Note de lecture

P.-A. Taguieff : Un diagnostic rigoureux de la mécanique djihadiste

par Pierre Biard. 11 mai 2017

Pierre-André Taguieff, L’Islamisme et nous, Penser l’ennemi imprévu, CNRS éditions, 2017, 250 p. 20€.

Le titre résume à lui seul le contenu de l’ouvrage, ainsi que la méthode suivie par l’auteur. Un mot en "isme" qui rappelle que l’islamisme est d’abord une idéologie. Pour éclairer ce terme on pourrait le rapprocher de celui que les protestants du XVIe siècle donnait au "papisme", religion, selon eux, dévoyée par la soif de pouvoir et de richesses, et plus tard, de l’analyse qu’en fera Marx à partir du concept de classe : la bourgeoisie, classe dominante, produit une idéologie qu’elle impose à la classe dominée, le prolétariat, créant ainsi un obstacle à toute prise de conscience révolutionnaire. Un pronom, "nous", qui désigne un singulier collectif : tous ceux qui, en Occident et dans d’autres parties du monde, sont attachés à leurs libertés, à la démocratie, à la tolérance, à la séparation entre sphère publique et sphère religieuse. Un verbe, "penser", qui porte l’exercice de la faculté de réflexion, le fait de raisonner et donc de juger. Un nom, "l’ennemi", tous ceux qui qui sont en guerre contre nous, guerre déclarée ou non, sur notre propre sol ou à l’extérieur. Enfin un adjectif, "imprévu", qui traduit notre effet de surprise - on pourrait même dire de sidération - devant un phénomène qui nous stupéfie.

Outre une introduction et une conclusion substantielles, tout au long des sept chapitres de l’ouvrage, l’auteur suit donc la voie rigoureuse d’une démonstration. Rhétoricien, non pas sur le mode péjoratif que l’usage a souvent prêté à la rhétorique, mais dans son sens originel de recherche de la vérité, ce qu’il conduit avec une implacable logique et une grande rectitude de jugement. En outre il s’appuie sur une somme de références, impressionnante par sa richesse (50 pages et 576 notes dont beaucoup signalent plusieurs ouvrages ou articles !) et par sa précision. Le problème de l’idéologie islamiste est clairement posé dès l’introduction. C’est à partir de la "révolution" iranienne de 1979 que l’opinion occidentale commence à s’interroger sur cette étrange "révolution". Etait-il juste de qualifier de "révolution" le mouvement politique qui, chassant le Shah avait permis le retour de l’ayatollah Khomeiny ? Sans doute les insurgés avaient-ils mis fin à un pouvoir autocratique. Mais ils n’avaient créé, ni une démocratie pluraliste, ni une idéocratie qui se serait voulu socialement progressiste. Bien au contraire, ils prétendaient imposer un ordre conforme à la loi islamique, ce qui aux yeux des occidentaux ne pouvait que représenter "la résurgence d’un passé dépassé", c’est à dire une inquiétante régression politique et culturelle. Et c’est sur cette violence à fondement religieux, malgré des appréciations divergentes quant à l’orthodoxie de l’une ou l’autre des deux branches principales de l’islam, que vont prendre modèle les Frères musulmans et, plus tard d’autres mouvements islamistes.

