Entretien

R. Fregosi : Les nouveaux autoritaires, des anti-Lumières d’aujourd’hui

Renée Fregosi, philosophe et politologue, auteur de : "Les nouveaux autoritaires. Justiciers, censeurs et autocrates" (Moment). 25 avril 2016

Entretien avec Renée Fregosi, philosophe et directrice de recherche en science politique à l’université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle. Autour de son dernier ouvrage, Les nouveaux autoritaires. Justiciers, censeurs et autocrates (Editions du Moment).

Vous consacrez votre dernier ouvrage à une étude politico-philosophique sur « les nouveaux autoritaires ». Pourrait-on dire que ces nouveaux autoritaires sont du côté des anti-Lumières ?

RF. Je n’utilise pas ce terme d’anti-Lumières qui est pour moi connoté historiquement : il correspond à un courant de pensée qui se développe à la fois parallèlement au mouvement des Lumières comme une autre expression de la modernité, et explicitement contre lui. Les fondateurs de cette véritable alternative globale aux Lumières, Herder et Burke ont posé les termes d’une culture « antirationaliste, chrétienne mais anti-universaliste, anticosmopolite, particulariste et de ce fait même nationaliste » comme le dit Zeev Steernhell [1]. Mais comme toute pensée philosophico-politique, bien que ses promoteurs aient été des adversaires farouches des révolutions industrielles et politiques d’Angleterre et de France, sa postérité est ambivalente. Ainsi, le poids accordé à l’histoire des nations produira un certain historicisme présent jusque chez Marx, tandis que l’accent mis sur l’historicisation de toute situation individuelle et politique aboutira chez Isaac Berlin à une conception démocratique libérale. Si l’on adopte cette définition contemporaine des anti-Lumières, à savoir anti-démocratique et anti-libérale, ce terme peut alors parfaitement convenir pour qualifier les nouveaux autoritaires.

En quoi précisément, les nouveaux autoritaires pourraient être définis comme des partisans des anti-Lumières ?

RF. Les nouveaux autoritaires sont des anti-Lumières de deux façons : d’une part, certains d’entre eux relèvent manifestement de l’obscurantisme, opposé radical de l’esprit des Lumières. Un certain retour du religieux en politique, sous la forme de l’islamisme nie en effet la séparation de la raison et de la foi, la séparation du privé et du public, la séparation de la religion et de l’Etat. En affirmant la religion comme parole de vérité et non comme croyance, l’islamisme s’oppose radicalement aux fondements de la laïcité : la notion de libre pensée de l’individu est niée absolument, le blasphème, l’apostasie et l’athéisme étant autant de crimes méritant la mort. D’autre part, les anti-Lumières font leur réapparition sous la forme de discours anti-universalistes prônant le multiculturalisme, et antihumanistes rejetant les concepts d’humanité et de rationalisme comme prétendus instruments de la « domination occidentale ». Ces partisans-là de la pensée anti-Lumières vont alors s’articuler et se solidariser avec les tenants de l’obscurantisme islamique au nom de la défense des dominés et des cultures minoritaires opprimées : je les appelle les « idiots utiles de l’islamisme » ou les « islamo-gauchistes ».

La laïcité est manifestement au cœur de votre propos et de votre combat à travers ce livre.

RF. La laïcité est avant tout un combat. Historiquement comme philosophiquement, la laïcité est une lutte pour permettre la libre pensée (non pour empêcher la croyance mais pour la définir comme telle précisément et non pas comme une parole de vérité). Réduire la laïcité à la loi de 1905 relève d’un juridisme à la fois aveugle et coupable à l’égard des nouveaux assauts contre la laïcité que mène aujourd’hui l’islamisme. L’école laïque elle-même à son origine, et les "Hussards noirs de la république" espéraient, au de-là de la loi, travailler à l’esprit critique et à la libre pensée (qui n’est pas contradictoire avec une aspiration métaphysique individuelle mais avec les pensées de l’orthodoxie, si).

