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P. Kessel : "De l’AFP au Matin : la liberté de la presse" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 30 septembre 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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À l’Agence France Presse, j’ai pris conscience que, fraîchement sorti de l’université avec de beaux diplômes, je ne savais pas grand-chose. C’est dans la cathédrale du journalisme, ce bel immeuble de verre alors tout moderne, le saint des saints de l’information, que j’ai appris le métier, les règles déontologiques qui font qu’une dépêche doit être vérifiée, sourcée, objective, que l’analyse ne se confond jamais avec le commentaire. Une règle éthique du même ordre que celle qui interdit à l’instituteur de confondre le programme qu’il enseigne avec ses propres convictions. Ainsi une bonne dépêche pouvait-elle être reprise le lendemain par le Figaro et l’Humanité. C’était là mon humble fierté. Humble parce qu’à l’instar des compagnons bâtisseurs de cathédrale, le rédacteur d’agence ne signe quasiment jamais son travail. Il s’efface derrière. Rigueur et modestie constituent les lois fondamentales des journalistes d’agence qui, pour ces raisons, sont nombreux, après quelques années d’un dur apprentissage, à être sollicités par les grands titres de la presse écrite et audiovisuelle.

Onze années après avoir débuté au desk éco qui ouvrait au petit matin, puis avoir couvert quasiment jours et nuits les débats tumultueux du parlement sur les grandes réformes du début des années 80, alors que je m’apprêtais à concrétiser mon rêve de jeunesse et à partir comme correspondant à l’étranger, mon ami Paul Parizot, un ancien de France Soir de Pierre Lazareff, héritier de La Défense de la France, journal clandestin de la Résistance, m’invite à rejoindre Le Matin de Paris. Le nouveau patron, Max Théret, souhaite me confier la rédaction en chef du service politique afin, me dit-il, d’équilibrer l’imposante et imprévisible personnalité de Max Gallo à la direction. Avec Paul, nous étions très impliqués dans le syndicalisme journalistique. Il avait exercé des responsabilités à la CFDT et moi-même j’assumais une vice-présidence à l’Union nationale des syndicats de journalistes (UNSJ) ainsi qu’à l’Union internationale des syndicats de journalistes. Au sein de l’instance internationale, nous nous battions pour la liberté de la presse en Pologne alors que les informations télévisées y étaient présentées par des journalistes en uniforme. C’était l’époque où le général Jaruzelski réprimait le syndicat Solidarnosc, faisait arrêter ses militants et son responsable Lech Walesa, cet électricien qui devait le remplacer à la tête de la Pologne et court-circuiter l’URSS. Je n’avais guère de sympathie pour cet incontestable leader syndical qui devait être honoré du Prix Nobel de la Paix en octobre 1983, mais ne sut garder pour lui son attachement aux positions les plus réactionnaires de l’Église polonaise.

Nous essayons en vain avec Paul et l’Union des syndicats de journalistes d’obtenir du gouvernement de gauche qu’il fasse appliquer la loi contre les monopoles de presse. En particulier au groupe dont le propriétaire, Robert Hersant, avait été condamné en 1947 à dix ans d’indignité nationale pour collaboration avec l’Allemagne nazie, même s’il avait bénéficié d’une amnistie générale en 1952. Le groupe possédait alors près de 40% de la presse nationale et un cinquième de la presse régionale. Pour rappel, après avoir milité avant-guerre aux jeunesses de la SFIO à Rouen, le futur magnat de la presse fonde après la défaite de 1940 Jeune Front, un groupuscule néo-nazi, soutient Au Pilori, journal antisémite des plus extrémistes, collaborationniste et subventionné par les autorités allemandes. Nous ne comprenions pas les raisons de la protection dont semblait jouir Robert Hersant, sinon qu’elles devaient être sérieuses pour qu’il se fasse élire député pendant sept mandats, tour à tour, sous l’étiquette radical-socialiste, non-inscrit, gaulliste puis UDF ! Cette atmosphère nauséabonde de petits arrangements informels avec la mémoire nationale, comme ce devait également être plus tard le cas pour René Bousquet et Paul Touvier, était tout simplement inacceptable. Sans jouer aux vierges effarouchées, il est des moments où la morale doit primer sur le cynisme politique. Mais le pays ne voulait pas savoir. Pas encore.

