Revue de presse

Procès des attentats de janvier 2015, 30e jour : "Le rideau s’est levé" (charliehebdo.fr , 13 oct. 20)

Compte-rendu de Yannick Haenel (texte) et François Boucq (dessin). 13 octobre 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"30e jour. Interrogatoire de Nezar Mickaël Pastor Alwatik. Son ex-femme salafiste vend la mèche.

Il s’est passé, hier, quelque chose de décisif. Alors que depuis presque un mois et demi la question religieuse était systématiquement minorée, voire dissimulée par des accusés qui savent que dans un dossier de terrorisme leur appartenance à la foi musulmane sera interrogée, qu’on leur reprochera l’éventualité même d’être rigoriste, qu’on les soupçonnera d’être des intégristes, voire carrément des jihadistes, et qu’en se justifiant ils risqueront à chaque instant de donner ces signes de radicalisation que la cour cherche en eux, voici que Nezar Mickaël Pastor Alwatik a raconté d’emblée qu’en prison, à Villepinte, il s’était « inscrit au culte » et qu’avec Amedy Coulibaly, son camarade à la buanderie, ils se faisaient des « challenges de sourates », Coulibaly exhortant Pastor à apprendre par cœur des fragments du Coran : « C’est lui, dit-il, qui donnait les challenges. Je suis musulman, j’essaie d’apprendre. »

Une telle stratégie de la sincérité a d’abord été payante. Durant toute la matinée, Pastor Alwatik a déroulé son jeu, consistant à ne pas masquer sa proximité avec Coulibaly. Ainsi a-t-il raconté les vidéos de propagande que celui-ci lui montrait en faisant l’éloge de la charia : « Je n’ai pas vu le mal, avoue-t-il : à l’époque, tout le monde parlait de combattre Bachar en Syrie. »

Une fois sortis de prison, ils continuent à se voir : « C’était mon ami », dit-il de Coulibaly. Et de fait, on a pu constater par la téléphonie que Pastor Alwatik était l’un des trois « interlocuteurs privilégiés » de l’auteur du massacre de l’Hyper Cacher : s’il encourt vingt ans de réclusion criminelle, c’est parce qu’on lui reproche d’avoir acquis, stocké et fourni des armes à Coulibaly, un pistolet semi-automatique Tokarev et un revolver Nagant qui ont été découverts dans l’appartement de celui-ci, et sur lesquels on a retrouvé son ADN.

Comme il n’a cessé, pendant sa garde à vue, puis durant l’instruction, et encore hier pendant l’audience, de changer de version dans la narration des faits, ce qu’il raconte des trois journées précédant les attentats paraît aussi embrouillé que suspect.

On sait que le 5 janvier, il a passé plus de cinq heures en voiture avec Coulibaly, parcourant la région parisienne d’un rendez-vous à un autre, Coulibaly rencontrant alors tous ses interlocuteurs logistiques : Polat, Ramdani et Prévost, comme si ce jour-là se concluaient les préparatifs des attentats. De fait, tandis que la voiture est à l’arrêt sur le parking d’un centre commercial, Pastor découvre dans le coffre un sac rempli d’armes. Il les touche, ainsi explique-t-il la trace de son ADN. Il aurait alors choisi de ne rien dire à Coulibaly : il aurait eu peur.

Il y a toutes sortes d’incohérences dans son récit. Une histoire de sophrologue à dormir debout qui vise à maquiller ses allées et venues. Une accumulation de mensonges qui se retournent contre lui, une Clio qui disparaît, une parka aussi, un ordinateur où Coulibaly avait peut-être branché une clef USB et qu’il vend au frère d’un garagiste, tout de suite après avoir vu les attentats à la télévision. Il se débarrasse de tout : « C’est la peur, dit-il. Je suis une merde ».

Le mot « merde », il ne cesse de le répéter. Parlant des mensonges qu’il se met à tisser lors de ses auditions, il dit : « Je me suis mis à raconter de la merde ». D’autres signifiants circulent comme des lapsus en liberté : juste après les attentats, un type, sur une écoute téléphonique, l’appelle : « Mon frère Charlie », et ajoute : « al-Dawla », qui signifie État islamique. Le mot flotte dans son environnement, comme un poison, comme un virus. Pastor, lui, parle d’ « abîme » : « J’étais dans les abîmes », dit-il.

Et de fait, la détresse de Pastor semble s’élargir à mesure qu’il parle, comme si, en modifiant sans cesse son propos, il ne faisait que creuser son propre vide, ce trou entre « la merde » et « l’abîme », dans lequel sa vie depuis plusieurs années ne fait que sombrer.

C’est effrayant de voir quelqu’un sombrer. Les yeux perdus de Pastor Alwatik sont une image de la noyade, quelque chose de suicidaire traverse son marasme : « J’ai raconté beaucoup d’inepties et celui qui en paiera les conséquences, c’est moi. De toute façon, ma vie est foutue », dit-il.