A propos de l’islamisme militant, qu’entendez-vous par cette affirmation que vous faites au début de votre livre « Le phénomène islamiste est devenu comme le révélateur le plus monstrueux des dérives autoritaires » ?

RF. La menace islamiste qui se renforce depuis des décennies est un totalitarisme du troisième type après le bolchevisme et le nazisme. L’islamisme, ou islamo-fascisme, consiste dans un type nouveau de mouvement et d’idéologie autoritaire, justifié dans la référence religieuse à l’islam, dans la dimension conquérante et prosélyte qui tend à s’implanter partout dans le monde. L’islamisme est un projet politique qui vise à l’anéantissement de l’individu dans un État total fondant sa légitimité dans les préceptes coraniques présentés comme la parole même de LA seule vérité, celle de dieu.

Pourtant, loin de se présenter comme un totalitarisme, l’islamisme joue au contraire du moins en occident, sur le registre du relativisme culturel et de la liberté de culte.

RF. Bien davantage que par le passé, des nouveaux autoritarismes détournent les mots, inversent et subvertissent le sens des propos, luttent à fronts renversés. Ainsi, les revendications identitaires islamistes aujourd’hui sont d’un tout autre ordre que celles années 70-80 (féministes et homosexuelles notamment) : au nom de l’égalité toujours, les islamistes visent en fait non pas à l’émancipation de l’individu mais à son attachement à une communauté qui l’oblige à la stricte observance religieuse et au rejet des valeurs de la République, notamment à l’égalité hommes/femmes, et à la liberté de conscience. Le multiculturalisme dont se réclame l’islamisme est alors non seulement une fausse piste pour l’émancipation des individus mais également un faux-semblant pour une offensive politico-religieuse qui vise en fait à l’hégémonie, à l’imposition à tous de normes antirépublicaines, et non pas à un prétendu pluralisme de bon aloi. C’est ainsi que la démocratie est prise à revers au nom d’un égalitarisme fallacieux et d’une revendication de justice qui n’est que revanche et violence populaire extra-judiciaire.

La démocratie serait donc selon vous combattue de façon perverse par divers acteurs autoritaires.

RF. Les autoritaires avancent masqués sous les figures de justiciers, censeurs et autocrates. Revendiquant la démocratie les autocrates mettent en œuvre une véritable stratégie non pas de démocratisation mais au contraire de democracy containment en instaurant et renforçant leurs régimes sous la forme de « démocrature » (dictature déguisée en démocratie par la tenue d’élections non libres) à travers des élections truquées ou fermement « encadrées » tandis qu’ils installent des systèmes répressifs étouffant toute liberté d’expression et véritable pluralisme politique ; la justice est exaltée par les terroristes qui prétendent la rendre à travers des attentats plus ou moins violents ; la tolérance est invoquée par les anti-universalistes pour conforter leur propre intolérance notamment au nom du multiculturalisme. La lutte que se livrent aujourd’hui libéralisme et autoritarisme n’a jamais été aussi universelle, mais l’on distingue souvent mal instrument d’émancipation et armes de l’imposition.

Quelle issue voyez-vous à cette crise de la démocratie ?

RF. Tandis que la démocratie est devenu le référentiel dominant depuis les années 90 (chute de nombreuses dictatures à travers le monde, fin de l’affrontement est/ouest) le délitement des démocraties existantes produit des phénomènes sociaux objectivement préoccupants : abandon de territoires par les pouvoirs publics à des formes substitutives –communautaires et mafieuses- de solidarités, développement de zones de non-droit, renoncement à une intégration culturelle universaliste et à un encadrement républicain de l’ascension sociale. La République française est ainsi interpellée voire attaquée à la fois sur son sol national et en tant que concept universel, paradigme d’une démocratie laïque, réformiste et libérale. Parallèlement à un combat déterminité contre tous les autoritarismes et notamment contre le totalitarisme islamique, sur tous les fronts, idéologiques, policiers, militaires, les sociaux-démocrates doivent s’affirmer clairement en refondant ce principe de transformation sociale en intégrant désormais le niveau supranational.

Propos recueillis par Philippe Foussier

[1Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide. Fayard, 2006.



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