Revue de presse

B. Sansal : « Nous sommes dans une société qui murmure, avec une incapacité à dire les choses » (Libération, 12 oct. 15)

16 octobre 2015

"L’écrivain algérien retrouve des similitudes entre l’Algérie de la fin des années 80 et la France d’aujourd’hui : « Une montée rapide de l’islamisme, des clivages forts au sein de la société, des pouvoirs qui n’assument pas ou affaiblis par des alliances militaires ou économiques qui les rendent muets. »

À l’occasion de la sortie de son nouveau roman 2084, paru chez Gallimard, en lice dans les dernières sélections du Goncourt, Boualem Sansal livre ses réflexions sur les vagues migratoires, qui mettent en lumière les tensions dans les pays de l’Union européenne. L’écrivain algérien francophone évoque aussi les mêmes peurs moyenâgeuses qui toucheraient les deux rives de la Méditerranée au sujet de l’immigration. L’auteur s’empare également de l’Abistan, le sujet de sa dernière œuvre. Ainsi, l’Abistan, cet Etat totalitaire religieux, ne serait pas qu’un simple cauchemar littéraire, mais une « construction » qui serait déjà, du moins dans certains pays, à l’état de « grand avancement ».

Vous étiez en Allemagne le mois dernier pour la promotion de votre livre. Comment le pays ressent-il ces vagues migratoires ?

A Leipzig, j’ai ressenti une colère horizontale : elle va de l’extrême droite, naturellement, jusqu’au milieu musulman. Ce dernier, tout comme en France d’ailleurs, se dit : « Déjà, on ne se sent pas bien, on nous chicane sur tout, et en plus si les "autres" arrivent, ils vont probablement commettre des délits, ils vont être exigeants, demander une égalité de traitement, et, du coup, ces vagues migratoires vont se retourner contre nous. » Mais cette inquiétude gagne aussi l’Algérie à travers des propos comme : « Vous vous rendez compte, les nôtres, en France, avec tous ces Syriens, Irakiens qui arrivent… on est quand même un peu chez nous en France, non ? » La France est vue comme une chasse gardée. La France, c’est pour le Maghreb et puis ces Orientaux-là, eh bien, ils n’ont qu’à aller à Londres. C’est la tonalité ressentie en Algérie.

Pourquoi, selon vous, la France a-t-elle réagi frileusement au moment d’accueillir ces réfugiés alors que l’Allemagne s’est montrée généreuse et bienveillante ?

L’inquiétude en France, pour moi, découle de la question de l’islamisme. Ensuite, la réflexion récurrente, « France, terre d’accueil », est souvent mythifiée. Ce qui a profondément changé, que ce soit en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, c’est la nouvelle perception de l’islam et de l’islamisme. Le discours : « Ils vont prendre le travail des Français, leur pain, toucher les allocations », reste, au fond, très secondaire. Encore une fois, ce qui attise les peurs, c’est la dérive de l’islam. Quand je parle de l’islam en France, c’est celui du voisin, du commerçant de quartier, du chauffeur de taxi. En fait, cela revient à dire : « Nos Arabes, on les connaît, mais ceux-là qui viennent d’Orient, eh bien, on ne sait qui ils sont ». Nous sommes de fait dans une relation marquée par une peur presque moyenâgeuse depuis la succession des attaques de janvier. Du coup, on se dit : « Le type que je vois depuis vingt ans tous les jours, avec qui je discute, blague, à qui je prête ma boîte à outils ou ma bêche pour son bout de jardin, il serait pas en train de changer ? Est-ce qu’il ne serait pas, au fond, comme "les autres" ? »

Pour vous, cette peur toucherait aussi l’Algérie ?

Absolument et aussi les pays du Maghreb. En Algérie, d’une certaine manière, la perception de « l’autre » a changé. On trouve des centaines de Syriens, d’Irakiens, qui font la manche aux feux rouges où qui se mettent derrière les glissières d’autoroutes avec un carton : « Je suis réfugié syrien. SVP donnez-moi de quoi manger ». On ne sait comment, et par quelles filières, ils se sont retrouvés à Alger, à Boumerdès, chez moi, ou encore à Oran. Impossible de savoir combien ils sont. Le pouvoir ne dit rien. La presse ne semble pas les voir. Trois mille, cinq fois plus ? Dix fois plus ? Que fait l’Etat pour eux ? Ce sont des familles avec enfants. C’est stupéfiant. Et, que l’on soit à Alger, à Paris, voire même à Leipzig, ce sont les mêmes réactions. C’est le temps des grandes peurs liées aux grandes migrations, des peurs moyenâgeuses avec des réactions moyenâgeuses de certains gouvernements.

