Revue de presse

Ph. Lançon : La gauche « est souvent complaisante non pas avec l’islam, mais avec l’outil politique que cette religion peut être » (Le Figaro, 11 déc. 19)

14 décembre 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"ENTRETIEN - L’écrivain, auteur du magistral récit Le Lambeau (Gallimard), publie Chroniques de l’homme d’avant (Les Échappés), un recueil de ses textes publiés dans Charlie Hebdo avant l’attentat où lui-même fut très gravement blessé. Il évoque pour Le Figaro sa conception de la littérature."

Propos recueillis par Eugénie Bastié.

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"LE FIGARO. - Dans ce recueil de vos chroniques d’avant l’attentat, vous définissez l’art de la chronique et citez trois figures tutélaires : François Mauriac, Bernard Frank et Cavanna. Pourquoi ces trois figures ? Qu’est-ce qu’un bon chroniqueur ?

Philippe LANÇON. - Je parle de ces écrivains, parce qu’ils ont compté pour moi, et parce que chacun me semble, à sa façon, un excellent chroniqueur. Le Bloc-Notes de François Mauriac, écrit de 1952 à sa mort, a inventé une forme que beaucoup ont imitée, sans jamais l’égaler. C’est un journal où l’écrivain confronte en permanence ce qu’il est, ce qu’il vit, ses souvenirs, à l’actualité, agitée et souvent violente, de ces années-là. Il lui a permis de se métamorphoser : un bon romancier et un grand mémorialiste est devenu un chroniqueur hors pair.

Bernard Frank, lui, a été depuis les années 1950 un grand chroniqueur de la vie littéraire et, dans une moindre mesure, politique. Il rendait la littérature familière, vivante, une basse-cour pleine de plumes et d’encre. J’avais l’impression, en le lisant, d’entrer dans un salon que me décrit, personnage après personnage, livre après livre, un majordome élégant et espiègle, plein d’une passion légère et d’une mauvaise foi assumée. Ses digressions ne sont pas seulement unies par le ton : elles lui sont essentielles.

Cavanna est lui aussi un artiste de la phrase, plein d’une grossièreté infiniment délicate, qui unit la culture du langage et l’artisanat populaires : quand je le lis, je crois voir une lime, un marteau, un rabot, de la dentelle et un verre de vin. Bref, une chronique, c’est une voix qui filtre ce que Francis Ponge appelait « le flot de purin de la mélodie mondiale », pour lui donner une forme, une vie intime.

Il y a une certaine légèreté de ton dans ces chroniques, ainsi qu’une certaine cruauté. Écririez-vous la même chose aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé dans votre écriture depuis l’attentat ?

Je ne crois pas que j’écrirais la même chose aujourd’hui. J’étais plus insouciant, donc effectivement plus cruel et agressif : quand la mort et les soucis sont loin, on se prend volontiers pour Scapin. L’attentat m’a fait vieillir et rendu plus direct, je crois. Je n’ai plus envie d’écrire à propos d’hommes, d’œuvres ou d’événements qui me fatiguent ou m’agacent. Je traite toujours les choses, j’espère, sur un mode léger et si possible avec humour, c’est essentiel pour moi dans un monde de plus en plus sentencieux, prétentieux et criard ; mais je les traite avec moins de sarcasme et plus d’ironie, et surtout de façon ouvertement personnelle, en utilisant le « je », ce que je ne faisais pas dans les chroniques d’avant 2015. Ce « je » est né dans les chambres d’hôpital où je racontais, semaine après semaine, ce que je vivais et voyais autour de moi. Et, quand je suis sorti de l’hôpital, il m’a suivi. Ma manière d’être personnel dans les chroniques d’avant l’attentat, c’était d’aller vers la fiction : beaucoup de textes sont de petites nouvelles.

L’une de vos chroniques met en scène le débat que vous avez en 2010 avec une amie américaine au sujet du film de Polanski The Ghost Writer, et de la différence entre « l’artiste et le criminel ». Quel regard jetez-vous sur la polémique qui a entouré la sortie de son J’accuse en France ? Êtes-vous inquiet du vent de puritanisme qui souffle sur la culture ?

