Revue de presse

Natalia Baleato : La crèche Baby-Loup victime du communautarisme (Le Monde , 29-30 sept. 13)

Directrice de la crèche Baby-Loup, Prix de la Laïcité 2011. 29 septembre 2013

Par Natalia Baleato [1]

"Depuis le début de ce qu’il est désormais convenu d’appeler "l’affaire Baby-Loup", notre équipe était déjà victime régulièrement des insultes, des menaces, du vandalisme ou de la diffamation sur son terrain historique – Chanteloup-les-Vignes (Yvelines). Mais la force publique était de son côté. Avec l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars, qui a rendu pour la première fois illicite son ambition de laisser les effets religieux à la porte de sa crèche, la contestation a pris un nouveau visage, parée de l’assurance de la légitimité.

Aux hostilités extérieures et anonymes qui s’exerçaient jusqu’alors se sont ajoutées des altercations dans l’enceinte même de l’établissement, prenant pour acteurs certains parents avec lesquels nous travaillions pourtant depuis des années dans la confiance et sans heurts, et qui sont devenus soudain des ardents défenseurs de revendications singulières que l’on serait aujourd’hui "obligés par la loi" de mettre en oeuvre.

Prises au sérieux, celles-ci impliqueraient pour nous de séparer les enfants en fonction des modes de vie décidés par leurs parents, d’en exclure certains des jeux ou fêtes jugés impropres à telle ou telle religion, d’en isoler d’autres au moment du repas pour les prémunir de goûter (et même de toucher) des aliments défendus, de réglementer les modalités du sommeil selon diverses habitudes arbitraires... au mépris des envies et des besoins que les pédiatres et pédopsychiatres éclairent de leurs préconisations.

Rappelons que l’affaire débute en 2008, lorsque notre crèche associative signale à l’une de ses employées, revenant d’un congé parental avec de nouvelles exigences religieuses, qu’elle ne peut pas exercer ses activités auprès des enfants en portant un voile ample conjugué à une tunique. En effet, le règlement intérieur du personnel prescrit depuis sa création, conformément à ce que la Caisse d’allocations familiales demande à l’ensemble de ses partenaires, la neutralité politique et confessionnelle.

Après deux instances favorables à ce positionnement (les prud’hommes de Mantes-la-Jolie et la cour d’appel de Versailles), Baby-Loup voit que cette année la justice semble donner raison aux allégations qualifiant de discriminatoire le licenciement qui a suivi le rejet et la non-observation de cette règle.

Puisque l’association relève juridiquement du droit privé (comme les entreprises), elle ne peut pas interdire l’expression religieuse sur son lieu de travail, y compris si celui-ci concerne une petite enfance en pleine construction identitaire et si elle entre en contradiction manifeste avec les règles d’hygiène draconiennes qui s’appliquent au secteur.

L’atmosphère locale délétère qui s’est depuis installée constitue un fracassant retour en arrière par rapport aux origines du projet, qui se proposait à la fin des années 1980, avec la pleine adhésion du quartier, de créer un service inédit permettant à plus d’une cinquantaine de nationalités différentes de vivre ensemble. A l’époque, c’était le désir de réussir collectivement, et non la tentation communautaire, qui se promettait de tout emporter. Nous voyions tous en la neutralité un concept de pacification, capable, en créant un espace particulier, de ne pas fixer chacun dans une identité préjugée dont la xénophobie définit le cadre et recueille toujours les fruits.

Il nous semblait déjà évident que la construction de la singularité de chacun ne peut passer que par un espace qui implique un écart avec les caractères qu’on tient mécaniquement à vous assigner, et que seule la neutralité peut garantir à l’individu qu’il ne sera pas prisonnier de l’environnement duquel il vient et dans lequel la pression sociale tend à le maintenir ; a fortiori pour un enfant, qui ne s’est pas encore forgé de protection contre les diverses formes de prosélytisme et de dogmatisme.

Telle que nous l’envisagions, la laïcité n’était donc pas la fossoyeuse de la liberté, comme on aime à nous le sermonner, mais bien au contraire l’une de ses conditions les plus indispensables.

Dans les structures petite enfance qui nous occupent, elle pouvait se définir simplement comme le droit pour chaque enfant de façonner par soi-même son esprit, afin que, plus tard, il puisse exercer son libre arbitre et se reconnaître dans telles ou telles croyances, telles ou telles philosophies, après avoir patiemment parcouru, encore une fois par lui-même, la diversité des choix qui s’offrent à lui.

Doit-on rappeler que le rejet du principe féodal selon lequel l’identité est définie dès la naissance est au fondement même de la démocratie moderne ? Jusqu’au début des années 2000, ce n’était pas nécessaire : les revendications religieuses s’étaient toujours inclinées devant la défense du bien-être collectif des enfants. Manger ensemble, apprendre ensemble, jouer ensemble a toujours eu plus de valeur que la confusion forcée de l’intime et du commun.