Dans une tribune du Figaro intitulée « Lettre à un ami français sur le monde qui vient », où vous pointez la lâcheté de nos gouvernements face à la progression d’un islam sectaire, vous avez été taxé d’islamophobie. Vous vous attendiez à de telles réactions ?

D’abord, généralement, je ne pratique pas la langue de bois. Je parle comme j’écris. Je suis évidemment conscient de la récupération qui peut, a pu, pourrait en être faite par l’extrême droite. De même que je suis conscient que des écrivains identitaires pourraient trouver des arguments, voire des correspondances, à leurs thèses du « grand remplacement ». Là n’est pas le sujet. Le sujet est : la nouvelle perception de l’islamisme que fait apparaître cet exode. Or, cette perception est un danger pour le monde, y compris, en premier lieu, pour les musulmans eux-mêmes. Du coup, les sinistrés, ces réfugiés, se voient porteurs de l’image de monstres, de barbares. La solution des extrémistes de droite est de les rejeter chez le voisin, ou à la mer.

Vous préconisez des solutions ?

Aucune solution, sauf celle qui passe par l’école, et qui a été abandonnée. Je note simplement que le danger de l’islamisme est là. Tout comme il est là depuis les années 80 en Algérie à la faveur des politiques d’arabisation et de réislamisation de la société. L’Algérie, n’ayant pas les professeurs ni les religieux nécessaires, a « importé », massivement, des Yéménites, des Irakiens, des Egyptiens. Les gouvernements de ces pays ont saisi l’aubaine pour se débarrasser de leurs islamistes ou opposants. Et cet islamisme a été grandement inoculé à cette période. Il y avait aussi, bien entendu, le socle islamiste présent en Algérie avec les Madani et Belhadj [deux leaders du Front islamique du salut (FIS), ndlr].

On vous reproche souvent de prendre position et de vous écarter de votre travail littéraire…

Je suis un citoyen, et j’ai un avis, même s’il est simpliste pour certains, mais c’est mon avis. En Algérie, surtout dès qu’on est écrivain, on est sommé de prendre position. Moi en plus, je n’ai jamais eu l’impression d’être un écrivain et, pourtant, c’est la seule chose que je sache faire. Par moments, j’ai même l’impression de faire de la politique, et pourtant je n’en suis pas un. Pendant la guerre civile en Algérie, fallait-il soutenir tactiquement le régime car il assurait la sécurité ? Ou soutenir les islamistes au motif qu’ils avaient gagné les élections ? Parce qu’on est un démocrate, est-ce qu’on tourne le dos à tout cela et on émigre ? L’offre politique paraissait impossible. Je me suis donc retrouvé, dans les années 90, dans des groupes avec Rachid Mimouni, Tahar Djaout, des journalistes, des avocats qui travaillent sur les droits de l’homme. Mimouni et Djaout portaient notre voix à l’extérieur. A l’époque, j’apportais, comme haut fonctionnaire, ma connaissance des rouages de l’économie. Ce groupe a éclaté, certains ont été assassinés [Tahar Djaout, ndlr], d’autres ont fui. Je me suis retrouvé seul, et me suis mis à écrire.

De sorte que vous verriez un parallèle entre les deux périodes ?

Aujourd’hui, vingt-cinq ans après ce que j’ai connu en Algérie, la France et l’Europe se trouvent dans une situation de menaces, de périls. Une montée rapide de l’islamisme, des clivages forts au sein de la société, des pouvoirs qui n’assument pas ou affaiblis par des alliances militaires ou économiques qui les rendent muets. Cette incapacité à dire les choses. Par peur d’être islamophobe, de faire le jeu de l’extrême droite, par peur aussi d’être assassiné, comme on l’a vu en janvier. Nous sommes donc dans une société qui murmure, avec toutefois des « éclats » par journaux interposés où les penseurs s’interpellent les uns les autres, mais, ensuite, tout retombe dans le murmure.

