Revue de presse

"7 janvier 2015, 10 rue Nicolas Appert, Paris" (F. Nicolino, charliehebdo.fr , 6 jan. 16)

17 octobre 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Telle est l’histoire véridique du 7 janvier 2015, rapportée par ceux qui l’ont vécue et qui ont survécu aux balles des frères Kouachi. C’est abominablement triste et parfois si drôle qu’on ne sait plus pourquoi on pleure. " Putain ! Qui a encore piqué mes ciseaux ? "

La météo annonce une tache de soleil un peu plus tard. Pour le moment, c’est le gris, le nuage, l’humidité. Il fait 6 degrés, et Luce arrive au siège du journal, à 9h15. Elle est la première, comme d’habitude. « J’ai allumé mon ordi, je suis allée faire du café, tranquillement. » Éric suit de peu Luce et s’installe dans son bureau du fin fond des locaux. Il doit faire un point financier avec Charb, après le succès d’une souscription qui a rapporté 220 000 euros. « Entre nous, c’était toujours « bonjour, connard » et « salut, enculé », mais on s’entendait sur tout. Et ce jour-là, enfin, on n’avait plus de dettes  ! En gros, on repartait de zéro, comme en 1992. »

Charb rejoint l’entrée et la cafetière en ébullition. Luce : « Il m’a embrassée en me disant : « Salut, ma puce  ! » « C’est la première réunion de la nouvelle année. Angélique est là vers 9 h 30. Charb s’est planqué dans un recoin et, brusquement, surgit devant elle en criant : » Bouh  ! » Angélique : « Je l’ai traité de sale con, et puis on s’est embrassés. » Simon pousse la porte après avoir fait le code fatidique – le 130610 – et s’installe à sa place dans l’entrée, surveillant sur l’écran les réactions à la newsletter de Charlie, envoyée la veille. Il adresse quelques mails à sa chérie, qui est en Australie.

L’anniversaire de Luz

Riss n’est pas loin, qui remonte la petite rue Gaby-Sylvia. Devant le journal, il aperçoit Franck, l’un des deux policiers qui protègent Charb. « Je lui ai dit : « Alors, ce réveillon, comment ça s’est passé  ? » » À 9 h 45, Coco monte l’escalier en compagnie de Laurent et de Fabrice. Tignous est déjà là, ce qui étonne la dessinatrice : « C’était rare qu’il arrive si tôt, il était toujours en retard  ! » Fabrice embrasse Charb, qui se met aussitôt au garde-à-vous, comme chaque semaine, puis Riss, qui n’est pourtant pas homme à se laisser approcher aisément.

Sigolène a laissé son Vélib’ à la station Richard-Lenoir et débarque un peu avant 10 heures : « J’ai vu Cécile, qui m’a rappelé que c’était l’anniversaire de Luz. Elle m’a envoyée acheter un gâteau à la boulangerie. » Au retour, elle tombe sur Tignous, qui prépare du café dans la petite cuisine. Il est en pleine discussion avec les deux invités du jour, Michel Renaud et Gérard G., organisateurs à Clermont d’un Rendez-vous du carnet de voyage. En novembre, Cabu y est descendu pour présenter des dessins que les deux Clermontois viennent lui rendre. À 10 heures, Mustapha est dans les murs. Luce : « Il n’aurait pas dû être là. Il ne venait que le lundi pour corriger, sauf numéro spécial. Et c’était le cas, ce mercredi. Il avait travaillé dessus la veille, mais il n’avait pas fini. On s’est mis à bosser. »

Les bureaux de Charlie se remplissent en un quart d’heure. Angélique : « Tignous m’a apporté un petit café. Tout le monde s’embrassait, on se souhaitait la bonne année, l’ambiance était particulièrement joyeuse. » Quand Sigolène entre dans la salle de rédaction, Charb trône comme à son habitude derrière son bureau. « Il m’a parlé de mon amoureux. Il était content que j’aie quelqu’un. » Elle s’assoit à sa place habituelle, avec Laurent à sa gauche et Wolin à sa droite.

