Note de lecture

B. Maris, Ph. Labarde : un diagnostic prémonitoire dans le débat économique (G. Durand)

par Gérard Durand. 25 avril 2020

Philippe Labarde, Bernard Maris, Ah Dieu ! Que la guerre économique est jolie, éd. Albin Michel, 1998, 215 p., 98 F.

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Si Philippe Labarde est bien vivant, Bernard Maris nous a quitté sous les balles de terroristes alors qu’il préparait un nouveau numéro de Charlie Hebdo. En publiant ce livre, les deux compères faisaient preuve d’une sorte de prémonition. Leur livre n’aurait, 22 ans plus tard, besoin que de retouches mineures pour être de nouveau publié. Il ferait entrer dans le débat économique les bouffées d’oxygène qui lui font tant défaut, comme il l’a fait lors de sa publication.

La préface est écrite par serge Halimi. Dès les premières lignes on se doute qu’il ne s’agit pas d’un texte politiquement correct. Le ton à la fois léger et ironique permet d’aborder un vaste éventail de problèmes. Les tabous tombent l’un après l’autre et le lecteur en sort muni de sujets de réflexion, argumentés au long de ces 215 pages et auxquels il n’avait pas forcément songé.

Les auteurs commencent par dénoncer la propagande qui cache la mainmise des multinationales sur uen large partie des institutions, OMC , FMI, Commission européenne etc… Elle a en 30 ans a mieux servi le libéralisme que trois siècles de capitalisme. « La propagande, la fable de la mondialisation heureuse, le sabordage de l’état et de la politique, le retour à la morale victorienne du nanti béni des dieux et du pauvre maudit : voilà la guerre économique que raconte ce livre »

La première cible est celle des marchés. Pour les définir, il suffit de citer Alain Minc qui les définit comme « le totalitarisme de cent mille analphabètes ». Suffisamment puissants pour ruiner un pays, c’est pourtant vers eux que va se tourner le gauche lorsque, à peine plus d’un an après l’élection de François Miterrand elle va décréter une « pause » dans les réformes, sous les applaudissements du Nouvel Observateur et de la « deuxième gauche ».

Ce ralliement aux thèses les plus orthodoxes du capitalisme va s’accompagner du vocabulaire guerrier adéquat. Il faut être moderne, compétitif, on encense l’actionnariat populaire qui permettra au licencié qui pourrait avoir le sentiment de s’appauvrir qu’en fait il s’est enrichi en voyant bondir le cours de ses actions. La gauche Bérégovoy-Naouri, c’est la recherche effrénée des « Grands équilibres » avec le travail comme variable d’ajustement. C’est le recul social présenté comme l’urgence de réformes. C’est un gouvernement tout entier rejouant le Pont de la Rivière Kwaî afin de prouver qu’il est meilleur gestionnaire que les libéraux en dépassant leurs méthodes. La quête se poursuit au plan européen avec l’acte unique, le pacte de stabilité etc. Toutes dispositions qui au moment de la "cohabitation" seront encore accentuées par l’ultra libéral Alain Madelin sur un terrain bien préparé. La conclusion de nos auteurs est sans appel : "Ils ont tué Jaurès".

Il y a aussi le cadre général, celui de la mondialisation. La bérézina des gauches européennes a soumis l’Europe toute entière à la loi des marchés et fait du capitalisme une vache sacrée. La mondialisation génère la guerre, celle des uns contre les autres. C’est le grand retour du capitalisme sauvage aidé par la confusion entre mondialisation et liberté du commerce. C’est d’abord l’organisation du terrain de l’entreprise capitaliste au nveau mondial. Ce ne sont plus les états qui commercent entre eux mais les ateliers de la World Company. Les produits finis et semi-finis circulent partout dans le monde à la recherche du moindre coût du travail. Or ce qui coûte cher dans le travail, c’est sa protection, elle doit donc être aussi faible que possible, voire inexistante, au grand désespoir des travailleurs des pays les plus pauvres. Et il y a la concurrence. Les World Companies n’aiment pas la concurrence et multiplient les accords d’oligopoles. Les 200 plus grosses firmes réalisent 25 % de l’activité mondiale. La concurrence c’est pour les petits ou les moyens, en haut, on finit toujours par s’arranger, comme dans le bâtiment. Pendant le même temps les activités spéculatives se multiplient et les échanges financiers vont représenter 50 fois l’activité réelle.

La caricature de la mondialisation c’est le projet AMI, négocié dans le plus grand secret entre les instances internationales (dont la Commission européenne). Il ne sera révélé que quelques mois avant sa date prévue de signature. Il prévoit que les firmes peuvent agir en fonction de leurs seuls intérêts sans qu’aucune règle ou loi nationale puisse leur être opposée. Les états deviennent leurs sous-traitants et malheur à celui qui pour des raisons de santé publique voudra limiter le commerce du tabac, il se verra aussitôt trainé devant des tribunaux par le producteur de ce même tabac pour cette décision contraire à ses intérêts.

