Revue de presse

"Stigmatiser la stigmatisation" (J. Damon, Le Point, 9 jan. 14)

17 janvier 2014

"L’invitation systématique à la non-stigmatisation discrédite non seulement celui qui en abuse mais aussi la cause qu’il entendait défendre.

"Il ne faut pas stigmatiser !" "Vous stigmatisez !" "Je ne saurais stigmatiser tel ou telle !" Nos colonnes et discours sont remplis de ces interdictions, accusations et affirmations. Mais de quoi parle-t-on ? L’invitation systématique à la non-stigmatisation et la condamnation de toute forme de propos supposé stigmatisant ont envahi, en quelques années, les débats. Il est pourtant bien difficile de voir de quoi l’on traite. On devine aisément que stigmatiser ce n’est pas bien. Et que ceux qui stigmatisent, ou plutôt ceux dont on dit qu’ils stigmatisent, ne sont pas gentils. On sait depuis Jésus-Christ (au moins) ce que sont des stigmates. À étymologie claire (du latin stigma, emprunté du grec ancien στίγμα pour "piqûre" et, par extension, "marque au fer que l’on faisait aux esclaves"), le vocabulaire n’est pas neuf. Mais son emploi s’est considérablement répandu et étendu. Le mot même de "stigmatisation" et la ferme invitation, sonnant souvent comme un ordre de se taire et/ou de s’excuser, à ne pas stigmatiser sont entrés dans la masse des expressions courantes, que tout un chacun peut employer et s’envoyer à la figure.

Ce succès signe l’acclimatation, a priori positive, d’une idée tolérante : il ne faut pas marquer au fer rouge (physiquement et moralement). Moins violemment, il s’agit de ne pas fustiger et discriminer à raison de caractéristiques (un handicap notamment) qui ne sauraient appeler un blâme. Mais l’usage généralisé de tels termes confine maintenant au ridicule, voire au lavage de cerveau. Ainsi sont, depuis peu, érigés quasi systématiquement en "stigmatisés" tous les pauvres, immigrés, défavorisés, chômeurs, relégués. En un mot comme en cent tous les "sans" seraient les grands "stigmatisés" d’un monde contemporain qui, pourtant, n’a jamais été aussi compréhensif et généreux (si on considère le temps long).

Le principal introducteur du thème de la stigmatisation, après Jésus (volens nolens), est certainement Erving Goffman (1922-1982). Le sociologue a notamment produit, en 1963, un puissant livre sur le stigmate et "les usages sociaux des handicaps". Il met en lumière des processus permanents, et dans certains cas violents, de désignation, de classement et de redéfinition des identités. Il souligne les difficultés à gérer certaines rencontres. En présence de personnes en difficulté (handicapées, marginalisées) les relations sont particulièrement compliquées.

Goffman a su décrire le malaise dans la confrontation qui ressort de la négociation permanente des statuts marginalisés entre, d’un côté, des personnes qui désirent aider ou repousser et, de l’autre côté, des personnes à la recherche du maintien ou de la reconquête de la dignité. Montrant que tous, toujours, nous manoeuvrons pour gérer le discrédit, le malaise ou le succès, Goffman n’est jamais monté sur ses grands chevaux pour dénoncer avec lyrisme des formes de stigmatisation généralisée. À l’inverse, il voyait même apparaître une certaine forme de "stigmaphilie" (l’expression est de lui) confinant à un "culte du stigmate" (idem) qui devient aujourd’hui confondant.

Ceux qui emploient maintenant à tout bout de champ la stigmatisation se discréditent. Et ils discréditent aussi le combat qu’ils veulent mener. Répéter à longueur de journée, comme dans un récital de novlangue moderne, qu’"il ne faut pas stigmatiser" ne veut, en réalité, plus dire grand-chose. Sinon qu’il faut, sous peine d’être frappé d’infamie, s’abstenir de critiquer, de s’étonner, de raisonner. L’accusé en stigmatisation s’en retrouve stigmatisé. Une boucle, en quelque sorte, est bouclée. Concrètement, tout cela amène à dire qu’il faut, autant que faire se peut, se défendre d’employer le vocabulaire à la mode."

Lire "Il faut stigmatiser la stigmatisation !".


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