Revue de presse

"Visage noir, idées pâles" (T. de Montaigne, Libération, 17 mars 16)

par Tania de Montaigne. 18 mars 2016

"Aux Etats-Unis, une polémique aura encore eu la peau d’un film. Pas un film sur un sujet brûlant, pas un film sur un sujet violent, non un film sur la vie de Nina Simone. Un film interprété par Zoe Saldana et tout le problème est là. Zoe Saldana est une actrice, une actrice noire, pour être précise, disons, qu’en tout cas, elle est loin d’être blanche, très très loin. Comme toutes les actrices pas blanches, Zoe Saldana sait que tout un tas de rôles lui sont interdits parce qu’elle est noire et que les actrices noires, c’est pas bon pour le box-office, c’est ce que disent les gens du marketing. Ça vaut aussi pour les actrices rouges, jaunes…, enfin pas blanches quoi. Déjà que les actrices, c’est pas fameux, mais noires (rouges, jaunes…) ça rajoute au problème, c’est ce que disent les gens du marketing. Donc, une actrice noire apprend un jour qu’elle a été choisie pour incarner Nina Simone. Elle est heureuse, probablement, nous n’y étions pas, mais, sûrement, elle est heureuse. Comme elle est actrice, elle se dit qu’elle va jouer un personnage qui n’est pas elle, elle va donc faire ce que font les acteurs, jouer avec les spectateurs et leur imaginaire de telle sorte que la fiction leur devienne réelle. C’est une convention millénaire entre le spectateur et l’acteur, nous nous asseyons dans une salle pour créer ensemble l’illusion d’un réel dont nous savons qu’il n’existe pas, et c’est justement pour ça que soudain il existe, parce que nous l’avons fabriqué ensemble, et qu’il devient nôtre. Mais j’en reviens à Zoe Saldana qui croit à la fiction, à l’imaginaire, au jeu, c’est pour ça qu’elle est actrice. Elle joue Nina Simone, elle y croit, et un jour, le film est fini, montage, mixage, il est prêt à être vu.

Seulement ce que Zoe Saldana ne sait pas, c’est qu’entre-temps, le monde a fini de jouer, il y a des associations, des intellectuels, des leaders d’opinion qui établissent des politburo à ciel ouvert, ils tweetent, ils hatent, ils dislikent et, soudain, l’actrice est sommée de faire son autocritique. Pas du point de vue artistique bien sûr, les politburo n’en ont que faire de l’artistique. Non, ce que l’on reproche à Zoe Saldana c’est d’avoir usurpé sa place, c’est de n’être pas assez noire, de n’avoir pas le nez assez large, les lèvres assez épaisses. En fait, ce que l’on reproche à Zoe Saldana, c’est de n’être pas Nina Simone. Un peu comme si on avait accusé Marion Cotillard d’être moins pâle qu’Edith Piaf, d’être plus grande, de n’avoir pas vraiment d’arthrose, de n’avoir pas les cheveux fins et rares, de n’être pas toxicomane, et de n’être pas vraiment morte à la fin du film. Si une telle polémique avait éclaté à propos de la Môme, nul doute qu’elle n’aurait eu aucun écho, on aurait ri de ces reproches délirants et on serait passé à autre chose. Mais, là, le problème est tout autre, il ne s’agit pas de rire car les membres du politburo sont noirs et on ne contredit pas des Noirs, par crainte de se voir accuser de racisme ou pire de « négrophobie ». De même que l’on s’interdit de penser l’islamisme puisque « l’islamophobie » guette tout contrevenant. On laisse donc les noirs se débrouiller entre eux, comme si ce sujet n’était un sujet pour personne d’autre. Négrophobie, islamophobie, quand les tenants de la « phobie » prennent la main, la pensée recule et la morale s’installe. On n’évalue les choses qu’en bien ou mal et, seul l’émetteur compte, il y a ceux qui ont le droit de parler et ceux qui ne l’ont pas. Peu importe ce qui se dit, c’est qui le dit qui compte. Quand la menace de la « phobie » domine, comme tout totalitarisme, plus rien n’a de relief, tout est à plat, il n’y a plus d’art, plus d’imaginaire, la fiction, le jeu, tout disparaît. L’absurde devient la norme. Donc, pour jouer Nina Simone, il faut être Nina Simone, ou sa fille ou sa cousine ou une actrice dont la carnation et la frisure auront été validées par un comité spécial autoproclamé, un comité qui sait ce qu’est une bonne noire, une vraie noire. Faudra-t-il aussi que cette actrice soit réellement maniacodépressive ? Faudra-t-il qu’elle ait vraiment commencé le piano à l’âge de 3 ans ? Et si l’on suit ce raisonnement alors il faut en déduire que James Bond ne peut pas être joué par un acteur noir, qu’une femme ne peut pas jouer un homme, que jamais un acteur ne sera plus acteur puisque l’acteur doit réellement être ce qu’il prétend incarner. Fini la fiction, il n’y aura plus que des documentaires. Ce qui est triste, c’est que les tenants de ce faux débat interdisent que la vraie question, celle d’une nécessaire diversité des représentations, ne devienne un sujet pour tout un chacun, quelque soit sa couleur. En scindant la pensée, les combats qui devraient être l’affaire de tous deviennent l’expression d’intérêts particuliers de plus en plus étriqués, alors même que les luttes ne sont jamais plus efficaces que lorsqu’elles atteignent l’universel. Si nous sommes interdits de penser autrui comme un autre nous-mêmes, que reste-t-il de notre humanité ?

Voilà pourquoi nous ne verrons probablement jamais Zoe Saldana jouer dans le biopic de Nina Simone, parce que des racistes noirs sont parvenus à faire taire la pensée. Voilà pourquoi, noirs, blancs, rouges, jaunes, cathos, musulmans, juifs… il faudra toujours se souvenir des mots de Senghor : « Les racistes sont des gens qui se trompent de colère. » Remettons la colère au bon endroit."

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