« Bas les pattes, Georges  ! »

À peine entrée, Cécile est happée par Cabu, qui tient à lui présenter les deux compères de Clermont : « Je n’avais pas encore enlevé ma veste  ! Ils avaient apporté un jambon d’Auvergne à Cabu et devaient ensuite déjeuner chez lui. La salle de rédaction était déjà pleine et, quand j’ai vu Wolin sur sa chaise, je me suis penchée pour l’embrasser. C’était la nouvelle année, quand même  ! Il en a profité pour me toucher les seins, et je lui ai dit : « Bas les pattes, Georges  ! » »

L’air bourdonne, comme il se doit. Cinq minutes passent. Elsa s’est assise à la grande table, à côté de Wolin, qui dédicace des albums destinés à deux abonnés. Laurent, Philippe, Honoré prennent place eux aussi. Les voix se croisent au milieu des rires. Bernard s’installe près de Fabrice, et les deux se donnent des coups de coude en rigolant. Vers 10h30, Jean-Luc passe comme une ombre avant de filer à la maquette, son royaume. « J’ai aperçu Éric, j’ai demandé à Mustapha comment il allait, et il m’a répondu : « Ça va, ça va. » C’était un type très discret. » Cabu, qui a quitté un instant la salle de rédaction, vient faire des photocopies. Jean-Luc : « Il y avait une photocopieuse près d’Angélique, mais Cabu voulait toujours venir chez nous, à la maquette. Comme Luce avait lancé « mon Cabu  ! », j’ai dit aussitôt la même chose : « Mon Cabu  ! » Il s’est mis à pouffer, comme lui seul savait pouffer. »

Quand Cabu revient, les choses deviennent sérieuses, car l’on s’engueule. Houellebecq est à l’affiche depuis quelques jours pour son roman Soumission. Philippe vante ses qualités littéraires et supporte en retour divers quolibets. Fabrice et d’autres n’aiment ni le personnage ni ses livres. Cabu bout sur place, mais comme tous les timides, ne se hasarde pas à un long discours. Il balance : « Quand un écrivain se transforme en éditorialiste, on peut lui en vouloir. » Riss : « Cabu, c’était Trenet, la joie de vivre. Et Houellebecq ne faisait pas partie de cet univers-là. » Bernard, qui a invité l’écrivain à dîner quelques semaines plus tôt, défend le créateur. Riss : « En plus du reste, Bernard aimait le provocateur chez Houellebecq, ça le faisait marrer. »

La dernière grande engueulade

Nul ne se souvient comment la grande discussion a commencé. Au programme, bien inspiré, les jeunes Français qui choisissent le djihad. Deux camps se forment, virulents. D’un côté, Tignous, soutenu en partie par Philippe. De l’autre, Bernard, relayé par Fabrice. Tignous met en cause les responsabilités de la société française, qui aurait enfanté les jeunes islamistes. Riss, en riant : « Il a déclaré qu’il n’y avait pas de crèches en banlieue. » Sigolène : « Il disait qu’on pouvait comprendre les jeunes qui partaient en Syrie. » Bernard, de son côté, hurle qu’il en a marre, et que la France a englouti des milliards dans les banlieues, sans résultats. Fabrice ajoute qu’il faut appeler un chat un chat  ; et l’islamisme, une forme nouvelle de totalitarisme : « Moi, désolé, si on me frappe sur la joue droite, je ne tends pas la joue gauche. »

Le volume sonore est monté si haut qu’il rameute Luce. Elle abandonne le texte qu’elle corrigeait : « J’ai dit à Mustapha que j’allais aller voir la bagarre entre Maris et Tignous. J’allais quand même pas la louper  ! C’est tellement Charlie, ça  ! » Sigolène, quant à elle, préfère aller faire un café : « Je n’aime pas trop les discussions fortes. » Et pendant ce temps, dans l’entrée, Simon et Angélique travaillent en écoutant de la musique. Finalement, la dispute se calme, comme toujours, par la grâce d’une déconnade quelconque. Charb savait provoquer des cascades de rire.

