Revue de presse

Avignon : "Reine Jeanne, la cité des salafistes" ( parismatch.com , 27 jan. 16)

2 février 2016

"La ville est plus connue pour son festival de théâtre que pour ses salafistes belliqueux. Pourtant, dans les quartiers de la Reine Jeanne, les imams et leurs apôtres tiennent une zone de près d’un demi-million d’habitants sous la terreur de leurs prêches intégristes. Beaucoup sont gagnés par leur prosélytisme violent, les autres se taisent.

C’est un chaos d’immeubles gris et mornes à 5 kilomètres du centre d’Avignon. Un quartier du nom de la « Reine Jeanne » à cause de sa proximité avec la capitale du théâtre. Mais ici il n’y a rien de royal, juste de la misère, de la délinquance et… quantité d’islamistes radicaux. A la Reine Jeanne, on les appelle les « wahhabites ». Ce courant fondamentaliste né en Arabie saoudite forme une nébuleuse solidement organisée, « soldats de Dieu » ou « cavaliers d’Allah » disséminés dans le monde et chargés de recruter des djihadistes.

A la Reine Jeanne, ils servent fidèlement les responsables de la mosquée, importateurs du salafisme dans ce quartier de plusieurs milliers d’habitants. Sur la place, de jeunes motards sans casque pétaradent le long des trottoirs, les voitures sont garées au hasard, des quadras friment dans leurs voitures rutilantes, avant de réintégrer leurs immeubles lépreux.

La majorité des passants se ressemble, voile noir pour les femmes, larges pantalons à l’afghane pour les hommes. La plupart portent la barbe du croyant, longue et parfois teinte au henné, comme au temps du Prophète. On se croirait revenu quatorze siècles en arrière. La ségrégation des sexes est respectée : là, des salons de coiffure pour femmes, inaccessibles aux hommes ; ici des bars remplis d’hommes, inaccessibles aux femmes. Ils servent du café, du thé, de la limonade... Tout, sauf de l’alcool.

« Bienvenue dans la cité d’Allah », me lance une voix ironique venant de la terrasse d’un café. C’est mon guide. Ni barbe ni djellaba. Seulement une queue-de-cheval qui lui tombe sur la nuque et une moustache à la Brassens. Son apparence détonne dans ce paysage islamique. Hocine, ancien journaliste algérien, fait partie de ces intellectuels arabes qui refusent de vivre sous la Constitution divine. Il dit préférer Bacchus à Allah et exècre les intégristes. Son histoire explique tout : son frère a été assassiné par les islamistes durant la guerre civile algérienne dans les années 1990. Il a fui son pays pour sauver sa vie. Ironie : c’est à la Reine Jeanne que les services sociaux français l’ont installé lorsqu’il est arrivé comme réfugié. Il ne sait plus comment faire face. « La colère est ma seule arme contre ces fous de Dieu », avoue-t-il. [...]

Plus j’avance entre les immeubles, plus je suis sidéré. Une cour des miracles islamiste, une poche salafiste, une enclave qui veut vivre comme au temps de Mahomet. Boulanger, coiffeur, gardiens d’immeuble, adolescents. Tous (ou presque) ivres du Coran. Enfin, leur Coran. C’est une mini-république islamique.

Comment en est-on arrivé là ? « C’est le résultat du travail de conditionnement qui est mené dans la cité, comme à l’époque du communisme », explique Hocine. Il me montre, au loin, un homme assis sur un banc, un jeune colosse barbu. C’est un des limiers de la mosquée. Quand l’imam est absent, il le remplace pour relayer la propagande salafiste. Matin et soir, il parcourt les ruelles, intervient dans les lieux publics, s’infiltre dans les mariages et frappe aux portes pour prêcher sa version du Coran. Il est accompagné d’une dizaine de salafistes. « J’en ai rencontré un lors d’une veillée mortuaire. » Hocine connaissait le défunt : un Algérien, mort de vieillesse. Cette nuit-là, le colosse salafiste s’assied parmi la dizaine de personnes qui veillent le défunt. Il rompt soudain le silence et se lance, tel un illuminé, dans des chants coraniques ponctués de déclarations religieuses. Il assure que la mort est « une fin terrible pour ceux qui vont connaître l’enfer », tous doivent donc être les « esclaves de Dieu ». L’assistance écoute, tétanisée. Le salafiste en profite. Hocine se lève, courroucé. « Est-il opportun de traiter ce genre de sujet maintenant ? » lui demande-t-il. « Ce qui est inopportun, c’est votre présence ici », rétorque le colosse.

