Revue de presse

P.-A. Taguieff : "Les nouvelles passions antijuives" (lejdd.fr , 27 juil. 14)

29 juillet 2014

"Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS, a travaillé sur l’antisémitisme et le communautarisme. Il décrypte les débordements en marge des manifestations pro-palestiniennes en France.

Les "Mort aux Juifs !" entendus ces derniers jours et les tentatives d’attaque contre les synagogues vous surprennent-elles ?

À vrai dire, non. L’analyse de l’évolution des faits antijuifs (violences et menaces confondues), recensés en France de 1998 à 2013, montre une augmentation brutale de la judéophobie au début des années 2000, avec des pics en 2000, 2002, 2004, 2009 et 2012. Le plus simple est de considérer l’évolution des totaux annuels des faits antijuifs (actions violentes, injures, menaces, etc.). Alors qu’en 1999, on en dénombrait 82, en 2000 ils s’élevaient à 744, en 2002 à 936, à 974 en 2004, 815 en 2009, 615 en 2012, et, après une baisse en 2013 (423), une hausse prévisible en 2014.
Posons le problème à travers une brève comparaison historique. Si, en 1886, Édouard Drumont dénonçait une "France juive" qui n’existait que dans ses fantasmes, peut-on aujourd’hui, en 2014, dénoncer une "France antijuive" dont la réalité semble être attestée par un grand nombre d’indices de diverses catégories, allant des rumeurs, des injures et des menaces antijuives à des agressions physiques et des attentats meurtriers visant des Juifs en tant que tels ?
La réponse qui me paraît la plus conforme aux faits est la suivante : la France n’est pas devenue ou redevenue antijuive, mais il y a une France antijuive dans la France contemporaine. Une nouvelle France antijuive, qui ne doit pas être confondue avec celle dont la publication de La France juive de Drumont manifestait naguère l’existence. À la fin du XIXe siècle, l’antisémitisme catholico-nationaliste théorisé par Drumont était devenu une force politique et culturelle, installée dans la plupart des lieux de pouvoir et des réseaux d’influence.
Au début du XXIe siècle, la situation est fort différente. On n’observe plus un mouvement explicitement antisémite, utilisant publiquement l’antisémitisme comme un drapeau. Mais l’on constate l’existence de mobilisations antijuives non revendiquées comme telles ainsi qu’une tentation antijuive touchant plus particulièrement divers milieux sociaux et culturels.
Dans tous les cas, l’engagement en faveur de la "cause palestinienne", par ses ambiguïtés, apparaît comme le principal moteur de la nouvelle judéophobie qui, des lendemains de la guerre des Six-Jours (juin 1967) à ceux de la deuxième Intifada (commencée fin septembre 2000), s’est lentement constituée sur la base d’une islamisation croissante de la guerre contre Israël et le sionisme.
Depuis la fin des années 1960, la haine des Juifs est portée par l’antisionisme radical ou absolu, mélange d’hostilité systématique à l’égard d’Israël, quelle que soit la politique du gouvernement en place, et de compassion exclusive pour les Palestiniens, quoi qu’ils puissent faire (actions terroristes comprises).
Le propalestinisme inconditionnel est désormais le principal vecteur de la haine des Juifs dans le monde. C’est pourquoi il n’y a pas à s’étonner devant les récentes manifestations dites propalestiniennes qui réveillent et révèlent les passions judéophobes.

Peut-on parler d’un antisémitisme à la française ?

