Tribune libre

Aragon, la piscine et la prétendue mode de la burqa de bain (Th. Martin)

par Thierry Martin. 18 mai 2022

[Les tribunes libres sont sélectionnées à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Relisant Aurélien [1], je me suis retrouvé à nager à la piscine Oberkampf, avec Riquet, l’ouvrier, et son « copain » Roger – en fait, Aurélien –, le bourgeois. Perso n’y ai jamais mis un orteil… Désormais trop bobo… Lui préfère la piscine Henri de Montherlant.

« Il [Aurélien] avait éprouvé […] ce plaisir, ce contentement qu’il retrouvait à cette heure : d’être, sans que personne ne s’en aperçût, introduit là où il n’avait pas le droit de se trouver, de ne pas se distinguer de ces gens d’habitude lointains, mystérieux, interdits… La nudité rétablissait le miracle de l’uniforme. Il sentait ce qu’à rebours on imagine qu’un homme du peuple pourrait ressentir, brusquement transporté dans une société choisie, élégante, riche, éblouissante… »

Il fut un temps où à la piscine, l’eau et la quasi-nudité – comme l’uniforme dans les tranchées de 14-18 – gommaient toutes les barrières, et permettaient le temps d’un bain l’illusion de la rencontre, de l’assimilation ou de la coexistence possible. Il fut un temps où la gauche y voyait la concrétisation de l’égalité républicaine. Le paradoxe c’est que les « vivrensemblistes » semblent y avoir renoncé.

Le maire Vert de Grenoble – je n’ai pas dit Khmer Vert, mais c’est comme vous l’entendez – fait mine d’opposer la pudeur à l’impudeur en voulant mettre ensemble des filles en burkini et des filles aux seins nus.

O tempora O mores, on a longtemps parlé de la pudeur de nos grands-mères et des daguerréotypes aux baigneuses couvertes de la tête aux pieds avec de longues robes, tandis que les hommes arborent des costumes à manches longues qui s’arrêtent aux mollets ; des roulottes de bain mises à disposition dans les stations balnéaires, utilisées par les femmes pour se déplacer jusqu’à l’eau, à l’abri des regards indiscrets. Quant à votre véritable grand-mère… elle tremblait de montrer quoi ? « Son petit itsi bitsi tini ouini, tout petit, petit, bikini. Qu’elle mettait pour la première fois. »

Ces tenues mahométanes ne sont ni des passades orientalistes, ni des turqueries

Alors mettons sans attendre les pieds dans le pédiluve : le burkini et autres tenues mahométanes ostentatoires sont-elles une manière de mode pour certaines femmes ? Même si c’était le cas, ce ne serait pas « à la mode de chez nous. » Je veux dire que ce ne serait pas dans l’esprit de nos démocraties libérales occidentales. La mode passe, et quand elle revient, elle n’est plus ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Or ces tenues mahométanes ne sont ni des passades orientalistes, ni des turqueries comme on disait. De fait le port d’une tenue musulmane ostentatoire annonce au monde l’impossible retour en arrière qui serait assimilé à une apostasie. Il n’y a pas de retour possible à porter ce genre d’accoutrement dans la mesure où selon leur précepte il n’est pas possible d’abjurer la foi musulmane une fois acquise.

Il ne s’agit pas d’un simple lifestyle, une manière de vivre, d’être ou de penser, d’une personne ou d’un groupe d’individus. Une façon de vivre autour et pour certaines valeurs.
Il existe de très fortes disparités de modes de vie dans le monde, notamment entre les pays développés et les pays du Sud. Dans nos sociétés ouvertes, le mode de vie est une notion qualitative : il désigne notamment la façon dont les ménages utilisent leur argent. A niveau de vie équivalent, il existe de multiples manières de consommer, de se distraire, de se cultiver.

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En sociologie, un mode de vie est la façon dont une personne ou un groupe vit selon ses types de relations sociales, sa façon de consommer, sa façon de se divertir, de s’habiller. Avoir un mode de vie particulier implique un choix, conscient ou inconscient, entre différents types de comportements. Ils forment des sociaux-types que Michel Maffesoli [2] apparente à des tribus qui sont pour lui la marque du « déclin de l’individualisme dans les sociétés post-moderne ».

