Revue de presse

P. Raynaud : La laïcité républicaine présuppose que "les convictions religieuses restent relativement discrètes dans le débat public" (Le Figaro, 20 fév. 19)

Philippe Raynaud, professeur à l’université Panthéon-Assas, spécialiste de philosophie politique. 21 février 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Philippe Raynaud, La laïcité. Histoire d’une singularité française, Gallimard, 2019, 256 p., 21 €.

"EXCLUSIF - Dans son nouvel ouvrage, "La Laïcité, Histoire d’une singularité française" (Gallimard), en librairie demain, Philippe Raynaud conjugue récit et analyse pour éclairer ce que signifie, en France, la laïcité, indissociable de notre histoire tourmentée, et comprendre ses difficultés actuelles. "Le Figaro" publie, en exclusivité, de larges extraits de ce livre événement.

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"[…] Comme aimait à le dire Jules Ferry, la laïcité de l’État n’avait certes pas pour objet de supprimer la liberté des croyants, mais elle devait néanmoins protéger l’ensemble des citoyens contre les tentatives d’une partie de la société religieuse pour dominer la société civile. Inversement, le succès de la République laïque n’était possible que parce que celle-ci était finalement acceptable aux yeux d’une France restée majoritairement catholique. […] La France républicaine restait donc tributaire de son passé catholique par le simple fait de sa place géopolitique dans le monde des années 1900. Elle était également régie dans ses mœurs et dans ses manières par tout un système de normes qui, si sécularisées qu’elles fussent, n’étaient pas en rupture avec le monde antérieur. Nous l’avons vu à propos des discussions sur la « morale laïque », dont Jules Ferry pouvait dire de bonne foi qu’elle n’était rien d’autre que « la morale de nos pères » alors même qu’il proposait une morale « sans Dieu » et que, sur une question aussi fondamentale que celle du divorce, la République avait délibérément refusé les exigences de l’Église.

Si les républicains n’avaient certes pas la même conception de la nature que les catholiques imprégnés de thomisme, ils croyaient comme eux à l’existence d’une morale naturelle. Cette morale devait reposer sur des convictions intimes pour être authentique, mais elle n’était pas séparable de l’existence d’une moralité publique inscrite dans les normes d’un droit positif qui n’ignorait pas la distinction du bien et du mal.

Le choc des revendications venues d’Amérique

[Désormais], la valeur primordiale est l’authenticité : le sujet ne veut pas seulement jouir des libertés civiles et politiques, il veut que la société lui permette d’être pleinement lui-même, et la maxime suprême de la nouvelle morale est : Be yourself. Mais le sujet se perçoit lui-même comme tributaire d’identités collectives multiples qui ne doivent plus seulement être « tolérées », et dont il veut aussi qu’elles soient « reconnues » comme pleinement légitimes. Son « orientation sexuelle », ses convictions religieuses et les signes qui les manifestent, la langue du groupe minoritaire dont il est issu doivent se voir reconnaître une dignité égale à ceux de la « majorité » dominante et, de ce fait, ils ne peuvent plus être cantonnés dans la « sphère privée ».

Non sans raisons, on considère souvent que la culture française, qui se veut « universaliste », a résisté plus que d’autres à l’émergence de ce nouveau paradigme « pluraliste » et « multiculturaliste », et la question de la laïcité est un bon exemple des difficultés posées par ces aspirations nouvelles. Dans sa version classique, la laïcité républicaine est en effet fondée sur la neutralisation des querelles religieuses ; elle présuppose idéalement, ou fictivement, que tout en étant respectées dans la sphère privée, les convictions religieuses restent relativement discrètes dans le débat public. Cette forme particulière de civilité politique devient plus difficile à pratiquer, et même à comprendre, si les citoyens attendent que la politique prenne en compte leurs identités multiples et non plus seulement leurs intérêts matériels et leur liberté. Elle est évidemment ébranlée lorsque, comme c’est de plus en plus souvent le cas, les porte-parole des « minorités » mettent en question l’universalisme « républicain » comme le masque hypocrite de la domination de la majorité (blanche, masculine, chrétienne, etc.). […]

[La demande de reconnaissance] n’est pas en effet sans relation avec ce que Hobbes appelait la « vaine gloire » ou la « fierté », qui est selon lui, avec l’appât du gain et la recherche de la sécurité, une des principales causes de conflits entre les hommes ; la Glory les fait entrer en guerre « pour des bagatelles, comme un mot, un sourire, une opinion différente, et tout autre signe de sous-estimation, [qui atteint] soit directement leur personne, soit indirectement leurs parents, leurs amis, leur nation, leur profession, ou leur nom ». Il n’est pas certain que tout cela ait entièrement disparu dans les demandes de reconnaissance d’aujourd’hui, qui ne tendent pas toujours à pacifier les relations sociales.

Le défi sans précédent de l’islam

Les vicissitudes en partie inédites que rencontre la laïcité depuis qu’elle est confrontée à la réalité de l’islam sont sans doute considérables, mais elles ne doivent pas conduire à rompre avec un système de principes et de pratiques qui est au cœur de la construction républicaine. La laïcité ne s’est jamais réduite à un principe simple de « séparation de l’Église et de l’État ». Elle suppose certes que l’État s’interdise d’attaquer les croyances religieuses, mais elle demande beaucoup aux religions : celles-ci ne doivent pas seulement accepter que la société n’obéisse pas à la loi divine, elles doivent reconnaître en pratique que la « vérité » qu’elles proclament n’a aucun privilège particulier et même qu’elle doit céder le pas devant les vérités ou les vertus profanes. Or, c’est précisément cela que, au-delà des querelles sur le voile ou sur la nourriture halal, la religion musulmane a du mal à admettre. […] Dans la France d’aujourd’hui, où la Révolution française est terminée, et où la nation n’est plus le cadre unique du débat politique, le consensus moral sur lequel reposait le monde « catholaïque » a disparu et les critiques les plus virulentes contre la laïcité n’émanent plus de l’Église catholique mais d’une religion nouvellement apparue dont rien ne garantit que la République laïque soit en mesure de la comprendre. […]"

Lire "Philippe Raynaud : « La laïcité, un principe intimement lié à l’exception française »".



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