Revue de presse

A. Finkielkraut : « En me traitant de réactionnaire, on me refuse le droit de penser à contre-courant » (liberation.fr, 15 nov. 13)

18 novembre 2013

"Dans son dernier livre, polémique et succès en librairie, le philosophe Alain Finkielkraut s’alarme d’une époque qui nierait l’identité française et charge de tous les maux l’immigration. Au point de faire le lit du FN ?

Ses détracteurs comme ses admirateurs ne sont pas déçus. Dans L’Identité malheureuse, le philosophe Alain Finkielkraut ressasse les obsessions et angoisses qui lui valent d’être lui-même sujet de discorde : une France menacée par le multiculturalisme, la défense de la civilisation européenne et de la méritocratie républicaine, les ratés de l’intégration.

Entre l’élection remportée par le Front national à Brignoles dans le Var et l’affaire Léonarda, ce discours du déclin tombe à point nommé - son livre se vend très bien. Ceux qui lui reprochent de citer Renaud Camus ou Maurice Barrès voient en lui un allié de Marine Le Pen. Avec le sens du tragique qu’on lui connaît, Alain Finkielkraut conteste ce procès intenté. Au contraire, dit-il, il ne faut pas laisser au FN le monopole d’un certain nombre de valeurs, dont celle de l’identité. Avec ce livre paru il y a un mois, il dit vouloir tracer son propre chemin entre le « politiquement correct », qui confinerait au déni du réel, et le « politique abject » incarné par le Front national.

Dès le titre de votre livre, vous brandissez le mot qui fait polémique : identité. Pourquoi ?

Ce mot, j’en ai découvert la richesse sémantique et la charge émotive il y a longtemps déjà, dans l’article de Milan Kundera « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale ». Celui-ci s’ouvre sur l’appel désespéré du directeur de l’agence de presse hongroise, le jour de l’entrée des chars soviétiques dans Budapest : « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe. » Pourquoi la Hongrie et l’Europe, et non la démocratie libérale ? Parce que la tragédie dont parle Kundera n’était pas seulement politique, mais civilisationnelle. Ce qui fondait la résistance des peuples centre-européens au soviétisme, c’était la défense de « leur identité, autrement dit : leur occidentalité ». Nous sommes habitués, depuis 1945, à envisager l’Europe comme une construction. Les écrivains de l’autre Europe nous ont rappelé que c’était aussi un héritage plurinational. En défendant la modalité française de la civilisation européenne, j’essaye de m’inscrire dans cette tradition. Rien à voir avec la création - malheureuse - du ministère de l’Identité nationale.

En parlant d’identité « malheureuse », vous êtes sur le terrain de l’émotion, alors que ce débat devrait plutôt mobiliser la raison…

« L’absence d’émotion n’est pas à l’origine de la rationalité et ne peut la renforcer », a dit très justement Hannah Arendt. Je ne penserais tout simplement pas si je n’étais affecté par le grand désastre culturel dans lequel nous plongeons et par la dénationalisation en cours de la société française. Mais au moment même où il se révèle impossible de penser l’histoire en termes de progrès, la doxa contemporaine poursuit la nostalgie d’une haine implacable.

Mais la nostalgie semble être votre seule grille d’analyse, au risque de sombrer dans le discours réactionnaire…

Plus il y a de laideur sur la Terre et de brutalité sur la Toile, plus il devient malséant d’exprimer sa tristesse et son désarroi. Notre temps s’enchante de célébrer les rebelles, mais il ferme toutes les issues et ne tolère, en réalité, aucun écart. Il nous faut vivre avec lui, en lui, au milieu de ses écrans, ou mourir. En me traitant de réactionnaire, on me refuse tout simplement le droit de penser à contre-courant, c’est-à-dire de regarder le présent de l’extérieur. Si je le fais, ce n’est pas seulement par nostalgie, mais dans l’espoir de sauver ce qui peut l’être. Les politiques de droite et de gauche n’ont que le mot « changement » à la bouche. Or, je crois avec Albert Camus que la tâche de notre génération ne consiste pas à refaire le monde, mais à « empêcher qu’il ne se défasse ».

Défendre une identité française comme vous le faites, n’est-ce pas une forme de communautarisme, alors que c’est justement ce que vous redoutez ?