L’uniformisation des peuples est en marche, on s’habille de jeans, on boit du Coca et on regarde les mêmes séries partout dans le monde. Mais c’est aussi l’exclusion de pays entiers, ceux qui n’ont pas sur leur territoire les matières ni les biens dont l’ogre à besoin. Ces nouvelles « zones de pauvreté » comme les qualifie l’ONU. On leur trouve cependant une utilité en leur envoyant nos déchets. Mais le grand paradoxe est que le système en provoquant la fragmentation des sociétés et en générant l’exclusion va multiplier les risques « je suis exclu, je vais devenir fou de Dieu ». Il sait encore y résister. Pour combien de temps ?

Que font les politiques ? C’est très simple soit ils brassent du vent sur les plateaux de télévision pour faire croire qu’ils existent, soit ils accompagnent le grand mouvement de la finance triomphante. En clair ils se sabordent. Le capital financier domine le capital industriel avec un seul objectif : que l’argent fasse de l’argent, point. Il a besoin d’économies endettées pour faire pression sur les salaires, il faut bien rembourser. Il faut bien aider les entreprises qui perdent de l’argent pour limiter le chômage, même si leurs pertes ne résultent que d’acrobaties comptables. Les banques comme les multinationales sont devenues trop énormes pour que l’état ne vole pas à leur secours en cas de difficultés graves. C’est le capitalisme sans les risques. Les marchés peuvent s’en donner à cœur joie dans ce jeu sans pertes, produits dérivés, couvertures a risque pour des montants colossaux en milliers de milliards de dollars, chaines de Ponzi, pyramide albanaise. L’état paiera s’il ne veut pas qu’on lui ressorte la blague éculée mais toujours efficace des petits actionnaires qu’il serait scandaleux d’abandonner.

Après les Trente Glorieuses, le cycle est achevé et le temps n’est plus à la générosité. En 30 ans les dépenses publiques sont passées de 30 à 55 % du PIB et vient le temps des « pères la rigueur » En France il s’appellera Jean-Claude Trichet et vient remettre le bon sens de Pinay dans la gestion des finances. Il réussira à ruiner l’industrie et à faire croire aux citoyens qu’avec le franc lourd on augmentera la valeur de la monnaie. Il sera aidé par un grand économiste, Giscard d’Estaing, qui lancera un grand emprunt indexé sur l’or sans imaginer que le cours de ce métal pouvait s’envoler. L’emprunt Giscard va coûter aux finances publiques plus de dix fois son montant. Les rentiers, déjà cajolés par Raymond Barre, lui en seront très reconnaissants. Il ne manquera plus que les socialistes pour se ranger derrière le "franc fort" et atteindre le pire du pire avec l’alignement de Berégovoy sur l’Allemagne.

Le décor est placé pour cette nouvelle religion, avec ses évêques, tels Sylvestre, Madelin, Trichet, ses curés, Barrot ou Bayrou, ou ses prédicateurs, comme Dassault, qui vivent sur les commandes de l’état sans hésiter une seconde à le stipendier, ni à parler de l’exigence d’une concurrence libre et non faussée. Un véritable Ordre moral se met en place pour faire payer les pauvres et le FMI veille à la sélection. Car il y a les bons pauvres comme le Mexique ou la Pologne et les mauvais comme le Pérou et le Venezuela. La charité est la base de la morale libérale. Au chômage keynésien de l’insuffisance de la demande on oppose le chômage par excès de salaires. On invente la notion de chômeur de confort et l’on plaint le pauvre PDG qui souffre de devoir se séparer de ses ouvriers bien aimés. L’Etat est l’ennemi, qui doit se limiter a son rôle régalien le plus étroit. Des économistes comme Daniel Cohen ou des chefs d’entreprise comme Jean Gandois expliquent que les subventions ne servent à rien, que seule doit régner la loi du marché. Balladur invente la blague de l’équité pour remplacer l’égalité. La suppression du code du travail serait un réel progrès car il est une incitation à ne pas travailler et une source de paresse. L’Etat doit se poser les questions essentielles sur l’utilisation de ses ressources. Est-il bien nécessaire de sauver un malade de plus de 70 ans ou de dépenser des dizaines de milliers d’euros (à l’époque des francs) pour une fillette leucémique ?

Les deux derniers chapitres sont prémonitoires par leurs titres, « Crosse en l’air » et « Eloge de la résistance ». Place aux costauds, aux battants. Le pouvoir est sourd à toute critique et aveugle à tout ce qui n’est pas son idéologie. La communication est une reine dominée par « les joueurs de flute ». Pourtant la machine commence à grincer et le bon peuple est de moins en moins à l’aise dans les tranchées. C’est la crise de 1995 en France mais aussi en Belgique, en Allemagne ou en Corée. Aux Etats Unis une grève générale des salariés du géant UPS l’oblige à céder, contre toute attente.

Les 22 années qui suivent, tout en confirmant l’analyse de nos auteurs montreront que l’argent dieu a gagné beaucoup de batailles mais peut-être pas la guerre.

Gérard Durand


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