Revue de presse

P. Bénichou : "Adieu, Sciences-Po !" (Le Nouvel Observateur, 12 jan. 12)

Pierre Bénichou, ancien rédacteur en chef au "Nouvel Observateur". 21 janvier 2012

"[...] Sciences-Po a supprimé l’épreuve écrite de culture générale de son concours d’entrée. À quoi sert « la Princesse de Clèves » ? demandait Sarkozy il y a peu. L’Université lui répond : à rien. Eh quoi ? « Les Grecs [...] vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes » (Racine, Andromaque). Ce n’est pas le moment de sortir son mouchoir à tout bout de champ. Oui, mais voilà, ce petit événement, j’en ai été le témoin, un témoin privilégié si l’on peut dire.

Tout commence l’été dernier. Coup de téléphone d’un prof de Sciences-Po chargé d’organiser le département journalisme de l’Institut. Il se présente : « Jean-François Fogel, ancien journaliste. » Il me propose de conduire à la rentrée de novembre un séminaire sur « le récit journalistique ». [...]

Quelques jours plus tard, lettre d’une responsable de ce fameux département journalisme, Mme Agnès Chauveau, ravissante jeune femme qui m’accueillera par ces mots : « Ils ne savent rien. » J’avais appris par sa lettre que mon rôle serait le suivant : « Tout en s’inspirant des différentes techniques narratives utilisées dans les récits de fiction comme de non-fiction, le cours : "Ecrire une histoire" vise à nourrir l’écriture des étudiants. »

Je me dis, à la lecture de ce galimatias, qu’il y aurait en effet du boulot. Mal payé. Mais quoi, l’ego triomphe, j’accepte la proposition (deux séries de six cours hebdomadaires de deux heures, de novembre à février) et me mets immédiatement en quête de « référents » à qui je propose de venir m’aider. Accueil plus qu’amical, enthousiaste, de Jean Daniel, Philippe Labro, Laurent Joffrin, Franz-Olivier Giesbert. Ils viendront m’épauler une heure chacun. L’ego est en pleine forme. Le Roy (Ladurie) n’est pas mon cousin. Je passe plusieurs jours à peaufiner une « leçon inau­gurale », comme on dit au Collège de France, où j’es­saie de réunir quelques définitions, beaucoup d’anec­dotes, pas mal de « trucs » - l’attaque d’un papier, « prendre le lecteur par les revers de sa veste et ne plus le laisser s’échapper » (Mauriac) - et la contradiction de ce métier où il faut être à la fois flic et poète.

Je propose surtout un programme de lectures com­mentées d’articles particulièrement réussis de confrères célèbres. Cela va, hormis mes référents, de Victor Hugo à Mona Ozouf, de Céline à Lucien Bodard, de Jean Cau à André Breton. Je m’efforce d’être le plus léger possible sans occulter la difficulté profonde de cette activité paradoxale qui consiste à raconter une histoire sans « raconter d’histoires », à écrire « naturellement », ce qui est un rêve, car, disait Sartre, « on parle sa langue maternelle, on écrit en lan­gue étrangère ».

Le grand jour arrive : quinze étudiants, sept gar­çons, huit filles, tous âgés de 21 à 22 ans, tous reçus avec mention « bien » (neuf d’entre eux) ou « très bien » (six) au baccalauréat, m’attendent dans une petite salle. Ils sont en deuxième année de Sciences-Po, après avoir fait deux ans d’université (bac +3 donc). Je commence mon laïus. Un désintérêt à peine poli accueille mes propos. De temps en temps, l’un d’eux note fébrilement une formule toute faite. Je m’étais promis de la jouer « interactif », je m’interromps donc souvent pour poser une question du genre : « Quels journaux lisez-vous ? », « Quel journa­liste aimeriez-vous être ? », « Quel est votre poète pré­féré ? » Pas de réponse. Si, à la dernière question, une jeune fille s’écrie : « "Paroles" de Jacques Prévert. »

J’apprendrai plus tard qu’ils ne lisent jamais aucun « journal papier » et qu’une revue de presse hebdomadaire sur le Net leur suffit. Quant aux noms de journalistes, ils n’en connaissent pas un seul. Je risque : « Plutôt Raymond Aron ou plutôt Delteil de Ton ? » Stupeur dans leur regard. La séance prend fin. Je rentre chez moi. Coup de téléphone du susnommé Fogel, il veut me voir d’urgence. Rendez-vous est pris chez moi pour le lendemain.