Le reste a commencé comme une fête foraine où l’on lancerait des pétards. Il est 11h35 passées. Philippe, qui a un rendez-vous, s’apprête à partir et parle à Cabu d’un livre formidable sur le jazz, qu’il a dans son sac. Il enfile son caban. Jean-Luc : « Dans l’immeuble, il y avait souvent des travaux, on se serait cru parfois chez un maréchal-ferrant. Quand j’ai entendu la première détonation, j’ai pensé à une petite explosion dans les étages. » Éric : « Des bruits de pétards. » Luce : « C’est quoi, c’est des pétards  ? » Cécile : « Dès le premier bruit, je me suis levée comme un ressort. » Riss : « Comme on avait acheté des radiateurs à huile, j’ai pensé qu’on avait encore acheté de la daube, et que l’un d’entre eux venait de péter. » Sigolène : « On s’est tous regardés, j’ai croisé le regard de Charb, et je crois aujourd’hui qu’il avait compris. »

Sans que personne le sache, tout est déjà joué. Tout s’est joué dehors, quelques minutes plus tôt. Coco doit aller chercher sa fille à la crèche, mais elle a pris l’habitude de fumer, avant cela, une cigarette sur le trottoir, avec Angélique. Les deux filles descendent. Les Kouachi étaient-ils dehors  ? Dans l’immeuble  ? Leurs souvenirs divergent. Coco : « Ils étaient dehors et ils m’ont appelée par mon nom de dessinatrice : Coco. L’un m’a prise par le bras et l’autre a poussé Angélique dehors, avec son arme. » Angélique : « Coco a pris l’escalier, et moi qui suis une vraie feignante, l’ascenseur. En bas, au niveau des boîtes à lettres, quelqu’un a dit : « Coco  ! » Ça venait d’en haut, et on a pensé que c’était quelqu’un de la rédaction. »

« Ils ont pris Coco  ! »

Mais c’était les tueurs. Angélique voit deux types cagoulés et armés, qu’elle prend pour des policiers du Raid. « Je crois que j’ai eu un sourire. » L’un des deux, agressif, attrape Coco et l’autre lui lâche : « Toi, tu restes là. » Coco monte avec les deux encagoulés, et Angélique, qui ne comprend rien, reste seule. Elle sort du 10, rue Nicolas-Appert et aperçoit Luz, qui vient assister, avec beaucoup de retard, à la conférence de rédaction. « Quand je l’ai vu, j’ai cru à une blague, et je lui ai balancé : « Mais qu’est-ce que t’as fait  ? » J’ai fini par lui dire qu’ils avaient pris Coco. »

Est-ce une prise d’otages  ? Non. C’est pire. Les cagoulés ont déjà tué Frédéric Boisseau, 42 ans et père de deux enfants, employé à la maintenance de l’immeuble. Pour rien. Ils intiment à Coco : « Monte-nous chez Charlie. On veut Charb. » Elle a peur, si peur. « Je suis d’abord allée au premier, car, dans l’immeuble, tous les étages se ressemblent. Je m’étais donc trompée d’étage et j’ai cru mourir. J’ai alors plié le dos avec les mains sur la tête. Les Kouachi m’ont dit sèchement : « Pas de blague, hein  ? Pas de blague  ! » »

Le deuxième étage est le bon. Ils parlent d’Al-Qaida au Yémen et annoncent à Coco : « C’est toi ou Charb. » Coco : « On était devant la porte, j’étais paralysée, déchirée, avec leurs kalachnikovs dans le dos. J’ai tapé le code et je suis entrée comme un automate. » Dans l’entrée, derrière son bureau de webmaster, il n’y a que Simon : « La porte s’ouvre très brusquement et, dans le petit coin de vision à droite, je vois un cagoulé. Et puis j’entends « Allahou akbar » et je prends une balle. Une deuxième m’a loupé. Il me semble que je les vois passer, et je perds connaissance. À mon réveil, j’ai mal. Je n’arrive plus à respirer. Plus tard, j’entends la voix de Laurent qui dit : « Oh  ! merde, Simon. » »