Max Théret, patron de la Fnac, venait donc de racheter Le Matin de Paris, quotidien autrefois de droite, désormais de tendance socialiste. Max s’était engagé jeune chez les trotskistes, où il avait connu Paul et un certain Fred Zeller. Il avait contribué à faire passer clandestinement aux républicains espagnols des armes que leur refusait le gouvernement français du Front populaire, alors que l’aviation allemande bombardait Guernica. Pour cette génération de militants de gauche, le soutien aux républicains espagnols constituait la grande cause, comme devait l’être le Chili d’Allende pour la mienne. Une confiance naturelle s’installait entre nous comme si nous recevions de nos aînés l’héritage sacré d’une foi laïque.

Devenu homme d’affaires, Max avait conservé une proximité avec les socialistes et des attaches légendaires avec la jeune garde trotskiste. François Mitterrand avait facilité l’opération de rachat, me dit-il sans me donner trop de précisions. Il s’agissait d’équilibrer l’info quand la majorité des titres cognait dur sur le gouvernement même si c’était parfois avec raison. La fabrique de l’opinion à grande échelle en était encore à ses prémisses et la gauche était grandement dépourvue de moyens et de savoir-faire. Elle avait besoin d’un support médiatique. Certains rêvaient de racheter France Soir. Un projet fut élaboré. J’étais de ceux-là. Il fallait un journal populaire à la gauche, traitant de politique mais aussi de sport, de spectacles, de la mode, de la vie vraie avec son lot de faits divers. L’opération échoua. Théret fut sollicité par Claude Perdriel, patron d’un groupe de presse et notamment du Nouvel Observateur pour racheter Le Matin, qu’il convenait de sauver d’une situation devenue financièrement précaire. Ainsi devient-il en 1985, le PDG du Matin de Paris.

Max Gallo, ancien porte-parole du gouvernement, brillante et prolixe plume romancière, est nommé directeur de la rédaction. Avec lui débarquent des amis, visiteurs du soir, tel François Hollande, qui nous apportent des informations et des réflexions de bonne source. Pour autant, la méconnaissance des salles de rédaction et le caractère impétueux de Gallo conduisent Théret à faire venir plusieurs journalistes afin, me dit-il, de garantir une certaine indépendance du journal.

D’entrée un climat difficile s’installe entre les deux Max. Gallo voulait un quotidien de haut niveau intellectuel avec de grandes plumes, un outil de soutien au gouvernement. Théret avait clairement fait le choix d’un grand quotidien populaire, de gauche sans équivoque mais indépendant. C’est sur ce projet que j’avais choisi de rejoindre Le Matin. De toute façon entre Le Monde et Libération, il n’y avait de place que pour un support d’un autre type. Quant aux quotidiens de parti, ils avaient tous fait naufrage. Deux projets rédactionnels, mais aussi culturels et politiques, s’affrontèrent. La rédaction tint le coup et produisit un certain temps un bon journal grâce à la qualité professionnelle des journalistes qui se succédaient à la rédaction et dont un certain nombre réalisèrent par la suite une belle carrière, en particulier Ruth Elkrieff qui opta pour une chaîne d’information en continu.

Max Théret, Paul Parizot, André Drom Chester, Gérard Rosenthal, Fred Zeller et quelques autres, au passé trotskiste, transformé au fil des ans en une légende chaleureuse autour de la mémoire du Vieux, avaient aussi contribué à la Résistance, ce qui avait renforcé leur complicité. C’est presque naturellement que nombre d’entre eux se retrouvèrent dans la seule association qui ne leur imposait aucun pedigree, aucune adhésion idéologique et les respectait pour ce qu’ils étaient, des hommes qui avaient eu le courage de s’engager aux heures difficiles. De la même façon qu’au lendemain de Mai 68 le Grand Orient accueillit des étudiants un peu désabusés et en quête d’idéal, cette génération avait rejoint les loges où elle imprimait une dynamique nouvelle.

À la différence de certains trotskistes maintenus encartés dans les formations autour de la IVe Internationale, ils ne pratiquaient pas l’entrisme pour tenter de faire main basse sur le Grand Orient comme telle était leur stratégie dans les structures associatives, syndicales et politiques auxquelles ils adhéraient. La politique politicienne, ils en avaient soupé ! Toutes les tentatives de ce type ont d’ailleurs échoué depuis que l’empereur Napoléon plaça de façon autoritaire son frère à la tête de l’obédience. Bien au contraire, ils imprimèrent un souffle nouveau à l’obédience qui avait subi une lourde hémorragie pendant la guerre. Bientôt, avec d’autres anciens et quelques étudiants, nous allions constituer "la bande à Zeller".