Voilà dix ans que Hocine et le colosse se toisent dans le quartier. Depuis ce jour où, au supermarché, le salafiste a vu la bouteille de vin que Hocine a glissée dans son chariot. Le soir même, il a été l’objet d’une véritable persécution. L’imam de la mosquée et trois islamistes lui ont rendu visite. « Tu devrais arrêter de boire. L’alcool est banni dans l’islam. Dieu l’a dit, le Prophète l’a retranscrit. C’est écrit dans le Coran. » Réponse d’Hocine : « Ce n’est pas écrit dans mes livres. » « Tes livres ? » « Proust, Zola, Hugo, Pagnol… » « Qui ? » « De simples mortels qui pensent par eux-mêmes. » Hocine a blasphémé : il préfère l’esprit humain à la vérité céleste.

Après cet échange, beaucoup de voisins n’ont plus osé lui adresser la parole. Quand, à la fin du mois, son compte bancaire a viré au rouge, aucun commerçant ne lui a fait crédit. Puis il a découvert que son nom a été évoqué pendant le prêche par l’imam, comme symbole de la « dépravation ». Hocine est l’impie.

La pression sociale utilisée comme moyen de redressement. Voilà ce qui arrive à ceux qui vont à « contre-Coran » à la Reine Jeanne. Pour les contraindre à revenir dans le droit chemin, l’imam et ses acolytes personnalisent les critiques. Durant les prêches, on fustige, on criminalise. Une femme qui fume ? Une dépravée. Une femme qui ne se voile pas ? Elle aguiche. Un homme qui ne consomme pas de nourriture halal ? Il a pris un ticket express pour l’enfer. Telle voisine, divorcée, trois enfants, qui travaille parmi les hommes ? Elle finira par perdre sa vertu. Elle doit donc démissionner. Pour ne pas passer pour une « fille facile », l’infortunée choisit la vie difficile, les minima sociaux ! A la Reine Jeanne, tous sont suspects d’être des mécréants. Même le buraliste, le pharmacien, le médecin. Le premier vend des magazines de charme et incite au « péché de chair » ; le deuxième refuse d’éteindre la croix verte de son magasin, cette croix chrétienne, lumière du diable ! Le troisième passe « son temps à déshabiller des femmes malades, non pas pour les ausculter, mais pour les tripoter ». Voilà les discours.

Mais qui est cet imam qui fait la pluie et le beau temps dans un quartier de France ? Né au Maroc, il se dit ni marocain, ni français, ni arabe, ni berbère. Juste musulman. Un « frère » parmi les croyants. Arrivé en France dans les années 1980 pour travailler dans l’agriculture, il était le seul à savoir lire et écrire l’arabe. Ceux qui l’ont fréquenté parlent d’un homme qui passait son temps à lire le Coran. Puis il a disparu. Où était-il ? Certains racontent qu’il était à La Mecque. Il se serait converti au salafisme. C’est à son retour qu’il a commencé à prêcher le wahhabisme dans le Vaucluse. Il a aussi fondé l’association de l’Entente culturelle islamique  dont il a confié la gestion à l’un de ses proches. Ce fut sa stratégie pour s’implanter dans les quartiers : remplir l’estomac et vider le cerveau…

Ce quartier pauvre et peuplé n’a pas de mosquée. Alors, avec un associé, il loue un garage, achète des tapis de prière et vend le salafisme. Une semaine plus tard, les premiers fidèles foulent leurs carpettes. Qui sont-ils ? Des chibanis, des vieux. L’imam va-t-il les convertir au wahhabisme ? Ces anciens sont nés les pieds dans l’islam du Maghreb, version mosquée de Paris. Ils sont profondément tolérants, fêtent l’Aïd le matin et Noël le soir. Parlent aux femmes, autorisent leurs filles à sortir et à travailler. L’imam les prend pour des ovnis de l’islam qui confondent Allah et le Saint-Esprit. Autant chasser ailleurs : parmi les jeunes « beurs », sans véritable identité culturelle, sans repères.