"Penser l’ennemi" fait l’objet du chapitre premier ("Extrémisme et idéologie"), que complète le chapitre 2 ("Nous et l’islamisme" qui fait intervenir un nouvel acteur : "l’islamo-gauchisme", vf. ci-après). Le penser, c’est d’abord le nommer et, plus précisément, le qualifier selon ses actes : le "terroriste" qui, par définition, fait régner la terreur, qui donne la mort à autrui comme à lui-même, relève t-il de la "barbarie", est-il un extrémiste, un fanatique, ou, tel l’un de ces Russes de la fin du XIXe siècle, un nihiliste ? Ne serait-ce pas plutôt un homme ordinaire mais qui, dans certaines circonstances, s’est radicalisé ? Coutumier, comme son entourage, d’un islam pacifique, il se serait fait happer dans l’engrenage d’un islam politique. Resterait alors et c’est l’objet de l’analyse de Pierre-André Taguieff, à comprendre pourquoi. Est-ce l’effet d’un profond engagement dans une religion qui inciterait à la vlolence contre des ennemis supposés ? Sont-ce les conséquences de mauvaises conditions sociales faites à une population d’origine immigrée ? Ou les deux à la fois ? Mais dans ce dernier cas il resterait à évaluer l’importance respective de l’une et des autres. Les auteurs d’un attentat se réclament presque toujours de la religion et les dirigeants du soi-disant Etat islamique confirment. Cette thèse est cependant contestée par de nombreuses personnes : fréquemment par les proches du terroriste, systématiquement par les responsables d’organisations islamistes en France et, plus étrange, par tous ceux que l’on pourrait appeler les islamophiles. Ceux-ci font partie d’une nébuleuse dans laquelle on trouve naturellement des musulmans, mais aussi des intellectuels, souvent sans appartenance religieuse, généralement positionnés à gauche, voire à l’extrême gauche de l’échiquier politique, des sociologues, journalistes, politiciens, responsables ou membres d’associations, de syndicats, d’organisations anti-racistes. Les islamophiles donnent "une définition victimaire du musulman". Celui-ci aurait souffert du mépris, de sa relégation dans les "quartiers", de son échec quasiment programmé dans une école qui serait fortement inégalitaire et bien entendu du chômage. Bref, ce nouveau pauvre représenterait un type inédit du prolétaire d’aujourd’hui, atteint, plus encore que son prédécesseur, par les conséquences dramatiques de la marginalité . Mais la religion ne serait pour rien dans son engagement. Une telle vision des choses laisse perplexe. elle comporte une grande part d’illusion, de candeur, voire d’aveuglement. C’est pourquoi ces "islamo-gauchistes" sont parfois qualifiés d"’idiots utiles". Utiles en effet, ils le sont auprès des responsables d’organisations islamistes qui trouvent en eux de précieux alliés pour combattre, au minimum intimider, leurs ennemis qu’ils accusent, de racisme sous le terme d’"islamophobie". Concept parfaitement vide de sens, l’islam ne constituant pas une race - à supposer qu’il existe des races humaines. En un mot qui fait fi d’une liberté fondamentale, celle de pouvoir critiquer une religion, comme toute autre doctrine.

L’analyse du jihadisme fait l’objet des trois chapitres suivants : quel sens accorder au jihad, dans l’histoire et aujourd’hui (chap. 3), quelles menaces pèsent sur les Français et particulièrement sur les Français juifs (chap.4), comment peut s’expliquer "la séduction du jihadisme" (chap. 4-5). Au cours des temps, le sens de "jihad" a pu varier selon les commentateurs, mais l’appel à la violence guerrière est indéniable dès les origines de l’islam. Aujourd’hui la menace pèse aveuglément sur la population, musulmans compris. Elle a un double visage : prosélytisme militant, attentats terroristes. Et pour des raisons obscures qui remontent à la période de Médine, elle touche particulièrement nos concitoyens juifs. Les jeunes et parfois moins jeunes musulmans, qui s’engagent sur la voie dangereuse du jihad, le font avec une conviction si forte qu’il est inutile de les raisonner, les discours en ce sens les laissent de marbre et c’est pourquoi la "déradicalisation" connaît un si faible taux de réussite. P-A. Taguieff en donne une explication qui, en dehors de son contexte, mériterait d’être discutée, mais qui, dans le cadre de l’islam vécu, paraît convaincante. Dans les sociétés sécularisées comme la nôtre, on comprend mal que la religion puisse conserver le poids considérable qu’elle avait autrefois. Pourtant, si l’on en croit les analyses de Régis Debray que reprend Taguieff, la religion, quelle qu’elle soit et depuis les origines, serait une constante de l’esprit humain. Mais à cette permanence, l’islam ajouterait une dimension politique doublée d’une extrême prégnance dans la vie quotidienne. Dans certaines circonstances - par exemple des ruptures du lien familial, une des causes de dérive dans la délinquance - cette dimension légitimerait ce que nous dénonçons, faute de mieux, sous le nom de fanatisme. S’estimant "converti", suite aux prêches enflammés, à la mosquée ou sur internet, le fanatique se voit au cœur de la religion, ce qui lui donne un sentiment de supériorité que n’a pas le croyant ordinaire et, ce qui est plus inquiétant encore il est "absolument convaincu d’être dans le vrai et de faire le bien".

Que pouvons nous faire face à celui qui est certain de faire le bien en donnant la mort à autrui et à lui-même ? Question à laquelle l’auteur de cet ouvrage ne prétend pas répondre, sinon en rassemblant dans sa conclusion, suivie de "Dix sept thèses sur l’islamisme, l’anti-islamisme et l’islamophobie" l’essentiel de ses analyses. Au sujet du fanatisme, il cite fort à propos Voltaire qui, dans son Dictionnaire philosophique note que "les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre". A cette citation, il aurait pu ajouter celle-ci : "Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?" (éd. du D.P. de 1769, reprise par les éd. Garnier de 1973, p. 198). On ne peut prévoir l’avenir. En attendant il est bon de ne pas se bercer d’illusions et de garder la tête froide. La remarquable étude de Pierre-André Taguieff peut grandement nous y aider.

Pierre Biard



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