Plutôt que de "nouvel antisémitisme", je préfère parler, pour éviter certaines équivoques, de "nouvelle judéophobie" ou de nouvelle vision antijuive, dont le noyau dur est constitué par l’antisionisme radical et démonologique. Dans ce nouveau cadre idéologique, les Juifs ne sont plus diabolisés en tant que "Sémites", mais en tant que "sionistes". L’objectif des nouveaux antijuifs est l’élimination de l’État juif, au terme d’un processus de délégitimation et de criminalisation de ce dernier.
Ce qui est spécifique à la France d’aujourd’hui dérive du fait qu’y coexistent des populations respectivement juives et musulmanes les plus importantes en nombre d’Europe. Leurs affrontements symboliques mimant le conflit israélo-palestinien, qui relèvent surtout d’une guerre civile verbale, sont à la fois plus visibles et plus intenses qu’ailleurs.
La nouvelle vulgate antijuive qui s’est installée durablement en France et dans d’autres pays européens peut se résumer par l’articulation de trois caractéristiques négatives attribuées aux "Juifs" ou aux "sionistes", ces dénominations conventionnelles étant choisies selon les circonstances :

  • 1°) ils sont "dominateurs" en Occident ("Ils ont tout" ; "Ils ont le pouvoir" ; "Ils dirigent l’Amérique") ;
  • 2°) ils sont "racistes", en particulier au Proche-Orient, où ils se comportent "comme des nazis" avec les Palestiniens, victimes d’un "génocide" en cours de réalisation ;
  • 3°) ils exercent une puissante influence occulte et complotent partout dans le monde : ils ont organisé les attentats du 11-Septembre, ils poussent à la guerre (la seconde guerre d’Irak serait le fruit d’un "complot américano-sioniste"), ils veulent déclencher une guerre préventive contre l’Iran, et, d’une façon générale, ils manipulent la politique internationale.

Cet ensemble de thèmes d’accusation et de stéréotypes négatifs s’inscrit dans une vision du monde structurée par la concurrence des victimes, qui permet d’identifier "le Juif" ou "le sioniste" comme le rival, l’imposteur et l’ennemi. Accusés de monopoliser abusivement le statut de victime et, corrélativement, d’occulter l’existence d’autres groupes de victimes, les Juifs sont construits comme un peuple-bourreau, nazifié sans vergogne, sur lequel se fixe l’hostilité.
Et le peuple juif est choisi parce qu’il a déjà fait l’objet d’hostilités et d’accusations délirantes dans l’histoire. Entretenue et intensifiée par divers appareils (officines de propagande, associations pseudo-culturelles, micro-partis politiques, réseaux sociaux, etc.), la haine qui vise les Juifs aujourd’hui est fortement idéologisée, mais elle n’est pas pour autant explicite. Car elle n’apparaît guère dans l’espace public que sous la forme de déclarations virulentes contre Israël et le sionisme ou les sionistes, catégories d’usage polémiques dont les frontières sont indéfiniment extensibles.

Cet antisémitisme, exacerbé par la situation à Gaza, n’est-il pas aussi l’expression d’une immense frustration ressentie par des jeunes d’origine musulmane socialement marginalisés ?

Certes, c’est là un facteur explicatif partiel, mais expliquer ainsi les violences antijuives ne doit pas revenir à les relativiser ou à les minimiser, encore moins à les justifier. Recourir ainsi aux frustrations sociales, c’est donner dans la culture de l’excuse, qui alimente la pathologie sociale qu’on déplore par ailleurs.
Simplifions le tableau. On peut distinguer aujourd’hui trois France qui sont à la fois étrangères et hostiles les unes aux autres :

  • la France urbaine des élites mondialisées,
  • la France périphérique des classes populaires (comprenant une partie importante des classes dites moyennes)
  • et la France des banlieues (des quartiers populaires ou des cités ) où se concentrent les populations issues de l’immigration.