Vous sentez-vous parfois menacé ?

J’ai surtout essuyé les critiques, tu es communiste, tu es contre l’islam, tu es un mauvais patriote, un mauvais musulman et, pire, tu es du « parti de la France » [hizb França, ndlr]. Bref, un néocolonial doublé d’un apostat. Je regrette surtout que les pays riches n’accordent plus ce fameux 1 % de leur PIB à la coopération avec les pays du Sud. Je me souviens des programmes, qui permettaient de faire revivre les enseignements après les indépendances. Le transfert vertueux s’est inversé. Les fruits de la corruption sont remontés vers le Nord, provoquant exode, immigration, désertification et ignorance.

L’Abistan, cette dictature religieuse au centre de votre dernier roman, 2084, est-elle imaginable en Europe ?

Dès lors que les islamistes ont accepté l’idée contre-nature pour eux qu’il fallait en passer par des partis civils pour conquérir les cœurs et les esprits, on peut considérer, oui, que l’Abistan est déjà en construction et en état de grand avancement.

Sa mise en chantier a commencé il y a cinquante ans. L’Abistan a aujourd’hui des leaders reconnus. Les Frères musulmans avaient en quelque sorte montré la voie d’un monde parallèle, celui d’un monde islamiste. Il fonctionne remarquablement d’un bout à l’autre du monde musulman, avec ses chaînes d’information et ses réseaux bancaires. Ce système déborde du territoire traditionnel musulman, entraîné par la conquête. Ce n’est plus une démarche souterraine : tout se passe sous nos yeux. Dans certains pays musulmans, l’Abistan fonctionne déjà et a déjà fonctionné. Dans les années 90, en Algérie, le FISa administré des communes. On peut dire qu’il y a déjà des bouts de films qui ont été tournés. Les choses s’installent peu à peu, de manière douce, à l’instar des dernières élections communales au Maroc, remportées par les islamistes. En Turquie, Erdogan donne l’impression de ne plus se voir en président, mais en calife.

Qu’est-ce que l’Abistan ?

La religion est comme un lierre grimpant, elle organise l’espace, le temps, la pensée. Celui qui n’est pas d’accord est invité dans un premier temps à partir. Ce qui nourrit au fond l’inquiétude, c’est qu’en face de l’islamisme, c’est le vide. Les forces, qui pourraient s’opposer, sont paralysées. Tout comme il y a vingt-cinq ans en Algérie. Nous étions paralysés par le serpent. On se disait : « Ils vont gagner, puis ils vont nous tuer ». Evidemment, on se rend compte du danger, mais on ne sait pas comment agir de peur d’être accusé d’être antipauvre, antimigrants, antireligieux, anti-islam, anti-Orient, anti-Afrique… En fait, la démocratie, comme la souris, va se faire avaler par le serpent.

Vous revenez d’Allemagne pour la promotion de votre livre. Comment le pays ressent ces vagues migratoires ?

Plus précisément de Leipzig. J’ai ressenti de vives inquiétudes au sein de la population. Le nombre fait peur. On parle de 30 000 refugiés rien qu’à Leipzig. Vrai ? Faux ? Déjà le nom change : on dit 30 000 musulmans. C’est donc une inquiétude qui s’approcherait presque d’un niveau de révolte. Cet enthousiasme des premiers jours, qui pouvait passer presque comme suspect, est soumis à un rétropédalage de la part d’Angela Merkel. A Leipizig j’ai ressenti une colère horizontale : elle va de l’extrême droite, naturellement, jusqu’au milieu musulman. Ce dernier, tout comme en France d’ailleurs, se dit : déjà on ne se sent pas bien. On nous chicane sur tout. En plus si les « autres » arrivent ils vont probablement commettre des délits, ils vont être exigeants, demander une égalité de traitement, et du coup ces vagues migratoires vont se retourner contre nous. Mais cette inquiétude gagne aussi l’Algérie. On se dit donc en Algérie : vous vous rendez compte, les nôtres, en France, avec tous ces Syriens, Irakiens qui arrivent… On est quand même un peu chez nous en France, non ? La France est vue comme une chasse gardée. La France c’est pour le Maghreb et puis ces orientaux-là, eh bien, ils n’ont qu’à aller à Londres. C’est la tonalité ressentie en Algérie.

