Revue de presse / tribune

"Manifeste pour une pensée libre" (collectif, L’Express, 28 nov. 02)

Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Philippe Muray, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet. 29 novembre 2002

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"Nous venons d’apprendre, par un livre de Daniel Lindenberg, très opportunément intitulé Le Rappel à l’ordre et publié sous les auspices de Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, que nous sommes tous de fieffés réactionnaires - y a-t-il d’ailleurs des réactionnaires qui ne soient pas fieffés ? - et que, charge supplémentaire, nous avons comploté pour préparer la catastrophe du 21 avril, c’est-à-dire la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour.

Cette dénonciation ignominieuse, menée avec des moyens qui rappellent les plus beaux jours du stalinisme, s’est accompagnée d’une surprise : nous retrouver ainsi réunis par le même acte d’accusation. Nous nous pensions en effet différents, par nos approches, nos conclusions, et, entre nous, les débats, contradictions, polémiques et oppositions ne manquent pas.

Nous l’avouons cependant, nous avons bien un point commun, qui nous distingue radicalement des méthodes du "rappeleur à l’ordre" : nous sommes démocrates et, comme nous aimons et respectons la démocratie, nous savons qu’elle ne cesse de s’alimenter de sa critique, qui est au coeur de son fonctionnement. La démocratie vit de sa propre remise en question, c’est d’ailleurs le critère décisif qui la différencie du totalitarisme. Nous chérissons aussi assez l’individualisme pour ne pas le concevoir comme la célébration d’une collection de clones au garde-à-vous.

Mais, si nous sommes ainsi "rappelés à l’ordre", c’est parce que nous lie un autre complot, insupportable aux idéologues : contrairement à eux, nous voulons discuter à partir de la réalité. Et discuter de la réalité. Car Le Rappel à l’ordre innove : il s’en prend aux détracteurs de l’état des choses, et non à ses partisans !

Son titre est un programme : il rappelle à l’ordre les geignards, les grincheux, les mécontents, les inquiets. Tous ceux à qui l’on n’a pas su faire aimer l’an 2000 et qui souffrent du monde tel qu’il va. Dénonçant un nouvel axe du mal, c’est le conformisme qui, cette fois-ci, fait le procès de l’anticonformisme pour exorciser la réflexion et les débats qui s’imposent.

Oui, nous pensons qu’il faut analyser et discuter les insatisfactions ressenties par beaucoup de Français, qui n’ont que le suffrage universel pour les exprimer.

Oui, nous nous inquiétons de l’indifférence croissante des élites abandonnant le peuple à son sort - insécurité publique et sociale - pour mieux condamner les formes que prend son désarroi.

Oui, nous pensons que la promotion soixante-huitarde de la jeunesse au rang de valeur suprême est un mauvais service à lui rendre.

Oui, nous refusons de voir l’école de la République abandonner les plus démunis et les enfermer dans leur condition en abjurant la culture générale et les savoirs.

Oui, nous déplorons la dépolitisation des hommes encouragée par un discours des droits de l’homme enchanté de lui-même, sourd à toute idée de dette, d’obligation et de responsabilité pour le monde et qui évite de penser la géopolitique et les rapports sociaux.

Oui, nous pensons que l’abandon progressif du modèle français d’intégration, fait d’exigences et de générosité, est une erreur dont les populations issues de l’immigration sont les premières victimes.

Oui, nous redoutons, face à certaines prétentions islamiques, la naïveté de ceux qui dénoncent par ailleurs le retour de l’ordre moral derrière toutes interrogations sur l’omniprésence de la pornographie, tout en traitant d’ "islamophobe" ceux qui critiquent la misogynie de l’intégrisme religieux musulman.

Oui, nous craignons l’abandon des principes de la laïcité, dépréciés parce que leurs bienfaits pacificateurs ont fini par paraître évidents.

Oui, nous osons parler d’antisémitisme ou de judéophobie quand des synagogues flambent dans le silence.

Mais, pour certains, la vérité semble insupportable. C’est pourquoi ils s’efforcent d’abord de la nier, comme l’a reconnu récemment le médiateur du Monde : "Pendant des années, Le Monde a donné l’impression de cacher une partie de la réalité pour ne pas alimenter le racisme." Et puis, quand la réalité ne peut vraiment plus être niée, on passe au plan B : on la décrète "réactionnaire" et, avec elle, ceux qui s’en préoccupent.

L’effet de sidération du 21 avril, loin de les inciter à ouvrir les yeux, pousse donc une fois de plus les propagandistes du "Tout va bien" désavoués par le suffrage universel à un vieux réflexe : dénoncer les messagers de l’inquiétude.

Cette chasse aux sorcières substitue la vaine agitation dénonciatrice à la difficile réflexion sur les fondements et les finalités de l’action politique dans le monde d’aujourd’hui. Attitude typique du refus de penser dont on a déjà vu les effets chez les hommes politiques.

Ceux qui pensent que l’état présent de la démocratie mérite un débat peuvent avoir des vues d’avenir très différentes. Certains peuvent penser que la démocratie doit être bornée par la considération de réalités anthropologiques intransgressibles. D’autres qu’elle a besoin d’un idéal positif, d’un horizon historique nouveau. Ou la croire vouée à un éternel questionnement. Mais ils trouveraient tous absurde que, tout en se réclamant d’elle, l’on préconise un sommeil dogmatique qui lui serait fatal.

Le retour tonitruant de la catégorie de "réac" signifie que la parenthèse antitotalitaire se ferme. Croyant pouvoir faire l’économie d’une analyse de l’échec de Lionel Jospin, des militants de la bien-pensance satisfaite veulent militariser la vie de l’esprit et retrouver la chaude médiocrité de l’antifascisme stalinien et de ses mensonges.

Après la guerre, rappelle François Furet dans Le Passé d’une illusion, "les communistes n’ont cessé de militer sous ce drapeau, de préférence à tout autre. Ils n’ont jamais voulu d’autre territoire à leur action que cet espace à deux dimensions ou plutôt à deux pôles, dont l’un est figuré par les "fascistes", l’autre par eux-mêmes."

Le communisme est mort. Mais à peine a-t-on eu le temps de prendre acte de cette disparition que de nouveaux terribles simplificateurs prennent la relève et déboulent, revolver au poing, dans la vie intellectuelle pour nous marquer au fer rouge du "Ni droite ni gauche" des années 1930, c’est-à-dire, pour être clair, du fascisme français. Cette tentative de fascisation de l’inquiétude et de la pensée libre est dérisoire et monstrueuse. Nous nous honorons d’en être la cible.

Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Philippe Muray, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet."

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