À quoi un homme qui sombre peut-il se raccrocher  ? Il y a chez Pastor Alwatik une demande d’identité urgente, quasi morbide : son nom même est double, à la fois musulman et juif. Il possède deux prénoms, qui obéissent eux aussi à la division qui le définit. On l’appelait « le Juif », quand il était petit. « Je suis à moitié juif, moitié catholique, moitié musulman », dit-il drôlement (et dans ce débordement de la logique, il faut entendre, plutôt qu’une maladresse, la vérité même de son surcroît impossible, une dérive intérieure de son identité, la schizoïdie intenable de ses origines).

Se cherche-t-il  ? C’est l’évidence. Ce marocain musulman qui fait shabbat avec la famille de sa sœur convertie au judaïsme, et porte alors la kippa, ne sait pas où se trouver. Peut-on habiter son propre déchirement  ? Cela s’appelle la folie. Pastor Alwatik, lui, remplit cette vacance hallucinée par un amour inconsidéré envers sa mère : il ne parle que d’elle. Il dit : « Je suis son dieu ». La relation entre eux est vertigineuse : tandis qu’il est en prison, elle déclenche un cancer. Il se sent coupable, et en sortant, pour retrouver le chemin, cherche à se marier.

La question du mariage est ici fondamentale. Car c’est là que revient Coulibaly : l’ami devient le « marieur ». Coulibaly va lui fournir une femme. Ainsi Pastor se marie-t-il avec une « femme religieuse », autrement dit une salafiste. La mère de Pastor s’oppose à ce mariage : une femme intégralement voilée, elle appelle cela une « ninja ». Pastor et la « ninja » se marient contre l’avis de la mère  ; le mariage est un désastre. Pastor va jusqu’à partir en « voyage de noces » avec sa mère, non avec sa femme (je n’ose écrire qu’ainsi se réalise symboliquement l’inceste, en tout cas la substitution entre la mère et la mariée a lieu avec une netteté remarquable).

Pastor Alwatik semble tirer parti, durant son témoignage à la cour, de cette mésaventure qui l’exonère de tout radicalisme : l’intégriste c’est elle, et lui se met en scène comme un homme qui souffre de la règle religieuse. Il se plaint de ne plus avoir de télévision, il ironise sur le voile intégral : « On voit le visage, mais la tente Quechua, quoi. » On se dit alors que ce mariage raté est la garantie de Pastor : s’il a divorcé d’une « femme religieuse », c’est qu’il est modéré.

Mais voici que dans l’après-midi apparaît cette femme. Elle vient témoigner à la barre, elle s’appelle Chaineze Hamouche, elle est entièrement voilée, on ne discerne que ses yeux, et encore sont-ils recouverts par des lunettes. Je reparlerai d’elle en détail demain, car son témoignage a tout changé non seulement à l’image qu’on se faisait de Pastor, mais à ce procès lui-même : son témoignage est un événement.

Événement juridique, mais aussi événement politique. En effet, durant plus de trois heures, souffrant de crampes qui l’obligeront à continuer à parler assise, Chaineze Hamouche va donner à la cour la clef d’un procès qui jusqu’à hier était verrouillé dans la dénégation de son objet idéologique : elle va désigner en Pastor le jihadiste qu’il dissimulait, et le désignant ainsi, va faire exploser la chape de mensonges qui protégeait le box des accusés, chacun d’entre eux ne cessant à peu de frais de camoufler son rapport avec l’Islam radical.

Alors qu’on était enclin à la voir, elle, comme l’intégriste du couple (ce que Pastor avait intérêt à faire accroire), voici qu’elle raconte une scène qui change tout. Pastor a invité à la maison Coulibaly et sa femme Hayat Boumedienne. Les hommes sont d’un côté, les femmes de l’autre, et la porte est entrouverte. Un homme les accompagne qui n’était pas prévu, c’est Mohamed Belhoucine (qui s’est enfui la veille des attentats en Syrie), elle ne le connaît pas, il va parler pour le couple, c’est un « rappel religieux », il est là pour les conseiller puisque le mariage va mal, elle s’attend à un sermon sur la patience dans le mariage, et voici, dit-elle, qu’« on me faisait une exhortation » : « Le rideau se levait, on disait qui était qui ». En effet, le discours de Belhoucine « incitait à la haine et à la rébellion ». Cette salafiste assumée reconnaît en lui l’idéologie takfiriste, qui prône l’extrémisme jusqu’à la mort des ennemis de l’Islam. Elle quitte la chambre, et dans la voiture se dispute avec Hayat Boumedienne, la femme de Coulibaly, qui l’accuse d’insinuer qu’ils sont des « chiens de l’enfer ».

Chaineze Hamouche déroule alors lentement, mais fermement, son accusation  ; et tandis que les avocats de la partie civile vont exiger ces précisions dont ils étaient privés depuis un mois et demi à cause de l’omerta à laquelle s’adonnent les accusés, elle va faire le portrait, touche après touche, d’un Islam radical, anti-juif, un Islam qui « souille l’Islam », une « secte », dit-elle, où l’on prône le jihad, où l’on regarde des vidéos sanguinaires, où l’on justifie les attentats. Cette femme répudiée par Pastor Alwatik le démasque tranquillement. Le miroir se retourne alors sur le box des accusés, il est aveuglant de clarté."

Voir "Procès des attentats, trentième jour : le rideau s’est levé".



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