Le sentiment d’aliénation affecte particulièrement les citoyens qui habitent la France périphérique, et qui se perçoivent avant tout comme Français. Ils se sentent méprisés par les élites nomades vivant dans un monde post-national, abandonnés ou négligés par la classe politique tournée vers l’Europe et en situation de concurrence avec les immigrés venus du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne, perçus par certains comme une menace (« invasion », « colonisation », etc.). Ce sentiment d’aliénation constitue certainement l’une des plus fortes motivations du vote en faveur du FN.
Mais il peut également favoriser des sentiments de méfiance et d’hostilité, colorés de jalousie sociale et de ressentiment, vis-à-vis des Juifs, perçus comme un peuple d’élite méprisant et dominant le peuple français. La haine du capitalisme et de la finance, entretenue par des démagogues de droite comme de gauche, se traduit souvent par la haine des Juifs, ces derniers paraissant donner un visage à la finance anonyme et vagabonde.
Quant à la population des banlieues dont la culture est musulmane et la jeunesse fortement touchée par l’échec scolaire, le chômage et la marginalisation sociale, ce qui la fait basculer parfois dans la délinquance (qui alimente elle-même les passions anti-immigrés), elle est particulièrement sensible à la propagande antisioniste et à l’endoctrinement islamiste, où la haine des Juifs joue un rôle majeur.
C’est dans cette troisième France que se trouve le terreau des nouvelles passions antijuives, ainsi que l’armée de réserve du militantisme judéophobe. La "cause palestinienne" y a trouvé ses adeptes les plus inconditionnels, ses militants les plus fanatiques, qui se disent en guerre contre le sionisme. En outre, nombre de jeunes issus de l’immigration de culture musulmane nourrissent un fort ressentiment à l’égard des Juifs comme tels, qui selon eux dirigent tout et prennent toutes les places, comme à l’égard de ceux qu’ils perçoivent comme des Gaulois, les Français de souche, par lesquels ils se sentent rejetés ou discriminés et qu’ils perçoivent comme les responsables de leurs échecs sociaux.
Dès lors, la judéophobie et la gallophobie s’entremêlent, alimentant une culture de révolte et de rébellion qui s’exprime par des agressions verbales ou physiques, ainsi que par des émeutes. Le poison idéologique déversé dans l’opinion par les théoriciens gauchistes de la culture de l’excuse (sociologues, journalistes, magistrats engagés à l’extrême gauche) touche particulièrement certains jeunes des banlieues, les conduisant à se croire tout permis. Ce sentiment d’une absence de limites aux expressions de la haine et du ressentiment est entretenu et renforcé par la conviction que la cause palestinienne, qu’ils ont faite leur, est la cause suprême, une cause absolue capable de tout justifier, de tout transfigurer, y compris les formes terroristes ou djihadistes de la résistance au sionisme, monstre diabolisé.

Êtes-vous inquiet ?

Je suis inquiet depuis la fin des années 1980, lorsque j’ai commencé à analyser ce que j’ai appelé la "nouvelle judéophobie", peu après la création du Hamas (décembre 1987), qui a donné une figure organisationnelle à l’islamisation de la "cause palestinienne".
Faut-il rappeler l’article 13 de la charte du Hamas, rendue publique le 18 août 1988 : "Il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le djihad." Cette islamisation djihadiste a pour effet de transformer un conflit politique et territorial en une guerre sans fin, alimentée par des passions ethnico-religieuses interdisant la recherche du compromis qui seul peut garantir une paix non précaire entre Juifs et arabo-musulmans.
Cette paix est pourtant la condition nécessaire d’une lutte efficace contre l’actuelle vague antijuive. Mais elle est peu probable : les chances d’aboutir à un accord à moyen terme me paraissent de plus en plus minces. D’où mon pessimisme. Ce que peuvent faire les chercheurs, les universitaires et plus largement les intellectuels, plutôt que s’indigner et condamner rituellement, c’est analyser le plus précisément possible le phénomène complexe et évolutif qu’est la judéophobie contemporaine, qu’on appelle encore couramment "antisémitisme", avec le souci d’en identifier les causes, lesquelles sont multiples et en interaction. Ce qui rend redoutable une telle tâche, c’est que la nouvelle judéophobie se caractérise notamment par sa diffusion planétaire, qui lui fait perdre une grande partie de ses traits nationaux. Dès lors, il est difficile de définir un programme strictement national de lutte contre les formes nouvelles de la haine des Juifs."

Lire "Les nouvelles passions antijuives".


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