Les tueurs aux jambes noires

Un seul réagit dans l’instant aux deux tirs : Franck, le policier de Charb. Il se lève, pistolet au poing. Riss : « Franck a dit : « C’est pas normal. » » Sigolène : « Il a même balancé : « Ne bougez pas de façon anarchique. » » Et il a été tué, sur le pas d’une des portes de la salle de rédaction. Les Kouachi entrent par une autre. Fabrice voit le premier et plonge aussitôt à terre, tirant une des tables sur lui. La plupart des autres, stupéfaits, se lèvent, offrant leur poitrine et leur crâne aux kalachnikovs. Le massacre commence dans une pièce d’un peu plus de 20 m2 . Méthodiques, les deux frères tirent au coup par coup, ce qui demande une bonne maîtrise de la queue de détente. Combien de balles éjectées  ? Plusieurs dizaines. Riss : « Je me suis jeté à terre, derrière Charb, et, à chaque seconde, je me disais que j’allais en prendre une. Après une minute de tirs peut-être, j’ai senti un choc puissant à l’épaule, et j’ai alors respiré un minimum, pour que ma cage thoracique bouge le moins possible. »

Fabrice ramasse trois balles : « Quand j’ai entendu l’un des frères demander à l’autre si nous étions tous morts, j’ai cru qu’ils allaient revenir m’achever. Le premier tireur devait être à deux mètres. Il a encore dit comme une évidence : « Fils de putes  ! » . Philippe était déjà équipé pour le départ, debout, quand une balle lui a arraché la mâchoire inférieure. Il se souviendra dans une lettre : « La minute horriblement silencieuse qui a suivi le départ des tueurs aux jambes noires – je n’ai rien vu d’autre d’eux, allongé où je l’étais parmi mes compagnons morts, à moitié sous la table de la conférence de rédaction, tout au fond. »

Gérard G., le deuxième invité de Clermont-Ferrand, est indemne, si on peut l’écrire. Laurent, également : « Au début, j’ai pensé à une farce de mauvais goût, et je me suis retourné, j’ai vu un grand type cagoulé. » Il plonge sous une table. Tous les autres sont morts : Charb, Michel Renaud, Bernard, Honoré, Tignous, Cabu, Elsa, Wolin, Franck.

Cécile : « J’étais dans la salle de rédaction quand j’ai entendu un premier claquement, très vif. Je me suis levée comme un ressort et, au deuxième, j’étais dehors. Je suis tombée sur Luce, qui revenait pour la réunion, et je l’ai entraînée dans mon bureau. » Les deux femmes se cachent dans l’angle formé par deux bureaux. Du couloir, les tueurs ne peuvent les voir. Cécile : « Pendant les tirs et malgré eux, il y avait un silence assourdissant. Aucun autre bruit, aucune plainte, aucun râle. Et puis j’ai entendu le pas des Kouachi, très lent, très calme, très déterminé. Je m’attendais à voir surgir un bras armé. Je les ai entendus parler à Sigolène. »

Le grand soupir de soulagement de Luce

Sigolène a réussi à sortir à temps de la salle des massacres et rampe dans le couloir, croyant – à tort – avoir été touchée au dos. Les tirs ont cessé, elle entend des pas, puis le tir sur Mustapha, qui le tue. « L’un des frères Kouachi m’a mise en joue, mais il a aussitôt dit : « Aie pas peur, on ne tue pas les femmes, mais il faudra lire le Coran. » » Cécile, qui est à quelques mètres, entend ces paroles, mais n’en croit rien : « J’ai senti Luce, dans mon dos, pousser un soupir de soulagement, mais moi j’ai pensé que c’était pour nous rassurer. J’étais sûre qu’ils ne laisseraient personne de vivant derrière eux. » Luce : « Ce n’était pas la peur que je connais, c’était inconnu. »