La « racialisation » de l’identité a conduit à l’horreur génocidaire. Cela ne peut être oublié. Mais le devoir de mémoire est aussi un devoir de distinction : Péguy n’est pas Barrès, De Gaulle n’est pas Pétain, Simone Weil n’est pas Charles Maurras, Jean Daniel n’est pas Patrick Buisson, et le sentiment national ne saurait être abandonné à ceux qui ont déshonoré la France. « Plus nous avons de passé derrière nous, plus il nous faut le garder pur », a écrit Péguy pour justifier son dreyfusisme. L’identité dont il se réclamait n’était pas une propriété exclusive, mais une injonction, la présence en lui d’un Surmoi intraitable. Les individus contemporains veulent se libérer de ce fardeau. Pour bien marquer qu’ils n’ont de comptes à rendre à personne, ils délaissent leur patronyme et se présentent désormais par leur prénom. Ils aspirent à être eux-mêmes, rien qu’eux-mêmes. Mais un Moi qui n’a rien derrière lui risque fort d’être un individu vide.

Un individu vide… N’est-ce pas un peu exagéré ?

C’est un individu qui se croit affranchi de tout préjugé mais qui, ne sachant plus qu’il y a eu des siècles et qu’on peut s’y ravitailler, est asservi aux idoles du jour : l’esprit Canal, si vous voulez. C’est aussi un individu qui ne se sent aucune responsabilité dans le destin de sa nation et qui donne à cette désaffiliation l’alibi de l’antifascisme.

Plutôt que d’être désaffilié, l’individu ne se définit-il pas aujourd’hui par des identités multiples ? Or, vous souhaitez ne promouvoir qu’une seule identité.

Absolument pas. Je suis un juif laïque, c’est-à-dire un juif qui a remplacé l’étude et l’observance par l’interminable questionnement identitaire. Je me suis assimilé à la culture française, mais je n’ai jamais été mis en demeure d’abandonner cette identité et je ne réclame aujourd’hui ce sacrifice à personne. Je n’ai rien contre la pluralité des allégeances. Ce que j’observe, en revanche, chez les individus postmodernes, c’est, avec la théorie du genre par exemple, la volonté de n’être que volonté, de réduire toujours plus la part non choisie de l’existence et de bricoler leur identité à leur guise. A ce ressentiment contre le donné, j’oppose l’impératif de reconnaître et de payer sa dette. J’ai une dette envers la civilisation française et je tiens d’autant plus à l’acquitter que cette civilisation est fragile et menacée. [...]

Autre époque, on vous accuse désormais de faire le lit du Front national…

Au lieu de formuler une accusation aussi débile, on ferait mieux de regarder la réalité en face, c’est-à-dire les territoires perdus de la République, la remise en cause de la laïcité, l’inquiétude identitaire des Français. Si on laisse cette réalité aux mains du FN et si, pour ne stigmatiser personne, on continue à stigmatiser l’identité nationale en disant que tout le mal provient de « l’idéologie française », alors l’ascension de ce parti deviendra vraiment irrésistible.

Votre livre, qui est par ailleurs en tête des ventes, a été très critiqué par les médias de gauche…

Je ne saurais me plaindre de l’accueil fait à L’Identité malheureuse. Il dépasse mes espérances. Je m’attendais certes à la polémique. J’ai été copieusement servi : excepté Télérama, tous les médias de gauche s’en sont donné à cœur joie.

Toutefois, le mot « critique » ne convient pas aux attaques dont j’ai été l’objet. Le souci de mes détracteurs n’était pas tant de réfuter mes thèses que de me démasquer. Adoptant la méthode exégétique mise au point par Alain Badiou, ils se sont demandé de quoi j’étais le nom et ils ont trouvé ce que l’on trouve toujours dans ce cas : « l’Innommable ». Lisant entre les lignes, ils ont dévoilé mon vrai visage de « facho ». Ceux qui sont venus m’interroger ne me posaient pas de questions, ils me mettaient inlassablement à la question pour me faire avouer mes accointances honteuses. Les néoprogressistes ne croient plus au progrès, mais à l’éternel retour. Faute d’horizon, ils se rabattent sur Hitler. Faute d’incarner la promesse du Bien à venir, ils s’imaginent lutter contre l’hydre sans cesse renaissante du Mal. Et pendant ce temps, le monde continue à se défaire."

Lire « En me traitant de réactionnaire, on me refuse le droit de penser à contre-courant ».


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