Les politiques de l’identité minoritaire victimaire du wokisme fonctionnent sur le même registre

Les styles de vie des Français de Bernard Cathelat [3] repositionnait déjà dès 1978, le marketing publicitaire au bénéfice du « look », c’est-à-dire du spectaculaire, voire du spéculaire, « se donner à voir ». Dans le commerce et dans la publicité, un mode de vie devient une cible marketing. La segmentation communautaire arc-en-ciel LGBTetc, les politiques de l’identité minoritaire victimaire du wokisme fonctionnent sur le même registre.

Mais la littérature est de loin la meilleure façon d’y entendre quelque chose. Dans Aurélien, où Louis Aragon évoque ses souvenirs de jeunesse dans les années 1920, les descriptions de vêtements participent à la reconstitution des Années folles. Les mondaines et les élégantes se réfèrent aux créations des grands couturiers de l’époque, comme Paul Poiret ou Madeleine Vionnet. Quand la mode masculine oppose les cravates du bourgeois à la casquette du jeune ouvrier.

Prenons l’incipit où tout est dit : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n’aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu’il n’aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d’Orient sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’avoir du goût »

Nous sommes dans les années 1920. En prêtant à son personnage des idées sur les étoffes, Aragon fait pénétrer son lecteur dans l’univers des dandys où la mode, le vêtement, la façon de se parer permettent de se démarquer.

Bérénice est une petite provinciale, bien peu au fait des pratiques de la capitale : tout, dans sa façon d’être, révèle qu’elle vient d’un milieu autre que celui d’Aurélien. Ce dernier vit de ses rentes, mais il a étudié et possède une culture classique, on pense à Aragon, lui, dira qu’il pensait à son ami Drieu La Rochelle, mais pas seulement. 

Aragon décrit ses personnages féminins avec une grande subtilité : Mary de Perseval, figure de la snob, méprise qu’on puisse se précipiter chez le célèbre couturier qui avait connu son apogée avant la Première Guerre et qu’elle juge sans doute déjà démodé : dès les années 1920, en effet sa clientèle délaisse Poiret pour un style moins extravagant et moins théâtral, celui qu’inaugure Coco Chanel par exemple, ou pour des robes plus près du corps. 

Lors d’une soirée au Lulli’s [4], les vêtements des danseurs forment alors un tableau chatoyant aux couleurs sensuelles : « Tout le tableau mariait les vêtements sombres des hommes aux couleurs d’arc-en-ciel des robes du soir, saumon, pistache, framboise, aigue-marine, blanc taché de paillettes, et les lamés de métal, les écharpes roulant des fumées roses ou des eaux bleues sur les décolletés pêche ou laiteux, ou chair de brioche, ou mousse au champagne… Quelle drôle de chose, ces petites queues rajoutées aux robes du soir, mi-courtes ! Ça donnait un scintillement embarrassé aux démarches, une importance bizarre aux souliers de soir qui avaient l’air de vouloir s’y prendre, les déchirer… »

Ma grand-mère paternelle, Antonia, aimait à rappeler qu’à Orchies, dans le Nord, par leur élégance, sa sœur et elle, les sœurs Simon, étaient surnommées par le voisinage "les Parisiennes". A la fin de sa vie, je me souviens qu’elle disait que finalement elle n’aurait jamais eu l’occasion de mettre les pieds à Paris. Que Dieu soit loué de lui avoir épargné la plus grande déception de sa vie en découvrant ces souillons de Parisiennes, toujours de noir vêtu, concurrencer des mahométanes carapaçonnées, leurs pieds macérant dans le même genre de baskets toute la sainte journée.

Cette tenue lui permet de passer inaperçu à la piscine Oberkampf

La scène de la rencontre entre le bourgeois et le jeune monteur-ajusteur des Buttes-Chaumont dans une piscine de la rue Oberkampf a souvent été commentée. Aujourd’hui la gentrification est à l’œuvre et les bobos ont remplacé les prolos dans ce 11e arrondissement.