J’enseignais alors en Caroline du Nord, à l’université de Duke. Un jour, je suis allé déjeuner avec ma logeuse et sa fille. Quand elles ont su que je voulais aller voir ce film de Polanski, elles m’ont critiqué avec une sévère tendresse, car on s’aimait beaucoup : pour elles, en faisant ça, je soutenais le violeur, puisque je le finançais. J’étais stupéfait ou, pour employer un vieil adjectif, interdit. Pour moi, il était inquiétant de confondre l’homme et l’œuvre : l’histoire littéraire et artistique regorge de créateurs peu recommandables, voire criminels, qui ont produit des œuvres splendides, et il est bien clair que la morale est dans l’œuvre, dans sa forme qui donne sens à ce qu’elle conte ou montre, et non pas en dehors d’elle.

Confondre les deux, les pays communistes nous ont appris où ça conduisait : à la censure au nom de l’hygiène sociale et, finalement, à la déroute artistique et morale. Dans ma chronique, j’exposais les arguments de mes amies et je concluais en écrivant : « On est en Amérique. » Je ne pensais pas que ce mode de vie -car c’est un mode de vie- viendrait en France et j’avais tort. Je m’aperçois que, pour beaucoup, des jeunes en particulier, quand un artiste est jugé coupable de certains crimes, comme le viol ou la pédophilie, son œuvre doit disparaître, puisqu’elle n’aurait pas dû exister. Est-ce du puritanisme ? Ou simplement un réflexe plein de certitude morale qui ignore ou veut ignorer les ambiguïtés, la complexité de la vie ? Je n’en sais rien, mais je ne suis pas inquiet. On est en démocratie, les débats ont lieu et le J’accuse de Polanski, un excellent film sur l’affaire Dreyfus, est un succès : les gens vont le voir malgré les injonctions. Ils ne soutiennent pas un violeur, mais ils font une différence que les militants voudraient éliminer.

« Aux heures de grande écoute, à la une des journaux, il n’est plus question d’écrivains », déplorez-vous dans une de vos chroniques. La littérature est-elle en train de disparaître de l’actualité, au profit d’une vision exclusivement moralisatrice ou statistique du monde ?

Il y a encore quelques « stars » littéraires, mais, pour la plupart des écrivains, c’est dur, non ? La littérature, c’est quoi ? Des phrases, une respiration, un rythme, et, à travers les formes qui en naissent, une perpétuelle présence de la vie telle qu’elle passe, telle qu’elle nous enchante et nous meurtrit, mais aussi et peut-être surtout telle qu’elle nous échappe : ce n’est pas fait pour les amoureux du message, ni pour tous ceux qui croient savoir qui ils sont et sont persuadés d’être des gens bien. Je ne dirais pas qu’elle disparaît au profit de l’actualité, laquelle a toujours existé depuis que la presse existe ; mais j’ai l’impression qu’elle retrouve, pour des raisons nouvelles, l’état minoritaire qui a presque toujours été le sien. Ses formes silencieuses, le temps et la solitude qu’elle exige, correspondent peu à ce monde. Je crains que ce ne soit pas beaucoup plus compliqué que ça.

« Charlie n’est plus guère soutenu », écrivez-vous en introduction. Cinq ans après l’attentat, avez-vous le sentiment que la gauche, famille politique de laquelle provient le journal, a lâché Charlie Hebdo ?

Charlie reste un journal de gauche, mais qu’est-ce que la gauche, aujourd’hui ? Politiquement, elle doit vivre au fond d’un château en Espagne, mais elle ne ressemble plus ni à une princesse, ni à un dragon. À une duègne, peut-être ? Moralement, elle confond souvent minorité et identité, ce qui la met en contradiction avec son sens de la liberté et de l’universel. Elle est souvent complaisante non pas avec l’islam, que chacun doit pouvoir pratiquer comme bon lui semble, mais avec l’outil politique que cette religion peut être. Les combats de Charlie restent l’écologie, la justice, l’égalité, et la caricature de ce que Bourdieu appelait « les dominants » ; mais il ne faut pas compter sur ce journal, de tradition anticléricale, pour ménager une religion, dès lors que celle-ci prétend régir politiquement et socialement la vie d’un groupe de gens - même et surtout si ces gens sont les plus démunis. Certes, il est inutile et déplacé de leur faire la morale laïque, quand celle-ci accompagne un système qui les accable ou les ignore ; mais considérer que voiles et barbus sont désormais assez bons pour eux, ce n’est pas tout à fait l’idée que je me fais du respect et de l’attention qu’on leur doit."

Lire "Philippe Lançon : « Depuis l’attentat, j’écris avec moins de sarcasme et plus d’ironie »".



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