Revue de presse

Marcel Gauchet : « Avec le coronavirus, on redécouvre la souveraineté » (lepoint.fr , 17 mars 20)

Marcel Gauchet, philosophe, rédacteur en chef de la revue "Le Débat". 23 mars 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Pandémie, crise des démocraties, Polanski… Le philosophe, qui fête les 40 ans de sa revue "Le Débat", analyse nos temps troublés.

Propos recueillis par Sébastien Le Fol et François-Guillaume Lorrain."

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"[…] Le Point : Jusque-là, les virus dont souffrait la France pouvaient avoir pour noms populisme, crédulité, divisions. Or, voilà qu’un vrai virus nous a rattrapés et, pour reprendre le terme du président Macron, nous constatons l’incroyable fragilité de notre démocratie…

Marcel Gauchet : Un choc épidémique est particulièrement fait pour mettre en évidence cette fragilité. Nous l’avions brièvement entrevu lors de l’épidémie de Sras, et puis, comme le chantait Jacques Dutronc, « j’y pense et puis j’oublie ». Cette fois, nous y sommes, le choc est autrement plus profond et l’impact sera plus durable. Il impose le sentiment que l’équilibre de notre fonctionnement collectif repose sur une tête d’épingle et peut très vite se défaire. Une vraie panique, et qu’en resterait-il ? La grande demande des années à venir, on peut l’augurer sera de retrouver des bases plus solides.

Malraux écrivait dans L’Espoir que le courage réside dans l’organisation, dans la capacité à apporter une réponse. N’est-ce pas là, paradoxalement, la meilleure des opportunités ?

Les démocraties sont à deux faces. Leur pente spontanée est la faiblesse et une certaine anarchie, ce qui fait facilement conclure à leur décadence fatale. Mais cela n’épuise pas la description. Elles l’ont montré par le passé, elles sont capables de se ressaisir et de se mobiliser avec une formidable vigueur. Elles ont d’abord été faibles face aux totalitarismes mais elles ont su se réveiller et les affronter sans défaillir. La question qu’il faut se poser est de savoir si cette vertu passée est encore présente. Car il est vrai que l’évolution des sociétés occidentales leur a fait passer la cohésion collective au second plan à un degré jamais vu. Elles ont donné une priorité absolue à la liberté des individus, avec un émiettement social impressionnant. Sommes-nous encore capables, dans ces conditions, de remettre la cohésion collective au poste de commandement, face à une menace inattendue comme celle qui nous assaille ? Seule l’expérience permettra de répondre, mais j’observe tout de même que c’est l’existence d’une structure sous-jacente très robuste qui permet l’expansion désordonnée des libertés en surface. Il faut se représenter une France à la fois débridée et très organisée. Pourquoi, dès lors, cette force d’organisation ne pourrait-elle reprendre le dessus si les circonstances l’exigent.

Depuis le début de l’épidémie, le pouvoir ne manifeste-t-il pas une confiance trop évidente dans son organisation étatique ?

Encore une fois, il y a deux composantes en présence. Le gouvernement peut compter sur une machine administrative puissante et un appareil d’État solide. L’inconnue est du côté de l’évolution de la société, dont certains aspects font redouter une irrationalité de masse. Quelle est la composante qui aura le dernier mot ? Nul ne peut le dire.

L’expérience des dix-huit derniers mois, des Gilets jaunes, des épreuves de force avec les syndicats, peut-elle peser lourd dans la gestion de la pandémie ?

Très lourd. Une technocratie du type de celle des années 1960 aurait pu imposer ses mesures drastiques sans aucun problème. Nous n’en sommes plus là, mais nous ne savons pas où nous en sommes. Le dialogue entre la société et le pouvoir est devenu si conflictuel que la prudence est de mise.

Alors que triomphait la dérégulation du savoir et du marché cognitif, que favorise l’Internet, voilà soudain que la parole scientifique regagne de la légitimité…

Sur le marché dont vous parlez, la médecine a un avantage compétitif certain. Elle conserve une solide autorité, même si elle a pu faire l’objet de polémiques, à propos des vaccins par exemple. À la différence de la science enfermée dans des laboratoires lointains, la médecine est une pratique de proximité et chacun peut vérifier son efficacité. Tout le monde a affaire à elle et peut juger de son utilité directe. Le système hospitalier est d’ailleurs une des institutions auxquelles les Français font le plus confiance.