Vous parlez d’une inquiétude ressentie même au sein des communautés turques en Allemagne…

Effectivement car l’Allemagne c’est « leur terrain », si j’ose dire. L’arrivée des arabes, majoritairement, même s’il y aussi des Kurdes dans ces vagues, mais vus comme « arabes », va rendre la situation des Turcs plus difficile. Ce ne sont que des choses vues, ressenties, alors que rien ne significatif n’est là pour le moment pour matérialiser les angoisses de ces populations qui assistent à ces vagues syriennes et irakiennes.

Pourquoi, selon vous la France, a réagi frileusement au moment d’accueillir ces refugiés alors que l’Allemagne s’est montrée généreuse et bienveillante ?

L’inquiétude en France, pour moi, découle de la question de l’islamisme. Ensuite la réflexion récurrente de « France, terre d’accueil », est souvent mythifiée. Ce qui a profondément changé, que ce soit en France, Allemagne en Grande Bretagne, c’est la nouvelle perception de l’islam et de l’islamisme. Le discours : ils vont prendre le travail des Français, leur pain, toucher les allocations, reste, au fond, très secondaire. Ce discours qui remonte aux vaques migratoires polonaises, espagnoles, portugaises, maghrébines, est presque un discours intégré. Non, encore une fois, ce qui attise les peurs c’est la dérive de l’islam. Quand je parle de l’islam en France, c’est celui du voisin, du commerçant de quartier, du chauffeur de taxi. En fait cela revient à dire : « nos arabes » on les connaît mais ceux-là qui viennent d’Orient, eh bien on ne sait qui ils sont. Nous sommes de fait aujourd’hui dans une relation marquée par une peur presque moyenâgeuse depuis la succession des attaques de janvier dernier. Du coup on se dit : le type que je vois depuis 20 ans tous les jours, avec qui je discute, blague, à qui je prête ma boite à outils ou mes ustensiles pour sarcler son bout de jardin, il serait pas en train changer ? Est-ce qu’il ne serait pas, au fond, comme « les autres » ?

Pour vous cette peur toucherait aussi l’Algérie ?

Absolument et aussi les pays du Maghreb. En Algérie, d’une certaine manière la perception de l’autre, a changé. On trouve des centaines de Syriens, d’Irakiens, qui font la manche aux feux rouge où qui se mettent derrière les glissières d’autoroute avec un carton : « je suis refugié syrien. SVP donnez-moi de quoi manger. » On ne sait comment et par quelles filières ils se sont retrouvés à Alger, à Boumerdès, chez moi, ou encore à Oran. Impossible de savoir combien sont-ils. Le pouvoir ne dit rien. La presse ne semble pas les voir. 3 000. Cinq fois plus ? 10 fois plus ? Que fait l’Etat pour eux ? Ils ne se sont pas regroupés comme on le voit dans la région de Calais. Est-ce qu’ils bénéficient de l’hospitalité musulmane ? J’ai du mal à le croire écrire compte tenu des difficultés qui s’amoncellent sur le pays. Ce sont des familles avec enfants. C’est totalement stupéfiant. Et que l’on soit à Alger, Paris, voire même Leipzig, ce sont les mêmes réactions.

Les Palestiniens qui sont arrivé dans les années 80 en Algérie ont aussi été vus avec méfiance ?