Il a la tâche facile. A New York, en ce mois de septembre 2001, les tours jumelles partent en fumée. Les islamistes sont montrés du doigt. Les musulmans se sentent stigmatisés. Dans les cités, les jeunes ne lisent pas la presse, ils écoutent les prêches. A la Reine Jeanne, la mosquée fait le plein : on vient des cités alentour, Monclar, Croix des Oiseaux, Saint-Chamand. Tous sont dans le brouillard. Pourquoi tant de haine contre les musulmans ? Les Américains vont-ils bombarder un pays musulman ? Ils n’auront pas de réponse. Mais l’imam se saisit de cet engouement. « Il a agi comme un renard », se souvient un homme. « Au lieu de condamner, il a préféré raviver les vieilles hargnes. Aux jeunes d’origine algérienne, il a rappelé la guerre. Aux Sénégalais, l’injustice faite aux tirailleurs. Son seul objectif : montrer combien l’Occident hait l’islam et combien Dieu le déteste. » L’imam est devenu le Don Quichotte des musulmans dans le Vaucluse.

Dix ans plus tard, il me reçoit dans une boucherie à Montfavet, autre ville du Vaucluse. Je le trouve devant son billot découpant un morceau d’agneau. « Bienvenue, nous sommes tous des frères. » Je veux savoir d’où vient son acharnement à distiller le wahhabisme. « C’est la loi de Dieu, c’est le sacré Coran, notre religion. Je ne vois pas de mal à ce que nos jeunes puissent vivre selon ses préceptes et ses valeurs. Sinon, ils se perdraient. » Ne prend-il pas le risque de pousser les habitants à oublier les lois de la République ? « Ma tête est à l’islam. Je suis reconnaissant envers la France, mais je ne peux m’éloigner de ce que je suis au fond de moi, sans perdre mon âme et la faire perdre aux miens. Nous n’avons rien à voir avec les rites de l’Occident », avoue-t-il. Même si les jeunes partent pour le djihad en Irak ou en Syrie ? « Nous leur rappelons que nul n’a le droit de tuer son prochain… » Il préfère arrêter l’entretien.

Pourtant, la veille au soir, dans le « garage-mosquée » où il prêche, il évoque l’assassinat de Peter Kassig par les djihadistes de Daech, quelques jours auparavant. « Les médias n’arrêtent pas de pleurer cette mort alors que des milliers de musulmans sont tués tous les jours… » crie-t-il, dénonçant les « forces du mal ». Il parle des « Occidentaux qui ne connaissent que le langage de l’injustice, tuant des musulmans par milliers ». Son prêche suinte la haine. Je suis abasourdi. D’autant que son fanatisme ne suscite pas un murmure dans la salle. Peur ? Complaisance ?

Huit mois plus tard, le 13 novembre dernier : les attentats islamistes ont fait 130 morts à Paris. Je décide de retourner à la Reine Jeanne, tenter de retrouver l’imam et ses limiers.