Était-ce une bonne décision de maintenir le premier tour des élections municipales ?

Le gouvernement avait-il vraiment le choix ? Son argument, si j’ai bien compris, était qu’il fallait préserver « l’union sacrée ». C’est un bon argument. Dans ce contexte, l’exercice de la citoyenneté prend encore plus d’importance en dépit des risques. Et puis, imaginez que le gouvernement ait décidé d’annuler ce premier tour. La défiance est telle, dans la société, que cette annulation n’aurait pas manqué d’être interprétée comme le moyen pour Macron d’escamoter la défaite promise à son parti…

On sent monter les reproches habituels adressés à des médias anxiogènes…

Mais comment les médias pourraient-ils être rassurants ? S’ils ne font pas une large place à l’épidémie, on leur reprochera de minimiser la gravité de la situation pour d’obscurs motifs. S’ils en font une priorité, la force de leur caisse de résonance contribue inévitablement à amplifier l’inquiétude. Dans le cas précis, le problème est insoluble. L’anxiété collective tient pour une part importante au décalage entre l’ampleur exceptionnelle des mesures qui sont prises et la gravité malgré tout limitée de l’épidémie – ce n’est pas la peste noire ni même la grippe espagnole. Cet écart sème le trouble dans les esprits. Que recouvre-t-il ? Il est ingérable pour les médias.

En déplacement près de Rouen après l’explosion de l’usine Lubrizol, un ministre, qui voulait rassurer une femme, s’est entendu répondre : « Nous ne voulons pas être rassurés, nous voulons être informés »…

Les citoyens veulent pouvoir comprendre et juger par eux-mêmes. C’est désormais la demande fondamentale. Nous sommes définitivement sortis de la société tutélaire où la masse des ignorants, pour caricaturer, n’avait d’autre choix que de s’en remettre à l’élite des sachants, ou supposés tels. Les gouvernants n’en ont pas suffisamment pris la mesure et cela donne la défiance actuelle. Une autre parole publique reste à inventer. Le simplisme cultivé par les communicants aggrave encore les choses. L’argument « c’est trop technique, je ne peux pas tout vous dire » entretient le sentiment de dissimulation.

Qu’avez-vous pensé de la mise en scène présidentielle, ce « je veux » martelé par Emmanuel Macron ?

Je crois qu’il a raison de montrer qu’il prend les choses en main. Dans ce genre de situation, l’heure n’est pas à la délégation. Il est bon d’affirmer le principe de responsabilité. C’est une demande essentielle des citoyens.

Un des premiers enseignements de l’épidémie est ce retour du chacun pour soi des pays…

C’est une remise en question, si ce n’est une révision déchirante, dont le retentissement sera crucial dans la durée. Ce sera l’un des impacts les plus importants de cette crise sanitaire, me semble-t-il. La mondialisation, nous expliquait-on, exige de relativiser les souverainetés nationales au profit des règles définies par les organisations internationales. La démonstration est faite : devant l’urgence, l’efficacité se situe au niveau des responsabilités locales, tandis que la délégation au niveau supranational fonctionne très mal. On redécouvre que la délégation au niveau supranational fonctionne très mal. On redécouvre que la souveraineté n’est pas une fiction abstraite, mais correspond d’abord à une exigence fonctionnelle : disposer d’autorités jouissant à la fois de la confiance des populations et de la connaissance précise de leurs territoires d’application. Des choses interdites à des technocraties stratosphériques, même si elles ont leur utilité dans l’échange d’informations et l’harmonisation des règles. Il va falloir réviser nos batteries sur toute une série de sujets. Pouvons-nous abandonner la production de médicaments décisifs aux aléas des marchés mondiaux. Et il va falloir que les Occidentaux apprennent à se montrer un peu moins naïfs, comme ils l’ont été en laissant par exemple l’influence chinoise s’imposer à l’OMS.