Effectivement. Arafat chassé du Liban s’était replié à Tunis. Alger les avait alors accueilli en masse, les avait parqués, dans des chalets, dans des camps. Puis, petit à petit, ces Palestiniens ont fait souche, se sont lancés dans les affaires, ont ouvert des commerces, épousé des algériennes. Puis le regard des Algériens a changé : ils nous prennent le travail, mangent notre pain, prennent nos filles, puis ils sont exigeants, sont ingrats. On leur a donné l’hospitalité, on ne peut pas faire plus, qu’est-ce qu’ils veulent de plus, etc.. Cela a crée un rejet très fort de la population et totalement en opposition avec le discours officiel qui était : on est prêt à mourir pour la Palestine. Aujourd’hui ce sont les Syriens qui font l’objet des mêmes mécanismes de rejet. Et voilà ce qu’on entend : vous vous rendez compte parmi tous ces types il y a des islamistes, des trafiquants, des voleurs, etc. Et c’est sans parler de l’ immigration subsaharienne. Corvéable, exploitée. Notamment aux frontières sud. Les militaires les arrêtent. Les font travailler sur des chantiers de terrassement, voire à leur profit personnel, et ceci pour un repas. Certaines villes sont devenues des marchés d’esclaves. Les entrepreneurs viennent et chargent les gars en direction des villes du littoral. Tout se passe comme les micros états du Golfe. Une situation abominable. Puis ces chantiers termines les types se trouvent un chantier chez un particulier. Ici deux jours ; là-bas quatre. Tout ceci a développé un racisme des arabes à l’égard des Noirs, qui était déjà fort, surtout que ceux-ci sont parfois chrétiens. On le voit les schémas d’un côté de la Méditerranée comme de l’autre sont assez semblables. Ici, en France, c’est la peur islamiste. Pour les Algériens c’est le sida, la malaria, les cas de paludisme. Les phénomènes sont les mêmes. C’est le temps des grandes peurs liés au grandes migrations, des peurs moyenâgeuses avec des réactions moyenâgeuses de certains gouvernements.

Dans une tribune intitulée dans le Figaro
« Lettre à un ami français sur le monde qui vient » où vous pointez la lâcheté de nos gouvernements face à la progression d’un islam sectaire, vous avez été taxé d’islamophobie. Vous vous attendiez à de telles réactions ?

D’abord généralement je ne pratique pas la langue de bois. Je parle comme j’écris. Ce que je reproche aux gouvernements c’est qu’ils n’agissent pas, ou trop tard. Je suis évidemment conscient de la récupération qui peut, a pu, pourrait, en être faite par l’extrême droite. De même que je suis conscient que des écrivains identitaires pourrait trouver des arguments, voire des correspondances, à leurs thèses du « grand remplacement ». Là n’est pas le sujet. Le sujet est : la nouvelle perception de l’islamisme que fait apparaitre cet exode. Or, cette perception est un danger pour le monde, y compris en premier lieu pour les musulmans eux-mêmes. Du coup les sinistrés, ces réfugiés, se voient porteurs de l’image de monstres, de barbares. La solution des extrémistes de droite est de les rejeter chez le voisin ou à la mer, y compris tant qu’à faire les musulmans qui sont déjà installés depuis des générations sur le sol français.

Vous préconisez des solutions ?

Aucune solution, sauf celle qui passe par l’école et qui a été abandonnée. Je note simplement que le danger de l’islamisme est là. Tout comme il est là depuis les années 80 en Algérie à la faveur des politiques d’arabisation et de réislamisation de la société. L’Algérie n’ayant pas les professeurs ni les religieux nécessaires elle a « importé » massivement des yéménites, des irakiens, des égyptiens. Les gouvernements de ces pays on saisi l’aubaine pour se débarrasser de leurs islamistes et ou opposants. Certes ces types enseignaient mais développaient aussi un discours dans les écoles. Puis ces gens se sont intégrés. Et cet islamisme a été grandement inoculé à cette période. Il y avait aussi bien entendu en Algérie le socle islamiste présent en Algérie avec les Madani et Belhadj que j’appelle « la famille ».

On vous reproche souvent de prendre position et de sortir de votre travail littéraire…

Je ne suis pas un politique, je suis un citoyen et j’ai un avis, même s’il est simpliste pour certains, mais c’est mon avis. Je l’exprime. Je ne cherche pas à donner une réponse en fonction de l’interlocuteur que j’aurais face à moi. Et quoi qu’on dise, et même si on ne dit rien, les reproches pleuvent. Comment, vous n’avez rien dit ? Ou alors : Comment avez vous pu dire cela ? En Algérie surtout dès qu’on est écrivain, un homme publique, on est sommé de prendre position. Moi en plus je n’ai jamais eu l’impression d’être un écrivain pourtant c’est la seule chose que je sache faire. Par moment j’ai même l’impression de faire de la politique et pourtant je n’en suis pas un. Pendant la guerre civile en Algérie fallait-il soutenir tactiquement le régime car il assurait la sécurité ? On soutenir les islamistes au motif qu’ils avaient gagné les élections ? Parce qu’on est un démocrate ? Est-ce qu’on tourne le dos à tout à tout cela, et on émigre ? L’offre politique paraissait impossible. Je me suis retrouvé dans les années 90 dans des groupes avec Rachid Minouni, Tahar Djaoud, des journalistes, des avocats qui travaillent sur les droits de l’homme. Minouni et Djaoud portaient notre voix à l’extérieur. A l’époque j’apportais, comme haut fonctionnaire, ma connaissance du fonctionnement de l’économie. Ce groupe a éclaté, certains ont été assassinés, d’autres ont fui. Et je me suis retrouvé seul et je me suis mis à écrire.