Jean-Luc, resté caché sous son bureau, est sauf. Éric, le plus éloigné de la scène du vaste crime, également. Il s’est lui aussi allongé sous son bureau, et les Kouachi ne sont pas entrés dans la pièce : « J’ai attendu qu’ils arrivent, avec ma chienne qui se débattait pour me couvrir la tête. Quand Cabu était là, elle le suivait jusqu’aux chiottes. Mais Cabu n’était plus là. » Il entraperçoit l’un des Kouachi, qui tire calmement sur Mustapha. Plus tard, il entend d’autres tirs, plus lointains, et pense comme tous les survivants que les assassins sont dehors. Il prend le couloir qui mène à l’entrée, enjambe le corps de Mustapha. Tour à tour, Luce, Sigolène, Cécile, Jean-Luc voient le corps de ce dernier, face contre terre, et comprennent qu’il ne peut plus être vivant. Cécile : « Éric est entré dans mon bureau en murmurant : « Mais c’est quoi, ce bordel  ? » »

C’est déjà l’après. Appuyé sur un pompier, Riss sort tel un spectre de la salle des morts, murmurant : « Je savais que cela arriverait. » Cécile : « Quand je l’ai vu, le silence derrière lui était tel que j’ai pensé qu’il était le seul survivant. Comme son pull était plein de sang, je lui ai proposé de le découper, et je suis allée chercher mes ciseaux dans mon bureau. Et là, ouvrant mon tiroir, j’ai crié : « Putain  ! Qui a encore piqué mes ciseaux  ? » » Jean-Luc appelle Patrick, l’urgentiste, qui a loupé la conf pour cause de réunion avec la haute hiérarchie des pompiers. « Je lui ai dit : « Viens vite  ! Il y a eu un massacre à Charlie. » » Patrick : « Tu déconnes  ! » Jean-Luc : « Non, ils sont tous morts. » Le temps de sauter sur sa moto, Patrick, qui n’est qu’à 400 mètres, arrive rue Nicolas-Appert en quelques minutes. Il sera l’un des tout premiers.

Sigolène passe d’un blessé à un autre, épouvantée par l’état de Philippe. Elle reste auprès de Fabrice, le réconforte, lui donne un peu d’eau, prête sa ceinture – Éric donnera finalement la sienne – pour faire un garrot. Simon, tête renversée et bras ballants, inconscient, paraît mort. Coco va voir Philippe, qui lui donne deux numéros à appeler : celui de sa mère, celui de Laurent Joffrin, le patron de son journal. Luce caresse la tête de Laurent, effondré, qui pleure sans pouvoir s’arrêter.

Comme un brouillard de poudre

Patrick entre. « Plus je montais dans l’escalier, plus il y avait de sang. Dès l’entrée, il y avait comme un brouillard de poudre. J’ai vu nos morts. Charb, à qui j’avais promis de venir déjeuner ce midi-là, et qui m’avait répondu : « OK, chouchou, à tout à l’heure. » Wolin. Cabu et Elsa, entremêlés, Honoré et Bernard, l’un contre l’autre, Tignous en position foetale. » Patrick s’écroule, sanglote, pris par des convulsions de chagrin. La plupart des vivants voient, au moins en partie, les blessures infligées aux morts. Mais certains mots ne peuvent ni ne doivent être écrits.

Dehors, pendant la « Grande Tuerie », une autre scène a eu lieu. Catherine et Luz, très en retard pour la réunion, sont arrivés en même temps. Luz : « Le 7 était le jour de mon anniversaire et je l’ai fêté au lit avec ma femme, deux cookies et une bougie. Pour excuser mon retard, j’avais acheté une galette des Rois à la boulangerie du coin, mais quand je me suis approché du 10, rue Nicolas-Appert, des gens de l’immeuble d’en face, aux fenêtres, m’ont crié : « N’entrez pas  ! Il y a une prise d’otages. » »

Angélique, qui vient d’être chassée dans la rue par les Kouachi, qui poussent devant eux Coco, pleure. Catherine apparaît sur le trottoir d’en face, juste au moment où commencent les tirs, là-haut. « Je ne me souviens pas de les avoir entendus. Angélique et moi, on a poussé la première porte ouverte dans l’allée Verte. On était tétanisées, et ce qui m’inquiétait aussi, c’est que Luz était ressorti dans la rue. »

