’on n’aurait pas reçus sur feu Canal+, même avec une pince à linge sur le nez. Pouah, populiste, ça fait populo, ces sans-manières vont tacher mon canapé. Même Obama leur avait dit qu’il fallait voter « non ». Cause toujours. Marrant, cela dit, qu’on s’entortille tous les pinceaux avec cette affaire de « oui » et de « non », comme si on avait du mal à associer le joli mot « oui » avec la vilaine chose « Brexit » – rappelez-vous, pour dire « non » à l’Europe, ils ont voté « oui ».

Avec les premières remarques dégoûtées sur le « vote vieux », mon empathie s’est muée en tendresse. Dans notre société qui prend des gants avec toute minorité vindicative et traque dans tous les coins la « parole libérée », sur les vieux, on peut dire n’importe quoi. Comme suggérer que les jeunes aient le droit à deux votes (François Fillon). Ou déplorer que le passé ait voté pour l’avenir (Cohn-Bendit). C’est vrai, ils pourraient avoir la décence de se mettre au rancart tout seuls, sans qu’on ait à demander. Le rêve de certains de mes confrères, c’est un pays peuplé de jeunes, diplômés, connectés, riches et polyglottes – un cauchemar.

Tout occupés à nous faire avaler que les jeunes avaient voté « Remain » en masse, alors que seuls un tiers des 18-25 ans se sont déplacés, les commentateurs n’ont guère relevé un paradoxe amusant : les vieux ont voté pour l’aventure et le grand large, les jeunes pour le statu quo et la sécurité. Et ce sont de jeunes présentateurs qui observent avec effroi que les électeurs britanniques ont choisi « le saut dans l’inconnu ». Pitié, pas ça, pas l’inconnu. On croyait que le risque, c’était un truc de jeunes, et on les découvre défilant pour leurs retraites et terrifiés à l’idée de devoir voyager sans Erasmus. Maman, ils vont me demander mon passeport à la frontière ? Alors, quoi de plus amusant que l’image de vieillards indignes infligeant une petite leçon de vie à des jeunes propres sur eux, pressés de jouir des privilèges de l’économie mondialisée – ce qui n’est bien sûr pas répréhensible, mais pas non plus très exaltant. Je sais, il y a le beau rêve européen, mais soyons sérieux, même les plus rêveurs ne croient plus vraiment qu’il puisse se nicher dans l’usine à gaz sous direction allemande qu’est devenue l’UE.

[...] Pour l’instant, en dépit du piteux déballonnage des leaders du « Leave », la foudre ne s’est pas abattue sur l’Angleterre, même pas sur l’Angleterre profonde qui vient de faire ce pas de côté. Mais une propagande apocalyptique qui s’efforce d’être autoréalisatrice est tambourinée par une partie des médias, en particulier par Le Monde qui, tout en dénonçant le vote de la peur, promet d’innombrables fléaux aux malvotants, comme en témoigne cet échantillon de titres pêchés entre le 24 juin et le 7 juillet : « Brexit : l’UE peut-elle se relever ? » ; « Ils vont tomber de haut, ceux qui ont voté “Leave”… » ; « Brexit : les 27 désemparés par le chaos britannique » ; « La semaine folle qui a fait chanceler le Royaume-Uni » ; « Le cœur brisé des Européens de Londres », il fallait oser ; « Brexit : l’immobilier britannique flanche, la City redoute une crise financière » – à force de l’espérer, elle finira bien par arriver. Bien fait pour eux. Les Soviétiques prétendaient libérer les peuples qu’ils opprimaient. De nos jours, on trouve ça normal de vouloir les punir. D’ailleurs, regardez, claironne Cohn-Bendit, une semaine après le Brexit, 10 à 20 % des brexiters regrettent leur choix, c’est son petit doigt qui le lui a dit.

[...] Croire que des millions d’électeurs ont voté sans comprendre ce qu’ils faisaient et sans s’interroger sur les conséquences de leur acte, c’est, au sens strict, les prendre pour des cons. À Londres, raconte Alain Frachon dans Le Monde, les remainers font leur autocritique. À Paris, le storytelling qui dépeint les brexiters comme des beaufs incultes, xénophobes à l’esprit étroit (et pourquoi pas consanguins, tant qu’on y est) auxquels on devrait retirer le droit de vote est révélateur de l’estime dans laquelle une partie des classes dirigeantes tient les populations qu’elle prétend gouverner. Dans ce registre du mépris satisfait, on ne sait qui, de Bernard-Henri Lévy dénonçant « la victoire du souverainisme le plus rance et du nationalisme le plus bête » ou de Daniel Cohn-Bendit éructant « il y en a marre du peuple ! », doit obtenir la palme d’or. [...]

Au risque de chagriner tous ceux qui adorent s’opposer en solo au chœur des vierges de la raison, on dirait cependant qu’une partie des élites politiques, et même médiatiques, s’efforcent d’entendre et même de comprendre le message des urnes au lieu de se répandre en invectives conjuratoires. Le président de la République a été très clair : il faut respecter le vote britannique. Et à l’exception du FN, qui aimerait bien filer à l’anglaise, la plupart des responsables politiques, et pas seulement dans les rangs néochevènementistes resserrés pour l’occasion, se sont fendus d’un petit laïus sur la nécessité de réformer l’Europe et d’entendre les aspirations populaires. Volonté certainement sincère, même si personne n’a une traître idée de la façon dont tout cela se dit en allemand. Ce qui se voit moins, c’est que le Parti des médias est beaucoup plus divisé que ce qu’on pourrait penser. Ce miracle est, il est vrai, facilité par l’existence d’un souverainisme de gauche, qui communie avec l’autre dans la détestation du « libéralisme bruxellois » – alors que ce sont la bureaucratie et les règlements européens qui ont fait fuir nombre d’électeurs anglais, mais passons.

Exemple parmi d’autres de ce changement discret, on a pu, dès le 24 juin, entendre des propos très raisonnables sur France Inter, comme cette chronique d’Anthony Bellanger, qui officie – très provisoirement, on espère – à la place de Bernard Guetta, et qui est presque aussi fanatiquement européen que lui : « Eh bien, le peuple veut qu’on le protège. Il ne veut pas faire la queue chez le docteur, à l’hôpital ou à l’école publique. Il veut travailler décemment sans être constamment sous la pression d’un renvoi facilité. Il veut être logé sans avoir à débourser des sommes folles en loyer ou sans avoir à quitter son quartier sous la pression de la spéculation immobilière. Il veut que la croissance britannique lui profite. » Il faut avertir BHL : la causeurisation des esprits se propage au cœur du système.

De fait, le projet révolutionnaire de création d’un Homo europeus est mort. Il s’est fracassé contre cette réalité imprévisible, incalculable et inassignable qu’on appelle l’humanité. Les gens ordinaires, comme disait l’autre. Pas d’homme nouveau en vue : que l’on veuille transformer l’Europe, refonder les nations ou les deux, il faudra désormais s’arranger de celui qui existe, avec ses petites manies et son bête attachement à son douar d’origine. [...]"

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