Un autre virus qui touche la France et qui vous touche, vous, le cofondateur du Débat, est cette disparition précisément du débat, comme les affaires des dernières semaines l’ont largement montré. Quarante ans après le lancement de votre revue, le débat est-il encore possible ?

Il faut bien constater qu’entre 1980 et 2020 une autre société s’est mise en place, que nous n’avions pas anticipée. Nous avons bénéficié, au départ, d’un moment de grâce. Nous avons lancé cette revue dans le projet d’exploiter la chance d’une situation qui ouvrait la possibilité d’un vrai débat. D’où notre titre. Nous sortions du règne de l’idée révolutionnaire et l’idéologie totalitaire dont l’objectif était de réduire ses contradicteurs au silence par tous les moyens. On allait donc pouvoir discuter de tout de manière calme, rationnelle, respectueuse. Et il y a eu, en effet un temps d’ouverture remarquable. Ce que nous n’avions pas vu venir, c’est le retour de la passion intolérante à l’intérieur de l’espace démocratique. Il ne s’agit pas de la renaissance d’idéologies de type totalitaire ou d’une résurgence du projet révolutionnaire. Les principes de base de la démocratie sont solidement installés et ne sont pas sérieusement contestés. Mais ce consensus de fond n’a pas empêché l’apparition d’une nouvelle radicalité vindicative. Elle ramène avec elle la passion dénonciatrice, le refus de la confrontation, la criminalisation de l’adversaire qui justifie de l’empêcher de parler. Retour à la case départ sous un nouveau jour !

Comment parler avec ceux qui ne veulent plus débattre ?

Ce n’est pas à eux qu’il faut parler, c’est à la société qui laisse ces nouvelles minorités agissantes occuper le terrain et faire la loi. À défaut de pouvoir les convaincre, on peut priver de leur crédit les idées au nom desquelles se déploient ces attitudes insupportables. Il va falloir reprendre le combat pour rétablir les conditions du débat.

N’êtes-vous pas frappé, dans les affaires Polanski, Haenel, la controverse des César, la détresse des avocats, par le silence des intellectuels ?

Pour commencer, les intellectuels n’ont plus aucune autorité au sein de la société. Cela n’est pas fait pour les inciter à s’exprimer, sachant que leurs chances d’être entendus sont minces. Par ailleurs, il n’y a que des coups à prendre dans la mêlée médiatique actuelle. Seules quelques personnalités combatives s’y risquent. Mais le plus grand nombre l’évite. L’espace public se vide. Beaucoup préfèrent le déserter pour mener leur travail dans leur coin, à l’abri de ce climat hystérique. Comment faire entendre un propos raisonnable quand la norme est le déraisonnable ?

Il y a l’intolérance au gluten, mais aussi l’intolérance à la contradiction. Comment expliquer cette dernière, qui gagne notamment les nouvelles générations ?

Nous sommes devant des susceptibilités derrière lesquelles on entrevoit une nouvelle anthropologie démocratique. Cette susceptibilité s’explique en partie par le sentiment d’une profonde vulnérabilité personnelle. Pensez à la revendication d’« espaces sûrs » à l’américaine, des espaces où vous êtes à l’abri de la rencontre d’opinions contraires qui pourraient blesser votre identité. Cette vulnérabilité s’accompagne d’un absolutisme du moi comme si celui-ci ne pouvait exister qu’en régnant inconditionnellement. Sa relativisation par l’existence d’avis opposés est une menace insupportable. En discutant ce que je pense, on remet en question ce que je suis. C’est la marque d’un investissement démesuré dans ses opinions qui prend à revers la règle démocratique. Celle-ci s’est développée sur le modèle de la discussion scientifique. On avance une hypothèse ou une théorie : elles sont faites pour être décortiquées, contestées, réfutées. Mais la théorie que j’avance, ce n’est pas moi. C’est une proposition exprimée en raison et à ce titre impersonnelle, même si on a des motifs personnels de la soutenir. On mesure le chemin parcouru. Aujourd’hui, mon opinion, c’est moi. Manifester un désaccord, c’est attenter à mon être intime. L’opinion et l’identité tendent à se confondre. D’où cette haine exterminatrice qui envahit l’espace public."

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