Cette consanguinité philosophique conduisit-elle au contrôle du Matin par la franc-maçonnerie ? Bien évidemment pas. Le Grand Orient s’est toujours fait le défenseur de la liberté de la presse et il a toujours eu dans ses loges des frères, et désormais des sœurs, journalistes, éditorialistes, secrétaires de rédaction, techniciens et directeurs. Sans confondre les genres. Sous les présidences de Jacques Mitterrand, de Fred Zeller, de Roger Leray, de Paul Gourdot, il organisa des colloques et adopta des prises de positions très fermes sur la liberté de l’information. Henri Caillavet y prit notamment la parole pour fustiger la menace des concentrations. Michel Tubiana fut un des acteurs de la bataille en faveur des radios libres. Il était impensable, aussi fermes qu’aient pu être nos convictions, de confondre les médias avec un inconditionnel soutien à un parti ou à un homme. Nous avions l’ambition de remonter un quotidien d’information nationale de gauche qui faisait si cruellement défaut, tout en revendiquant pleinement sa totale indépendance. Certains ministres et conseillers nous firent savoir sur le ton de la confidence amicale qu’ils s’attendaient à davantage de soutien de notre part. Constituée de journalistes plutôt de gauche, l’équipe politique du Matin entendait d’abord être libre. Elle le fut.

Plusieurs occasions d’en témoigner se présentèrent rapidement. D’abord un face à face télévisé entre le Premier ministre Laurent Fabius et Jacques Chirac, le leader de l’opposition. Comme toujours, les lecteurs ne le savent pas, les éditorialistes doivent écrire leur texte avant la fin du débat car l’impression du journal et sa livraison ont leurs exigences. À vingt minutes de la fin, j’écrivais, parce que je le pensais, que Fabius avait été meilleur. Comme dans les finales de football, le dernier quart d’heure fut chiraquien et permit au maire de Paris de marquer des points décisifs. Le lendemain, Le Matin était le seul quotidien national à titrer en faveur du Premier ministre. C’était bien la preuve que nous étions inféodés au pouvoir ! Il commençait à devenir difficile d’exprimer une opinion, fût -elle erronée, sans être aussitôt suspecté de connivence. L’ère de la transparence annonçait le crépuscule de la confiance. Nous ne le savions pas.

L’affaire du Rainbow Warrior, navire de l’organisation écologiste Greenpeace, coulé par les services secrets français le 10 juillet 1985 à Auckland en Nouvelle Zélande, alors qu’il s’apprêtait à appareiller pour l’atoll de Mururoa afin de protester contre les essais nucléaires français, constitua une autre occasion de tester mon degré d’indépendance.

Le Matin avait couvert l’évènement comme les autres supports de presse. En réalité, nous disposions de peu d’informations et étions tentés de considérer cette aventure comme une péripétie digne d’un nouvel album de Tintin. Nous apprîmes bientôt que l’opération avait fait un mort, Fernando Pereira, photographe et membre de l’équipage. Ce n’était plus un fait divers advenu au bout du monde mais désormais une affaire grave qui explosait au cœur du système français. La police néo-zélandaise arrêta les deux auteurs présumés, les faux-époux Turange, faux touristes suisses, qui se révèleront être le commandant Alain Mafart et le capitaine Dominique Prieur, agents de la DGSE. On apprendra plus tard qu’ils avaient le soutien de trois nageurs de combat en canot pneumatique dont le pilote était le frère de Ségolène Royal. Mais sur le moment, nous n’avions que bien peu d’éléments pour nourrir notre plume.

Le cabinet du ministre de la Défense, Charles Hernu, le savait qui, confidentiellement, suggère alors quelques pistes qui se révèleront toutes fausses. Je connais Charles depuis longtemps. Il a toujours été d’un abord facile et pratique le langage direct. Il ne fait pas mystère de son appartenance au Grand Orient. Son fils Patrice, un temps proche du PS, un temps de l’UDF, est impliqué avec les jeunes à la Fraternelle des étudiants. Mais pas moyen de contacter directement le ministre. Les tentatives de manipulation des médias fusent. Greenpeace se préparerait à une campagne virulente et agressive. Les services secrets français soupçonneraient l’association écologiste d’être financée par des organisations proches de l’appareil de propagande soviétique et d’espionner les essais nucléaires…

Ainsi courent les rumeurs les plus invérifiables.

