Revue de presse

T. De Montaigne : "Les dominants ici, les dominés là-bas" (liberation.fr , 20 mars 20)

Tania de Montaigne, écrivain et journaliste, Mention au Prix national de la Laïcité 2018. 23 mars 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Un des effets inattendus de ce moment viral et confiné, c’est que j’ai cessé d’être une dominée. Sans ça, il ne se passe pas un jour sans qu’une personne trop sympa ne me le dise : « Toi, Femme Noire, tu es DO-MI-NÉE et je t’aime ! » Comment reconnaît-on un DOMINÉ ? C’est simple, c’est toujours l’autre. « Non, moi j’ai de la chance, alors que toi, ma pauvre… » me dit-on souvent. Je suis un marchepied, un doudou, un truc qui permet de s’élever et de se sentir mieux. « Quand je me regarde, je me désole. Quand je me compare, je me console », dit le proverbe. Eh bien c’est exactement ça, je suis un objet de consolation. Bien rangée dans ma petite boîte, priée de ne pas bouger, on me sort quand on a besoin de vérifier que tout le monde est bien à sa place. Les dominants ici, les dominés là-bas.

Tu es DO-MI-NÉE et je t’aime ! En général, les gens qui le disent ont la tête penchée sur le côté, comme quand on veut faire comprendre à quelqu’un qu’il est très différent de nous mais qu’on est de tout cœur avec lui. Et pour cause, quand on dit DO-MI-NÉ, ça n’est pas du tout pour que les choses changent, ça n’est pas un constat de départ qui permettrait de repenser le système de domination dans son ensemble. Surtout pas. Parce que si c’était ça, il faudrait déjà commencer par me considérer comme une égale, il faudrait descendre de ce piédestal auto-érigé et venir avec moi. Ni au-dessus, ni en dessous, à côté.

Et alors nous constaterions sûrement que la domination est un mode de pensée qui nous traverse tous, ancré dans notre langage, dans tous nos raisonnements. Que chaque fois qu’on parle, on hiérarchise, on dit « je suis mieux que toi ou moins bien ». Faisant de chacun, tour à tour, le dominant et le dominé, dans un renversement continuel. Que la vraie révolution serait de sortir de cette hiérarchisation et que c’est un travail en soi qui nécessite de se mettre chacun au cœur du processus. Que mon expérience est singulière, certes, comme toutes les expériences, pas plus, pas moins. Et que, par conséquent, nous nous rejoignons tous sur un point, on est toujours le dominant ou le dominé de quelqu’un, selon les circonstances.

Il faudrait donc admettre que la couleur de peau, la sexualité ou le sexe ne sont pas des marqueurs imparables. Sans quoi on crée l’illusion qu’il y aurait des dominants désignés et qu’il suffirait de les exiler sur une île déserte pour que la domination cesse. Sans quoi on pourrait, par exemple, croire que seuls les bourgeois, blancs, hétérosexuels, violent. Or j’ai grandi dans un endroit où les gens avaient toutes les couleurs, toutes les histoires et un point commun, ils n’avaient pas d’argent. Et voyez-vous, on violait aussi chez les pauvres, on harcelait, on battait, on violentait aussi. Voyez-vous, des hommes faisaient ça et des femmes et des enfants pleuraient, et des femmes et des enfants saignaient, et des femmes et des enfants mouraient.

Peut-être faut-il donc admettre que le viol et la violence sont bien une question de domination mais pas d’argent, ni de couleur de peau. Le violeur est dominant, c’est sûr, sa dynamique est de soumettre, d’anéantir, d’effacer l’autre. Oui, le violeur, le harceleur, est dominant dans son désir d’éradiquer l’humanité de celui ou celle qu’il agresse. Indéniablement.

Alors, en ces temps où les portes se ferment, peut-être pourrions-nous en profiter pour laisser les esprits ouverts et s’autoriser à penser plus loin, par-delà les murs, les systèmes, les structures. Chacun chez soi mais tous ensemble, s’envisager plus grands, plus vastes que nous-mêmes. Faire surgir du nouveau. Sortir de cet étau pervers qui voudrait nous faire croire qu’agir, c’est être pour ou contre, pour ou contre la pédophilie, pour ou contre le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie… Il n’y a pas à être pour ou contre, il n’y a pas d’opinion à avoir, ce sont des délits et des crimes passibles d’amendes et d’emprisonnement, et faire en sorte qu’ils soient sanctionnés, pas à coups de likes, pas à base de tweets, mais dans des tribunaux, est fondamental. C’est une question de droits humains. Il n’y a donc aucune légitimité particulière à avoir pour s’en saisir, pas besoin d’être noire, pas besoin d’être homo, d’être une femme, de croire en une religion ou une autre, il suffit d’être."

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