Voyez-vous un parallèle avec les deux périodes ?

Aujourd’hui, 25 ans plus tard avec ce que j’ai connu en Algérie, la France et l’Europe se trouvent dans une situation de menaces, de périls. Une montée rapide de l’islamisme, des clivages forts au sein de la société, des pouvoirs qui n’assument pas ou affaiblis par des alliances qui les rendent muets. Cette incapacité de dire les choses, à parler. Par peur d’être islamophobe, de faire le jeu de l’extrême droite, par peur aussi d’être assassiné comme on l’a vu en janvier. Nous sommes donc dans une société qui murmure, qui a des éclats par journaux interposés où les penseurs s’interpellent l’un l’autre, mais ensuite tout retombe dans le murmure.

Vous sentez-vous parfois menacé ?

J’ai surtout éprouvé les critiques : tu es communiste, tu es contre l’islam, tu es un mauvais patriote, un mauvais musulman et pire, tu es du « parti des français » (hizb franssa , ndlr). Bref, un néocolonial doublé d’un apostat. Je regrette surtout que les pays riches n’accordent plus ce fameux 1 % de leur PIB à la coopération avec les pays du sud. Je me souviens des programmes qui permettaient de faire repartir les enseignements après les indépendances. Le transfert vertueux s’est inversé. Les fruits de la corruption sont remontés vers le Nord provoquant exode, immigration, désertification et ignorance.

L’Abistan, cette dictature religieuse au centre de votre roman 2084, est-elle imaginable en Europe par exemple ?

Dès lors que les islamistes ont accepté l’idée contre nature pour eux qu’il fallait en passer par partis civils pour conquérir les cœurs et les esprits, on peut considérer, oui, que l’Abistan est déjà en construction.

Sa mise en chantier a commencé il y a 50 ans. Il ont aujourd’hui des leaders. Les frères musulmans avaient montré la voie en quelque sorte d’un monde parallèle, d’un monde islamiste. Il fonctionne aujourd’hui remarquablement d’un bout à l’autre du monde musulman avec ses chaines d’information et ses réseaux bancaires. Ce système déborde du territoire traditionnel musulman entrainé par la conquête. Ce n’est plus une démarche souterraine : tout se passe sous nos yeux. Dans certains pays musulmans l’Absitan fonctionne déjà et a déjà fonctionné. Dans les années 90 en Algérie le Fis (Front islamique du salut, ndlr) a administré plus de 1000 communes. On peut dire qu’il y a déjà des bouts de films qui ont été tournés. Les choses s’installent petit à petit, de manière douce, à l’instar dans les dernières élections communales au Maroc, par exemple, remportées par les islamistes. En Turquie, Erdogan donne l’impression de ne plus se voir en président mais en calife.

Qu’est-ce que l’Abistan ? C’est un lierre grimpant. La religion organise l’espace, le temps, la pensée. Celui qui n’est pas d’accord est invité à partir. Ce qui nourrit au fond l’inquiétude c’est qu’en face c’est le vide. Les forces qui pourraient s’opposer sont paralysées. Tout comme il y a 25 ans en Algérie. Nous étions paralysés par le serpent. On se disait : ils vont gagner, puis ils vont nous tuer. Evidement on se rend compte du danger mais on ne sait pas comment agir de peur d’être accusé d’être anti-pauvre, anti-immigrés, antireligieux, anti islam, anti-Orient, anti-afrique. Est-ce une conséquence de la colonisation, je ne sais pas… En fait la démocratie, comme la souris, va se faire avaler par le serpent."

Lire "Boualem Sansal « Nous sommes dans une société qui murmure, avec une incapacité à dire les choses »".



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