L’affaire prend une dimension politique dangereuse pour le pouvoir. Charles Hernu nie toujours toute implication de la DGSE. Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, lance une enquête de police et laisse fuiter des infos vers la presse. On évoque une rivalité entre les deux hommes, tous deux fidèles du président. François Mitterrand commande un rapport au conseiller d’État Bernard Tricot, qui blanchit le service d’espionnage mais suscite les doutes du Premier ministre, Laurent Fabius, qui n’a pas été mis au courant de l’opération et déclare à la presse qu’il nie toute implication du gouvernement.

Difficile d’assumer son travail de journaliste dans de telles conditions. Ce qui touche aux services de renseignement n’est évidemment jamais transparent. Mais le doute n’est plus permis. Notre directeur de la rédaction ne nous transmet aucune information alors qu’il est toujours en relation directe avec le château. La suspicion gagne désormais les plus hautes sphères du pouvoir. Le ministre de la Défense persiste et signe jusqu’au bout, contre les évidences. Si la DGSE est bien impliquée, elle n’a pu agir sans le feu vert de son directeur général et, plus embarrassant, sans celui du président de la République. L’effervescence est grande dans toutes les salles de rédaction, celle du Matin en particulier. La direction de la rédaction semble vouloir retarder les échéances comme si la révélation d’un évènement de dernière heure allait renverser l’évidence des conclusions à tirer.

Le matin même, dans mon courrier, je reçois une épaisse enveloppe en papier kraft contenant des photocopies de documents. Vrais ? Faux ? Les documents confirment l’identité des agents français et concluent à leur responsabilité. Mais aucune signature. Aucune identification utilisable. Nous baignons en plein roman de John Le Carré, un de mes auteurs préférés. Mais cette fois, ce n’est pas de la littérature. Mes amis du gouvernement ont-ils trempé dans ce qui constitue bien un crime ? Ma première crainte est bien évidemment celle d’être manipulé. Ces documents ne sont pas signés. Leur source n’est pas identifiable. Qui me les a fait suivre ? Cette situation est plus fréquente que ne l’imaginent les lecteurs. Il arrive que les grandes enquêtes des journalistes dits d’investigation soient, au moins à l’origine, le fait de dénonciations, de vengeances, de règlements de compte, de fuites, en dépit du secret de l’instruction censé protéger l’exercice de la justice. La question vient vite sur les lèvres : à qui profite le crime ? Des réponses fusent. Serait- ce une raison pour conserver l’information par devers soi et se ranger dans le camp des censeurs ?

Même si la révélation des faits va menacer jusqu’au président de la République, la mission d’un journal, qui plus est de gauche, doit à l’éthique de les publier. Je rédige un éditorial qui conclut à la responsabilité des agents de la DGSE. Et je m’appuie sur une dépêche que l’AFP vient de publier et qui va dans le même sens. Le 20 septembre, Charles Hernu démissionne, Pierre Lacoste, le patron de la DGSE, est limogé et le Premier ministre, Laurent Fabius, probablement tenu à l’écart, est contraint d’admettre que les services secrets français ont bien mené l’attaque contre le Rainbow Warrior. La France devra présenter des excuses officielles et payer réparation.

Quant à moi, je suis poursuivi en justice et condamné pour avoir repris dans mon éditorial l’information sur l’identité des faux époux Turange. Bien que j’aie cité dans mon texte la dépêche AFP comme source, celle-ci ne sera pas poursuivie, mais Le Matin et moi serons condamnés. Ce sera l’unique fois de ma vie. Le défenseur des services de renseignement, un brillant avocat, lieutenant-colonel de réserve, à qui les arcanes de ces services ne sont pas inconnus, est un vieil ami, de surcroît frère de ma loge : il démontre à ceux qui imaginent des connivences et des arrangements de tous les instants entre maçons que la fraternité n’empêche en aucune sorte chacun d’assumer ses devoirs quels qu’ils soient.

