Note de lecture

Y. Mens : L’islam est aussi un projet politique

par Pierre Biard. 9 septembre 2016

Yann Mens, 30 questions pour comprendre les tensions dans le monde musulman, Les Petits matins, 2016, 192 p., 12€.

Parmi toutes les religions actuellement existantes dans le monde, l’islam pose des problèmes d’une particulière acuité. Les difficultés proviennent moins d’un l’islam idéal qui ne s’est probablement jamais réalisé, que de l’islam réel, tel qu’il a évolué au cours des temps et selon les lieux. C’est pourquoi il est difficile de parler de l’islam dans son unicité.

Yann Mens va même jusqu’à écrire que "l’islam n’existe pas" ! Ce n’est pas une boutade. Ce qu’il veut dire par là, c’est qu’à la différence de l’Eglise romaine, l’islam ne s’est pas constitué en une Eglise hiérarchisée et unique, obéissant à un pape et soumise à l’autorité doctrinale d’une congrégation - l’ex Saint Office.

Mais ce qui aurait pu être sa force est devenue sa faiblesse : les "savants en religion", les oulémas, ont donné des textes fondateurs des interprétations diverses, changeantes et parfois contradictoires. Les uns appelant à la violence, là où d’autres demandaient la paix, certains exigeant le strict respect du texte, tandis que d’autres en recherchaient l’esprit. D’autres enfin puisant dans la "tradition" - les faits et gestes, réels ou supposés du Prophète - de quoi alimenter leurs propres préjugés.

Mais après tout, s’interroge Yann Mens, les autres confessions font-elles, sur ce point, beaucoup mieux que l’islam ? Des papes n’ont-ils pas appelé à la guerre ? Des prêtres argentins n’ont-ils pas absous les aviateurs de l’Armée de l’air pour avoir jeté à la mer des opposants politiques ? Et les bouddhistes eux-mêmes ne recourent-ils pas à des pogroms contre la minorité musulmane de Birmanie ? On ne peut, hélas ! que lui donner raison.

Outre l’incertitude et la multiplicité des interprétations, l’islam présente un second caractère encore plus problématique que le premier. C’est qu’il n’est pas seulement une doctrine, consignée dans un texte, et complétée par les actes et paroles de Mahomet. C’est aussi, et peut-être surtout, un système politique ainsi qu’une organisation de la société. Dès son exil à Médine, confronté à la menace des Mekkois, le Prophète a dû rassembler la petite troupe de ses partisans et l’organiser en une tribu. Mais tribu d’un nouveau genre : celle-ci n’était plus fondée sur les liens du sang, mais sur l’alliance volontaire des convertis au dieu unique. Mahomet a donc été investi, de fait, d’un triple pouvoir : chef religieux, chef de guerre, chef politique. Ces trois caractères se retrouveront chez ses successeurs, les califes," lieutenants" ou "remplaçants" du Prophète. Du moins en théorie, car dans la réalité ceux-ci délégueront souvent tout ou partie du religieux aux oulémas.

En tout cas, dès sa création, la nouvelle religion est intimement liée à un ordre social et politique. Et elle conservera cette forte singularité jusqu’à nos jours. Avec des résultats redoutables pour la liberté des individus et particulièrement des femmes, même si certains thuriféraires de l’islam aujourd’hui affirment que Mahomet aurait amélioré le statut des femmes par rapport à celui qui régnait dans la société fortement machiste de son temps.Tout est dans le relatif en effet...

Quoi qu’il en soit, c’est la confusion entre religion et politique qui permet aux oulémas, aujourd’hui comme hier, de peser très lourdement sur la société, d’intervenir dans le domaine des mœurs et de monopoliser une bonne partie de ce que les sociétés démocratiques rangent dans la catégorie du droit civil. Et d’un autre côté la proximité entre Dieu et César fait que les dirigeants de presque tous les Etats du monde musulman instrumentalisent la religion à leur profit, afin de conforter leur pouvoir ou de satisfaire leurs ambitions.

A distance de leur paysage familier, les Français ont beaucoup de difficultés à saisir toute les ambiguïtés d’un monde aussi étroitement marqué par la religion. D’autant que celle-ci, loin de régresser comme on pourrait s’y attendre par comparaison avec d’autres confessions, semble se développer en s’affirmant, de façon souvent provocatrice, dans l’espace public. Et maintenant, accomplis au nom de l’islam, les attentats terroristes de ces derniers temps, ont provoqué l’horreur et la stupéfaction. Mais on ne peut oublier la violence qui règne en Asie occidentale et dans une bonne partie de l’Afrique et dont les musulmans eux-mêmes sont les premières victimes. Que faut-il en penser ? Le petit livre de Yann Mens vient à point nommé pour nous répondre.

Comme tout bon journaliste, Yann Mens possède une grande maîtrise du sujet - les nombreuses références de bas de page en témoignent - ainsi qu’un remarquable talent pédagogique. Ancien rédacteur en chef du magazine Alternatives internationales, malheureusement disparu en 2015, Yann Mens, s’il n’est pas spécialiste de l’islam, possède une longue pratique des relations internationales. Sur sa décision d’écrire 30 questions pour comprendre les tensions dans le monde musulman, il s’est expliqué, au forum Devenir Reporter, devant de jeunes journalistes : c’est après les attentats contre Charlie en janvier 2015 qu’il a eu l’idée de cet ouvrage. Il l’a voulu accessible à un large public, "un ouvrage, j’ose dire le mot, de vulgarisation". Comment s’étonner de l’ambition pédagogique en même temps que démocratique de Yann Mens, lorsqu’on sait qu’il n’est pas seulement journaliste, qu’il n’écrit pas uniquement pour une revue intellectuellement ouverte et de bon niveau, mais qu’il est aussi un auteur apprécié de livres pour les enfants ? Le résultat est là : une étude solide, qui traite la réalité de manière vivante, qui prenant de la hauteur simplifie les faits sans jamais en déformer le sens. De la très bonne pédagogie qu’on aimerait constater plus souvent dans les classes.

L’ouvrage comprend 4 cartes (communautés musulmanes dans le monde, territoires contrôlés par l’Etat islamique, principaux flux pétroliers, espaces où se battent les jihadistes étrangers au Proche Orient) et un schéma fort utiles pour accompagner le texte, 30 questions et 30 réponses organisées en 4 parties : place de la religion, principales crises, rivalités géopolitiques, situation en France. Voici 4 exemples de questions : "L’islam est -il compatible avec la démocratie ? Est-il l’ennemi des femmes ? Que veulent les musulmans de France ? Pourquoi de jeunes Français deviennent -ils jihadistes ?" A ces questions l’auteur répond d’une façon mesurée et avec prudence, sans se laisser emporter par l’indignation, ni glisser dans cette culture de l’excuse, trop souvent entendue aujourd’hui - vos pères ont subi le colonialisme, vous êtes maltraités par les pouvoirs publics... En résumé : excellent petit livre, bien documenté, objectif et de lecture aisée. Devrait figurer dans toute bibliothèque et dans tous les centres de documentation des lycées.

Pierre Biard


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