Aurélien se baigne vêtu d’une tenue empruntée à la caisse : « Dans le petit caleçon coulissant qui faisait des plis autour du ventre, Aurélien se sentit plus nu que dans sa nudité ». Cette tenue lui permet de passer inaperçu dans ce quartier - « populeux » à l’époque ; la piscine Oberkampf se distinguant des « cuvettes pour gens chic qui lui étaient toujours suspectes pour la propreté » : « Ici, un écriteau : “Passer sous la douche avant d’entrer dans l’eau” édictait une loi implacable qui n’eût pu s’imposer à ce public qu’on supposait posséder des salles de bains. » Aurélien goûte un « anonymat social » qui lui rappelle les tranchées : « La nudité rétablissait le miracle de l’uniforme ». Mais à la sortie, les vêtements réendossés trahissent l’origine sociale de celui qui les porte. Quand Riquet a revu son nouvel ami habillé, lui qui avait son vieux pantalon rayé, tout esquinté, et une veste bleue, et une casquette, il a fait entendre un sifflement. Désappointé. « – Moi qui t’offrais… qui vous offrais à boire ! »

Dans le monde bourgeois que fréquente Aurélien, c’est la cravate qui est obligatoire. Lors des soirées, elle peut être blanche comme celle de Serge Diaghilev lors de l’exposition Zamora, mais n’en pas porter relève de la provocation dadaïste : « Tiens, Paul Denis n’a pas de cravate. Il paraît que c’est le mot d’ordre des Dadas, ce soir. Pas de cravate. Le petit gros, là-bas, avec ses yeux à fleur de tête. On en voit circuler une demi-douzaine, qui parlent fort, et qu’on reconnaît à ce signe distinctif. Des jeunes gens pas très bien habillés. Avec des femmes disparates ».

Scandale vestimentaire que représentait l’irrespect des codes à l’époque

Paul Denis entre en scène lors de la première soirée mondaine du roman, celle chez Mary de Perseval, où Aragon se charge d’en donner à la fois l’apparence physique, le comportement et les goûts - l’habillement décalé, et même scandaleux. Lors de la soirée chez Mary, les femmes sont en robes de grand couturier, et les hommes en smoking ou en habit. Quant à Paul Denis, « veston gris clair, assez mal soigné, les souliers sales, pas de pli au pantalon ». Cet accoutrement est à mettre en rapport avec celui affiché lors du « vernissage de minuit » chez Zamora, où Paul Denis obéit au mot d’ordre dadaïste ; pas de cravate ! Ce rapport à l’habillement est à replacer dans le cadre des codes de l’époque et du scandale vestimentaire que représentait l’irrespect de ces codes. Si les femmes étaient parfois bras et mollets nus lors des soirées, les hommes étaient entièrement recouverts, et ne sortaient pas sans chapeau ni cravate ni gants. On connaît cette anecdote concernant le provocateur Aragon se faisant fiche à la porte de La Coupole avec un coup de pied au derrière parce qu’il était sans cravate...

Imagine-t-on un sort semblable à une porteuse de burkini ou de foulard islamiste ? La charia est une actuelle menace exogène plus dangereuse encore, parce qu’inattaquable sous peine de passer pour un islamophobe, que ne le fut la menace endogène - intrinsèque à notre civilisation - du manifeste du surréalisme [5], même si les solidarités identitaires infranationales du wokiste anti nation en Amérique comme en France en sont les héritières indirectes.

Dadaïstes, Paul Denis est insolent et capricieux ; cela consiste dans ce petit milieu où cohabitent esthètes et artistes à choquer le bourgeois jusqu’à frôler le risque de passer les bornes du cochon de payant ; grands bourgeois fortunés, rentiers, amateurs d’art, sont les clients et les compagnons de soirées de ces artistes qui leur font avaler leurs provocations.

Mais le burkini comme le foulard sont avant tout des provocations politiques, qui peuvent certes devenir des quasi-phénomènes de mode par mimétisme conformiste. Il n’en demeure pas moins que grâce à ces accoutrements, une idéologie à caractère totalitaire obtient, dans l’état actuel des choses et en toute impunité, une grande visibilité sur la place publique ; une menace civilisationnelle face à laquelle nous semblons désarmés.

Quand cent ans en arrière, nous pouvions répondre sans vergogne d’un coup de pied aux fesses aux provocations dadaïstes, les islamistes bénéficient d’un totem d’immunité usurpé au nom des politiques de l’identité minoritaire victimaire wokiste dans le nid desquelles à la manière du coucou gris d’Europe ils ont pondu leurs œufs.

