Revue de presse

Ph. Brunet : « Après la censure, pourquoi nous jouerons Les Suppliantes d’Eschyle » (Le Figaro, 21 mai 19)

Philippe Brunet, professeur à l’université de Rouen et metteur en scène de la pièce. 22 mai 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"[…] Que la situation des « Noirs » soit difficile et nécessite une lutte vigilante dans nos sociétés européennes, c’est sûr. Que le passé colonial reste marqué à jamais dans les corps et les consciences, c’est une évidence. Mais il ne faudrait pas, à l’inverse, par un racialisme paradoxal, condamner tout ce qui, dans le théâtre ou ailleurs, favorise l’échange culturel, l’empathie, la réciprocité, sous le prétexte qu’on aurait le droit de ne parler que de soi ! Surtout lorsqu’il s’agit d’une pièce qui fait l’éloge de l’hospitalité et valorise l’apport africain à la source même de notre culture. Le « Noir » peut être représenté par un « non-Noir », à l’aide de tous les artifices de l’art théâtral, parce que toute beauté suscite l’hommage de l’imitation. Il n’est pas souhaitable de cantonner le « Noir » à des emplois de « Noirs », pas plus que le « non-Noir » à des emplois de « Blancs ». Ici, dans l’actuelle distribution, toujours fragile et recommencée, ce ne sont pas des « Noirs » qui jouent les Égyptiens, mais des gens de toutes origines qui se maquillent ou portent le masque. J’ai utilisé hier le maquillage facial, j’utilise aujourd’hui le masque, sans renoncer au maquillage, ni à la lumière qui les met en valeur, non pour cacher des acteurs qui ne seraient pas à leur place, mais pour donner naissance à des personnages. Le personnage (du latin, persona, le masque) n’est pas la nature : c’est un défi à atteindre, à construire, pour l’acteur qui le porte.
Le poète est multiple, pluriel, épris de l’Autre, et ne saurait se réduire ni à soi, ni à une identité déterminée, à moins de se condamner au silence

La compagnie, tout récemment, interprétait un extrait d’Antigone dans le décor conque du Conservatoire. Deux hommes ont joué Antigone et Ismène. J’ai eu l’immense honneur de tenter de faire passer la voix et le geste sublimes d’Antigone, une voix et un geste pris entre l’horreur du présent et l’inaltérable beauté de l’Amour, avec mon corps et ma voix, qui, dans la vie, ne sont pas ceux d’une jeune fille, et n’ont rien d’inaltérable. Le comédien Henri de Sabates, avec son énorme voix et sa forte stature, jouait la fragilissime Ismène.

Pourquoi vouloir jouer l’Autre que soi ? Parce que, depuis Homère, le poète est multiple, pluriel, épris de l’Autre, et qu’il ne saurait se réduire ni à soi, ni à une identité déterminée, à moins de se condamner au silence. Empêcher quelqu’un d’aller vers les autres, cliver des publics, assigner une place prédéterminée à tel ou tel, l’enfermer dans une couleur ou dans un langage, c’est faire le jeu de tous les racismes et de tous les fascismes.

Mettre en scène la vieille tragédie d’Eschyle aujourd’hui ne nous arrache pas à l’historicité de toute mise en scène. Mais c’est sa jeunesse et son altérité que nous allons chercher. Mettre en scène ne signifie pas rabattre la richesse immense de la tragédie sur le présent au nom d’une actualité indispensable. J’ai renoncé aux kalashnikovs, aux Zodiacs, aux gilets de sauvetage, aux bouteilles de plastique des informations télévisées.

Le mythe pour Eschyle était une abstraction, certes, réincarnée dans l’ici et maintenant du théâtre, mais réincarnée en tant que mythos, à travers le rite du jeu théâtral, pas en tant que réalité. Tout spectateur comprend que la réalité des migrants et des barques qui traversent aujourd’hui la Méditerranée existe ; que les frontières existent ; que les migrants qui fuient les violences de la guerre et les sinistres abjections du viol, de la torture et du meurtre existent. On peut montrer ces réalités pour les dénoncer, et les faire voir, palper, entendre. On ne peut de toutes les façons ni les éluder, ni les effacer. La tragédie ne montre pas la réalité. Elle se place sur le seuil, à la limite du visible. Ne pouvant nous transporter hors scène, elle raconte, joue avec les symboles, avec les vieux récits. La réalité nourrit les images.

« Zeus, dieu des réfugiés… » Un mot suffit, et voici que commence le miracle du théâtre tel que l’ont inventé les Grecs, celui qui consiste à faire voir par le langage. Nous sommes à la lisière du réel, au bord de la représentation. Sur la rive de la mer. Aux abords d’une cité. Ici le sanctuaire, le tertre de Zeus, est le poste-frontière qui devrait garantir la sécurité des étrangers. À la frontière du présent et du passé. Au seuil du hors-scène. À la lisière d’identités suggérées par le jeu. L’histoire du mythe se réinvente sous nos yeux. Un seul mot, et le sens est donné. La salle devient le sanctuaire d’une actualisation tout éphémère où des comédiens, jeunes ou moins jeunes, hommes ou femmes, francophones ou non, accomplissent un rite citoyen, plaçant leurs pas dans les pas de leurs lointains prédécesseurs.

Contrairement à Eschyle, qui faisait parler la même langue à tous ses personnages, le metteur en scène d’Eschyle doit ménager au moins deux langues : l’ancienne, le grec, et la moderne, la langue de traduction. J’ai laissé le grec à une partie des chants, ainsi qu’aux Danaïdes lorsqu’elles s’expriment en étrangères. Le grec devient ainsi la langue barbare ! J’ai dû susciter un personnage d’Interprète pour dire la traduction, un double du roi, une sorte de satyre ou de fou. Obéissant aux mêmes formes métriques, le grec et le français s’équivalent et appellent les mêmes pas. Le plus étrange, le plus opposé à nous-mêmes, ce n’est peut-être pas la couleur des Étrangers, mais les lois de l’harmonie oubliée qui réglaient le geste et la voix, l’architecture et la musique, la danse et la prosodie, toute cette respiration, cette battue, ce goût organique et cosmologique du rythme : le défi de ce qu’il nous faut reconquérir au cœur de notre enseignement, pour exploiter le trésor que notre tradition théâtrale, contrairement aux théâtres d’Asie qui l’ont gardé vivant, a longtemps préféré garder enfoui."

Lire "Philippe Brunet : « Après la censure, pourquoi nous jouerons Les Suppliantes d’Eschyle »".


Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Pièce d’Eschyle empêchée à la Sorbonne (mars 19) (dans "Appropriation culturelle") (note du CLR).



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