Entre les mornes immeubles, je découvre que le cabinet médical a fermé. Le kiosque à journaux, pareil. C’est devenu une boulangerie. Je veux voir Hocine mais ses volets sont clos. « Il est parti depuis longtemps, pour sauver sa peau », me souffle un voisin, la cinquantaine, qui a la dent dure quand il décrit l’évolution de l’islamisme dans le quartier. « Ils sont en train d’étendre leurs tentacules et d’atteindre Saint-Jean. » Saint-Jean, c’est le quartier voisin, attenant à la Reine Jeanne. C’est la deuxième surprise. Les islamistes y ont inauguré un nouveau lieu de culte : neuf, spacieux, pignon sur rue, ses deux grandes portes ouvertes. Le lieu est noir de monde. Des habitants de la Reine Jeanne, des locataires des blocs de béton de Saint-Jean. Des agriculteurs marocains enveloppés dans la djellaba traditionnelle. Des barbus look salafiste... L’un d’eux se détache, me sourit : « Nous nous connaissons, vous êtes déjà venu… » En effet. C’est l’un des sous-fifres de l’imam, qui aimait recourir à la cravache pour « faire respecter la farouche discipline dans la mosquée », façon police de la vertu des talibans.

Il y a un nouvel imam, il s’appelle Hichem. Mais lui excelle dans l’art de la manipulation. Pas de déclaration ouvertement haineuse. Devant le parterre de fidèles, il évoque « ces hommes qui tuent les innocents ». Ou encore : « Qui tue un kofar [un mécréant] fait du mal aux musulmans. » Un ton apprécié des politiques, des journalistes et des services de police. Un fidèle indigné l’apostrophe : « Nous devrions les condamner sans réserve, ces gens ne sont pas des musulmans ! » L’imam riposte : « Oui, on n’a pas le droit de tuer quelqu’un… sauf s’il est coupable. » On a compris : donner la mort reste une option pour châtier un coupable. Il évoque « le Prophète, qui n’a jamais tué… sauf en temps de guerre ». Celle qui opposerait « l’Occident aux pays arabes » ? Oui, « l’intervention des forces occidentales dans les pays arabes » justifie la colère des musulmans. Il faut riposter à « l’injustice faite à ceux qui meurent dans les pays arabes à cause de leurs bombes occidentales ». Bref, les mêmes arguments brandis par Daech. Il enchaîne : « On nous traite d’intégristes, mais c’est quoi un intégriste ? Hein, c’est quoi ? C’est quelqu’un d’intègre, quelqu’un qui respecte sa religion à la lettre, c’est tout. » CQFD. [...]

A la Reine Jeanne, Rachid avait un frère plus jeune tombé dans le salafisme en 2002, avant de mourir d’un cancer en 2011. Depuis toujours, Rachid fait tout pour aider ce quartier, occuper les jeunes. Mais, quand il a vu son petit frère sombrer dans cet obscurantisme, il a décidé, lui, le travailleur social très actif, de fonder une association sportive. Rachid est un musulman pratiquant. C’est un Français, un homme tolérant, agréable. Un personnage riche, curieux, qui apprécie le dialogue. Il est aussi rugbyman. Un sport qu’il enseignait dans sa petite structure, l’Association jeunesse énergie avignonnaise, à la Croix des Oiseaux. Un quartier où, après les attentats de Paris, on a arrêté un jeune qui était en contact avec des réseaux islamistes en Belgique et en Syrie. Evidemment, il est détesté par les intégristes des cités alentour. Ils auront raison de ses efforts. Prenant de plus en plus l’ascendant sur ces populations,  les femmes sont à 80 % voilées, et les hommes à 70 % barbus et en vêtements orientaux , les intégristes le poussent à la démission en 2002.

Son association a été dissoute et son local investi par une myriade d’associations religieuses. La Sagesse est la plus radicale. D’après un ancien fidèle, « en interne, les noms des responsables se déclinent comme à l’époque du Prophète : émir, etc. ». Evidemment, Rachid n’y figure plus. Au sein du corps enseignant (on y apprend le Coran et l’arabe), on exige bien sûr des femmes qu’elles portent le voile. Peu à peu, le quartier de la Croix des Oiseaux devient une petite Mecque de France, tout comme ceux du Pontet et de la Rocade. Dans celui-ci, on organise même un tribunal islamique... De son côté, Rachid, toujours aussi détesté par les salafistes des quartiers, voudrait créer un comité de vigilance contre ces dérives. Il voudrait que les musulmans eux-mêmes décident de les dénoncer. Il souhaite être reçu par le préfet du Vaucluse, prochainement... "

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