Patrick Timsit accusés de "rape look", regard violeur, à Los Angeles

L’observation de l’immigration et de la démographie à l’œuvre qui, dans nos rues et dans nos magasins, remplacent par des masses aux allures fantomatiques, le familier et exquis paysage féminin, a de quoi inquiéter les autochtones qui s’en souviennent encore. « Une jolie fille, cette fois. Terriblement coquette. Bien mise, trébuchant sur ses hauts talons. Avec des fourrures. Dans le genre cher. Elle s’arrêtait aux étalages, exactement comme si elle s’était pris le pied dans un grillage. Alors Aurélien la regardait de profil en faisant mine de s’absorber dans la contemplation des sacs à main, des chemises-culottes, des dentelles. » Mais alors, à l’autre bout du spectre, les éco-féministes qui tolèrent le bigot vêtement islamiste au nom de la liberté de la femme, parleraient, à l’évocation de cette scène : de harcèlement de rue, voire de "rape look", au nom d’une pudeur paroxystique.

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C’est en Californie que le concept de "rape look" se développe. Il désigne des regards insistants – limite violeur. Le comédien Patrick Timsit vient d’être accusé alors qu’il était installé à une table du Beverley Deli, à Los Angeles, avec quelques amis français : "Il y avait une jolie fille à l’autre bout de la salle. On l’a regardée. Elle est venue vers nous. ’Stop looking at me’, nous a-t-elle ordonné, se souvient-il. Je réponds que j’ai un rayon de soleil dans les yeux et que je ne l’ai pas regardée. Elle va se plaindre au patron de l’établissement. Il vient nous engueuler. Le ton monte. Il nous demande de partir. On sort. » A la sortie : cinq voitures, quinze officiers de police et un hélicoptère [6].

Si cet épisode californien ressemble à une farce, on sait en revanche depuis Charlie Hebdo que les islamistes, eux, n’ont pas le sens de l’humour, et qu’il ne faut pas charrier avec la charia. D’autant plus que nous devons nous garder des deux arcs de la mâchoire du piège, celui du néo-gauchisme arc-en-ciel et celui de l’islamisme, qui politiquement mordent ensemble. Et ce n’est pas en brandissant l’argument de la laïcité ou de l’hygiène que nous les contiendrons ou les refoulerons mais en brandissant celui de la beauté - c’est en ce sens que la littérature peut venir à notre secours. Le beau est associé au vrai et au bien comme une des idées les plus élevées depuis la Grèce antique [7].

Ce climat général peut devenir pour le moins oppressant pour ceux qui restent attachés à la France. La nation n’est pas un épiphénomène historique, elle est même consubstantielle à la civilisation européenne et occidentale. « Aucun ordre politique ne peut atteindre la stabilité s’il ne peut faire appel à une loyauté partagée, à « une première personne plurielle » qui distingue ceux qui partagent les avantages et les charges de la citoyenneté de ceux qui sont en dehors du giron », écrit sans détour le philosophe anglais Roger Scruton [8]. L’épisode séparatiste du burkini de la piscine de Grenoble nous rappelle que l’atmosphère de la piscine Oberkampf évoqué dans le roman de Louis Aragon est une belle métaphore de ce que sont les fondements de notre nation.

Thierry Martin

[1Aurélien, publié en 1944 et réédité modifié en 1966 par Louis Aragon. Édition Folio (Gallimard, 1988) ou à l’édition Pléiade (Gallimard, 2003).

[2Le Temps des tribus, Michel Maffesoli, 1988.

[3Les Styles de vie des Français - 1978-1998 - Bernard Cathelat. Collection : Au-Delà Du Miroir, 308 pages.

[4Allusion au Zelli’s, dancing à la mode situé rue Fontaine (quartier de Pigalle), où les noctambules passaient leurs nuits dans une ambiance de jazz.

[5André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.

[7Platon, Le Banquet, 2016, GF, Flammarion.

[8Roger Scruton, The West and the Rest : Globalization and the Terrorist Threat, Intercollegiate Studies Institute, 2014.



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