Toutefois, cette vision de l’intérêt général a peu à peu glissé, de manière indolore mais en toute cohérence avec de nouvelles méthodes de gestion politique en banlieue, vers une promotion au lobbying minoritaire, mouture la plus contemporaine des clientélismes immémoriaux. On nous a donc naturellement suggéré d’acheter la paix sociale à coups d’indemnités de départ généreuses, comme tous ceux qui sont confrontés à des problèmes analogues de "cohabitation".

On nous a fait comprendre que nos valeurs ne pouvaient plus avoir cours dans un temps où l’éthique minimale qui permet le vivre-ensemble, vers lequel on préfère tendre, fait chaque jour l’objet de trocs secrets. Avons-nous eu tort de refuser de ne pas faire de vagues, si cela impliquait de détourner le regard des problèmes qui minent tous les jours les expériences d’intérêt général à but non lucratif semblables à la nôtre ?

Convaincue que son positionnement reste juste, Baby-Loup continuera de défendre la neutralité des espaces communs, car c’est dans ces espaces qui ne sont ni domestiques ni gérés directement par l’Etat que se joue pleinement la cohésion sociale ; bien plus, en tout cas, que dans les files d’attente des administrations publiques, auxquelles on limite aujourd’hui officiellement ce principe.

Elle ne pourra pas l’assurer cette défense dans l’espace qu’elle a elle-même créé, car il est rendu aujourd’hui impraticable par les pires effets du procès. Au-delà des élucubrations du débat national, qui nous dépasse, la difficulté du terrain nous amène à des considérations des plus pragmatiques auxquelles il nous faut nous résoudre.

Le personnel de la crèche peut-il assurer convenablement ses fonctions auprès des enfants en étant mis en danger et harcelé ? L’association peut-elle continuer d’offrir un accueil apaisant, rassurant, de qualité pour les familles, en craignant en permanence un débordement ? Nous ne souhaitons plus aujourd’hui affronter ceux qui nous portent manifestement en ennemis, saccageant un outil social et solidaire qui a tant fait pour l’autonomie des femmes de la région et le respect des diverses configurations familiales.

Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour maintenir vivant le projet, mais pas ici, pas là où tant de preuves de divorce se sont manifestées, pas sur cette zone prioritaire qu’on a accompagnée de toutes nos forces depuis 1990 et qui nous montre maintenant sa gratitude d’une bien curieuse manière.

Bien sûr, personne ne souhaite la disparition d’un relais familial si exceptionnel, parfaitement adapté aux diverses conditions spécifiques de parentalité et de travail. Tous, habitants, institutions, tiennent aux services que Baby-Loup ne cesse de rendre aux familles, à la collectivité, à la République... et ce vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept ! Louée et discréditée d’un même mouvement, mise en échec dans son quotidien, Baby-Loup devrait se maintenir sur le territoire tout en abandonnant les principes qui lui ont permis d’innover au point d’être une source d’utopie pour plusieurs de nos voisins européens : dure opération !

Quel que soit le résultat de l’entreprise de sauvegarde que nous envisageons actuellement, non sans difficultés, sur la commune voisine de Conflans-Sainte-Honorine, une chose est désormais sûre : après La Poste, la Caisse d’allocations familiales ou la police, ces services publics tous partis de la cité ou condamnés au dysfonctionnement, Baby-Loup éteindra elle aussi la lumière, à deux pas de la place des Poètes de ce quartier de la Noé qui l’a vue naître, où les visages de Baudelaire et Rimbaud peints en trompe-l’oeil sur un mur du quartier semblent plus que jamais traversés de crispation et de doute... N’y voyez ni fuite ni capitulation : simplement l’épuisement des derniers résistants, ou presque, qu’une enclave attendait de voir déguerpir.

Lire "Crèche Baby-Loup, le départ".

[1"Née à Santiago du Chili en 1955, elle est sage-femme de formation. Bénévole à la fin des années 1980 pour mener une campagne de prévention contre le sida dans les quartiers sensibles, elle se lie d’amitié avec des femmes immigrées qui lui confient ne pas trouver de mode de garde adapté aux métiers qu’on leur propose et aux ressources qui sont les leurs. En réaction, elle abandonne son métier et fonde Baby-Loup, crèche solidaire qu’elle dirige depuis son ouverture au public, en 1991."


"La Cour de cassation a annulé le 19 mars le licenciement en 2008 d’une employée de la crèche associative Baby-Loup qui avait refusé d’ôter son voile islamique. "S’agissant d’une crèche privée", la haute juridiction a considéré que le licenciement de cette salariée constituait "une discrimination en raison des convictions religieuses". La cour d’appel de Paris se saisira de l’affaire le 17 octobre."


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