Les désaccords sur la ligne du journal, l’autoritarisme du directeur de la rédaction, les tensions qu’ils suscitent, me conduisent à me retirer. De cette expérience je n’ai tiré aucun avantage. Bien au contraire. Lorsque sous la pression de la situation financière Max Théret est contraint de vendre Le Matin à de curieux associés italiens, je quitte le journal dans de bien mauvaises conditions. Je deviens ainsi un des rares journalistes à n’avoir jamais bénéficié de la clause de conscience qui permet heureusement à des confrères de recevoir de légitimes et parfois substantielles indemnités lorsque les médias et leurs collaborateurs sont vendus comme de simples marques de conserves. Je ferai ainsi la découverte concrète du chômage et de la chute sociale qui l’accompagne. Combien d’amis, de camarades, d’élus, de conseillers des princes, qui souhaitaient quelques jours plus tôt encore inviter à déjeuner dans les meilleurs restaurants parisiens le rédacteur en chef politique, pour lui glisser une information à l’oreille, une vilenie confidentielle à l’encontre d’un concurrent, ou bien pour solliciter un petit article en faveur de leur action ou de leur personne, n’avaient plus même le temps de me prendre au téléphone ! Je le savais. Désormais je le vivais. Superbe ironie de l’histoire, je retrouverais certains de ces personnages qui m’avaient fermé leur porte quand, après quelques mois, je quittais le chômage pour les ors d’un cabinet ministériel. Pour reprendre la belle expression de Roger Couderc, commentateur de l’ovalie à la télé, "les mouches avaient changé de coche".

La solidarité chaleureuse de quelques amis sincères, venus spontanément vers moi alors que, comme souvent en pareil cas, se mêlent embarras professionnels et ruptures familiales, me rendit confiance dans le genre humain. Je pense à Claude Gruzka, un frère de ma loge, qui déboula sans s’annoncer un petit matin chez moi, son carnet de chèques à la main, me proposant de m’avancer ce dont j’avais certainement besoin dans cette phase difficile. La fraternité, troisième terme de la trilogie des francs-maçons, celle des maçons "de base", se révéla n’être pas un trompe-l’œil.

Je ne reviendrai jamais plus à ce merveilleux métier dont, adolescent, j’avais aimé la caricature romantique portée par les Monfreid, London, Kessel, aventuriers, baroudeurs, découvreurs, hédonistes. Joseph Kessel m’en avait donné le goût. Je n’étais pas encore adolescent et ce jour-là, sur les genoux de Jeff attablé à la maison avec mes parents, je l’écoutais, émerveillé, conter quelques-unes de ses récentes tribulations. L’enfant était subjugué par ce conteur hors pair, ce magicien des mots, le regard profond, la chevelure hirsute, le visage buriné, la voix douce. À la fin du récit, il me demanda tout de go "Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?" La question embarrassante pour tous les jeunes qui, à sept ou huit ans, ne savent pas encore y répondre. Je me surpris moi-même en prononçant ces mots spontanément échappés de ma bouche : "Je serai journaliste ! - Fais donc des études et apprends un vrai métier, celui-ci est foutu", me dit-il sur le ton d’un vieux sage qui voit loin. Ce jour-là, je décidai de braver le conseil du "grand-oncle Joseph" comme le désignait ma mère, bien qu’en dépit d’origines russes communes, et d’une réelle amitié avec mon père, nous n’ayons jamais eu de liens familiaux.

Ce qui ne découragea pas un professeur de français de m’affubler du surnom de "lionceau". C’était très flatteur. Une légende qui devait me poursuivre une partie de ma scolarité ! Je serais donc journaliste. J’apprenais le métier dans les soutes de l’AFP, la rigueur, l’humilité. Je découvrais les "grands" de ce monde, parfois avec plaisir, parfois avec répulsion, le plus souvent avec une saine curiosité. Un métier passionnant quand il ne se prend pas pour un "quatrième pouvoir" et ne cède pas à la tentation de façonner l’opinion alors que sa mission est d’aider les citoyens à se forger librement la leur. En m’engageant encore jeune homme dans le journalisme, je pensais me mettre au service de la liberté. Il me fallut du temps pour découvrir qu’il arrive que l’information se confonde avec la communication, nouvelle arme redoutable d’aliénation et de manipulation des peuples.

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