Les pas de danseurs des frères Kouachi

Luz court en direction de la rue Saint-Sabin, puis revient sur ses pas. Sa femme lui envoie un texto d’amour, et il lui répond : « Prise d’otages à Charlie avec kalachnikov. » Comme les tirs ont cessé, il approche de l’immeuble et voit les Kouachi en sortir. Ils viennent de tuer onze personnes. Luz : « Je les ai vus marcher à reculons, avec des pas de danseurs, comme dans une sorte de chorégraphie. J’étais pétrifié, concentré sur l’absurde dimension graphique de ce que je voyais. »

Les Kouachi tirent en l’air, hurlent qu’ils ont vengé le Prophète et canardent en direction de l’allée Verte, où se trouve Luz. Les balles sifflent, il se colle contre l’avancée d’un hangar, puis retourne rue Saint-Sabin et fait une nouvelle fois demi-tour. « Je suis curieux comme un chat, à chaque fois, je revenais. Entre-temps, j’avais perdu ma galette des Rois, il ne me restait que la poignée en carton. »

Les Kouachi sont partis depuis deux minutes à bord de leur voiture noire. Luz, entrant dans l’immeuble, voit l’employé de la Sodexo, Frédéric Boisseau, à terre. « Je suis monté par l’escalier. Je sentais l’odeur de poudre, le silence était total, et les gouttes de sang sur les marches devenaient peu à peu des pas. Ceux des tueurs. La porte était fermée, et je l’ai ouverte grâce au code. Christophe, l’autre policier, m’a dit : « N’entre pas. » » Luz s’assoit à un bureau, son portable sonne, c’est l’AFP qui lui demande ce qui se passe à Charlie. Il lâche trois mots : « C’est un carnage. » Il n’entrera pas dans la salle de rédac, mais il aperçoit ceci par une porte entrouverte : « Je n’ai vu que leurs culs. Le cul de mes amis morts. Le cul de Tignous, le cul d’Honoré. Et le visage de Philippe, qu’il soutenait en tremblant. Dans la pénombre, on aurait dit du papier mâché rouge. »

P.-S. Tout le monde n’était pas là. Gérard, notre rédac chef, était à Londres. Zineb était en vacances au Maroc. Antonio – notre Tonio à nous – était en Saône-et-Loire pour y enterrer Michelina, sa tante ritale. « Michelina, c’était le dernier lien avec ma mère, morte elle aussi. On s’est retrouvés au cimetière, entourés de chansons italiennes qui me faisaient pleurer. » Antonio est triste, et en même temps furax, car « la semaine d’avant, dans Charlie, Mordillat et Prieur avaient écrit que mettre en doute l’existence de Jésus était inconsciemment antisémite ». Et ça, pour lui, c’était une telle insulte qu’il aurait voulu le gueuler au cours de la réunion. Charb avait essayé de le calmer à sa manière en lui disant : « Mais Tonio, on est tous des nazis, ici, non  ? » Vers midi, sa copine rallume son portable et le monde s’effondre. Il y aurait dix morts à Charlie. « J’ai pris ma voiture pour rentrer tout de suite. »

Au même moment, Gérard achète à bouffer dans un food hall londonien. Il est arrivé la veille pour une semaine de vacances. Vers midi, heure de Paris, il reçoit un coup de fil d’un des chroniqueurs, Jean-Yves Camus. « Il m’a dit : « Attaque à l’arme de guerre à Charlie. Il y a des morts. Je te rappelle. » Ensuite, mon téléphone est devenu dingue. Ma famille, mes amis. » Les nouvelles sont contradictoires. Charb est mort, Charb est grièvement blessé, Luce laisse un message qui annonce la mort de Mustapha. « Et puis Zineb m’a appelé du Maroc, pour me dire qu’elle ne pouvait prendre un avion que le lendemain. Elle partait à l’ambassade de France, et j’ai décidé de faire pareil. »

À l’ambassade, branle-bas de combat instantané. L’ambassadrice arrive avec tout son staff de sécurité. Gérard : « C’est là que j’ai appris le nombre de tués. Et comme ils m’avaient parlé d’une femme morte, j’ai aussitôt pensé à Angélique, qui travaillait dans l’entrée du journal. » Mais c’était Elsa.

Ensuite, la course commence. Gérard repart pour Paris par l’Eurostar, protégé par des flics français. À Paris, une personne vient à sa rencontre : un psy."

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