« Cher monsieur Benichou, je crois qu’on n’y est pas. Vous savez, les bruits vont vite. Ce sont tous des étudiants qui ont déjà un an d’école de journalisme. Ce qu’ils veulent, ce sont des conseils pratiques. Vous leur dites ce qu’ils savent déjà.
- Mais ils ne savent rien.
- Bien sûr qu’ils ne savent rien, et alors ? Ils savent des choses que nous ne savons pas. Ils ont leur langage, leur culture. »

A ce mot, je me retiens pour ne pas sortir mon révolver, et je me retrouve à me justifier : « Vous savez, je leur ai distribué trois textes très courts : l’un de Rimbaud, "le Dormeur du val" ; le deuxième de La Bruyère, "Vous vou­lez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : il pleut, il neige." ; le troisième, la fin du comice agricole dans "Madame Bovary"... S’ils ne les ont jamais lus, c’est une bonne occasion ; s’ils les ont lus, ils comprendront, et je les y aiderai, que ce sont là de parfaits récits journalistiques. Après tout, vous m’avez fait venir pour cela, non ? Montrer que le récit, romanesque, poétique ou journalistique, obéit à des règles communes, à une obligation d’intérêt, de surprise, de simplicité ; qu’il y a plus de critique sociale dans cette simple phrase de Flaubert : "Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servi­tude", que dans toutes les envolées révolutionnaires ; que les "deux trous rouges au côté droit" du "Dormeur" est une image plus efficace que tous les pamphlets antimilitaristes. Que pour faire du journalisme, il faut savoir cela. Au moins cela. »

Mon chef me laisse parler. Et conclut : « Ce n’est pas Sciences-Po. »

Parlons-en : c’est quoi, Sciences-Po ?

Historiquement, c’était un prolongement de la fac de droit où les jeunes bourgeois qui n’avaient pas eu la possibilité ou le désir d’intégrer une grande école venaient parfaire une éducation de bon aloi. Après la guerre, avec la fondation de l’ENA, en 1945, c’est devenu l’antichambre de l’antichambre du pouvoir. Dernièrement, avec l’ouverture facilitée aux élèves des classes défavorisées, cela voudrait être un laboratoire d’intégration, la Rolls de l’ascenseur social. A subsisté le respect du client. Tout se passe comme si le fait d’enseigner des rudiments de culture générale au plus grand nombre était devenu politiquement incorrect (on a vu cela sur les campus américains au cours des années soixante-dix), était une offense à leur culture.

« Vous les avez choqués ! Ils ont l’impression que vous méprisez leur culture.
- Quelle culture ? Je veux bien leur parler en verlan.
- Fini le verlan. C’est plutôt le SMS.
- Et merde ! On ne doit donc pas parler d’Apollinaire à ces enfants perdus ? Les laisser à l’extérieur du monde de la pensée, de l’écriture, c’est cela le mépris ! Et en plus, ce sont les premiers de la classe !
- Vous ne m’avez pas compris. Quand vous commandez un article sur l’adultère en prenant l’affaire DSK comme point de départ, eh bien, ils se sentent, les filles surtout, offensés. Cette affaire DSK les a scandalisés. Qu’on puisse en parler comme d’une histoire banale, ce n’est pas eux, ça, pas du tout. »

J’avais en effet demandé à « mes » étudiants de faire une petite histoire de l’adultère qui commencerait avec le fameux « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » (Jésus exhortant les siens à ne pas lapider une femme adultère). En passant par le théâtre de boulevard : « Je t’aime, Maurice, mais physiquement je préfère ta femme » (« les Vignes du Seigneur »). En continuant par le sublime « Je la pris près de la rivière » (« la Femme adultère » de Federico Garcia Lorca). Et en finissant par ce fait divers stupéfiant qu’est l’affaire DSK. Un fait divers ! Appeler ainsi l’affaire DSK, peut-on faire plus politiquement incorrect ?

Revisite chez moi, le ton a un peu changé.
« Vous savez que vous devez les noter à la fin de votre cycle, mais les étudiants aussi vont vous noter. C’est ainsi dans toutes les universités.
- Et alors ?
- J’ai peur que vous n’ayez pas une bonne note et cela risque de nous retomber dessus à tous. »
Et il conclut :
« Nous allons essayer quelque chose de plus haut de gamme pour vous. Là, franchement, je crois que cela ne va pas le faire. »

Certaines expressions dépassent notre quota d’indulgence. Ce « ça ne va pas le faire » dans la bouche d’un recruteur de professeurs d’université me met hors de moi. Je claque la porte. [...]"




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